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Nouvelle ère du fascisme et société sans avenir

À propos du livre La démocratie dévore ses enfants. Remarques sur le nouveau radicalisme de droite, de Robert Kurz

Maurilio Botelho

*

Dans un livre paru en 1993, Robert Kurz avertissait : le radicalisme de droite est le fils légitime de la démocratie. Mais le radicalisme qui se renforce aujourd’hui est différent de celui qui existait durant l’entre-deux-guerres : réactionnaire et rétrograde, il est déjà un phénomène de la crise structurelle du capitalisme.

 

Paru en 1993 sous la forme d’un long article, La démocratie dévore ses enfants anticipe à bien des égards le débat actuel sur le radicalisme de droite et la « mort de la démocratie ». La persistance du débat est un symptôme significatif. Si l’on affirme de toutes parts que « les institutions démocratiques fonctionnent », pourquoi le fascisme revient-il à l’ordre du jour dans les médias, dans les discussions intellectuelles et dans les manifestations de rue ?

Une réponse immédiate consiste à considérer le fascisme comme une idéologie autoritaire toujours à l’affût, une menace pour la société qui se manifeste chaque fois que les tensions et les fragilités sociales sont exacerbées. Les libéraux ont tendance à évaluer le fascisme comme un risque qui se manifeste lorsque la vigilance démocratique se relâche ‒ les petites règles d’Umberto Eco pour identifier les comportements fascistes offrent ainsi un protocole pour « tirer la sonnette d’alarme »[1]. La faiblesse de ces interprétations est qu’elles fixent le fascisme comme une impulsion antisociale générale dépourvue de contenu historique, quelque chose de totalement extérieur aux institutions et faisant souvent partie d’une nature humaine instinctive et violente.

Si « la démocratie a mûri », demandons-nous à la suite de Kurz, comment expliquer que trois décennies de « démocratisation » au Brésil aient conduit l’extrême droite au pouvoir ; pourquoi l’Europe de l’Est, après trois décennies de « choc démocratique », s’oriente aujourd’hui vers le radicalisme de droite ? Tout cela peut peut-être être imputé au déficit démocratique de ces pays. Mais comment expliquer alors la montée de l’extrême droite dans les institutions parlementaires françaises et anglaises, la prolifération des groupes néo-nazis en Allemagne et le fait que la nation la plus démocratique du monde ait porté au pouvoir un fils du Ku Klux Klan qui traite les suprémacistes blancs comme des « gens bien » ?

Une autre ligne d’interprétation aborde le fascisme non pas comme quelque chose d’extérieur, mais comme une partie intégrante de la société capitaliste. Pour Adorno et Horkheimer, dans la Dialectique de la raison, le fascisme est l’autre face de la rationalité moderne, en tant que force inséparable d’une société qui utilise des moyens techniques avancés mais reste inconsciente des déterminations fondamentales de la « gigantesque machinerie économique qui ne laisse de répit à personne ». Ce mécanisme transforme la domination en adhésion inconsciente de tous. La comparaison entre le Troisième Reich et Hollywood n’est pas seulement une stratégie polémique, mais le résultat d’une réflexion sur la technique transformée en autoconservation individuelle dans une société de masse : sous la forme individualisée ou du « peuple » (Volk), la tendance est à l’identification générale avec les « puissances monstrueuses » inaugurées par la production de masse, qui culmine dans l’industrialisation de la mort dans les camps d’extermination.

Ce qui a été gagné dans le cadrage social ‒ selon les mots célèbres de Horkheimer, « celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit aussi se taire sur le fascisme »[2] ‒ a été perdu dans l’historicité du phénomène fasciste. L’approche de l’« École de Francfort » a également interprété le fascisme comme une menace toujours latente, même si elle a identifié les liens intimes de la massification promue par le marché et la production culturelle industrialisée avec le totalitarisme.

Cette indétermination historique est le point de départ de Robert Kurz pour discuter de la relation entre le fascisme et le capitalisme. Dans son analyse, le fascisme historique apparaît comme un processus de gestation de la démocratie. L’opposition entre fascisme et démocratie est erronée parce qu’elle saisit des moments ou des étapes distinctes du même processus historique, en maniant des catégories abstraites (démocratie, dictature, liberté) sans leur cadre temporel respectif. Le fascisme était un phénomène typique de la modernisation capitaliste dans des pays retardataires comme l’Italie et l’Allemagne, très différents des nations où les verrous des sociétés agraires avaient déjà été surmontés (France, Angleterre) ou n’avaient jamais existé (États-Unis). Ces derniers étaient en avance dans le processus de construction de l’universalité du marché mondial au moyen d’institutions politiques qui conduisaient progressivement à la forme libre et individuelle du citoyen et du consommateur ; Mais là où le développement industriel allait à l’encontre des héritages étatistes, une force violente et destructrice était nécessaire pour libérer les pouvoirs institutionnels de la démocratie de marché. Pour Kurz, c’est là le lien intime entre le fascisme et la démocratie : la violence et la terreur du fascisme et du national-socialisme ont été les douleurs de la naissance de la démocratie dans des nations qui étaient jusqu’alors à la traîne sur le marché mondial, mais qui étaient déjà en concurrence directe avec les puissances capitalistes de l’industrialisation classique. « De ce point de vue historico-génétique, le national-socialisme apparaît comme un moment spécifique dans le processus de formation de la démocratie moderne d’économie de marché, comme l’un de ses stades préliminaires et de mise en œuvre ; et la crise de l’époque (guerres mondiales et crise économique mondiale) comme la plus grande de ses crises de mise en œuvre » (p. 45).

Il est clair que cette formulation blesse l’oreille sensible des démocrates savants, qui ne peuvent admettre que leur forme idéale et la plus avancée de coexistence politique s’est développée à travers le fascisme historique, qui a servi d’instrument d’imposition de la « socialisation par la valeur », c’est-à-dire des formes de la marchandise, de l’argent et du capital. Mais la formulation de Kurz a encore un autre angle qui la rend extrêmement actuelle pour expliquer la montée de l’extrême droite au sein des démocraties occidentales : le nouveau radicalisme de droite n’a plus rien à voir avec le fascisme dans sa manifestation historique de l’entre-deux-guerres, si ce n’est en termes symboliques et idéologiques secondaires ; c’est un phénomène non plus de progression mais de dissolution de la démocratie de marché. En tant que moment spécifique d’un continuum qui a aplani le terrain pour le développement de la démocratie dans les pays en retard de modernisation, le fascisme et le national-socialisme ne peuvent se répéter historiquement : « la machine meurtrière nazie semblait hypermoderne et en avance sur son temps » (p. 39). En revanche, l’irruption massive de gangs d’extrême droite enragés, de skinheads, de milices, de suprémacistes blancs et de néonazis sont des phénomènes propres à l’effondrement de l’économie capitaliste à partir des années 1970 et qui ont d’abord touché les pays de la périphérie ou de la semi-périphérie. L’explosion de l’extrémisme de droite au centre du capitalisme correspond donc à l’approfondissement de la crise structurelle du capitalisme. Cet argument, Kurz l’avait déjà exposé dans L’Effondrement de la modernisation (1991)[3], où il soulignait que l’effondrement du socialisme d’État n’était que le début de la crise générale du système capitaliste. Le ton polémique demeure : « le nerf de la conscience démocratique est touché » lorsque Kurz affirme que le nouveau radicalisme de droite est l’enfant légitime de la démocratie de marché, et non une excroissance. C’est pourquoi « à la fin du processus de modernisation, chaque démocratie engendre, par une loi logique, le nouveau radicalisme de droite dans une variation quelconque, comme réaction immanente » (p. 34).

Tous les groupes et expressions « néo-fascistes » ne sont que des symptômes de l’effondrement du marché mondial qui a poussé la production technologique à son paroxysme et qui expulse progressivement la force de travail, en exacerbant les tensions sociales, en propageant les ressentiments ethniques et nationaux et en provoquant des guerres civiles généralisées dans les rues. Nous ne pouvions pas attendre autre chose d’individus qui ont intériorisé les contraintes de la rentabilité capitaliste, qui sentent et entendent de tous côtés les appels à la concurrence. Le citoyen qui s’accroche à la défense démocratique des libertés économiques doit désormais vivre avec son frère « néo-fasciste » qui veut s’imposer dans le même champ concurrentiel en utilisant toutes les armes possibles, y compris les armes à feu.

La différence de ces hordes miliciennes et mafieuses par rapport au fascisme historique, selon Kurz, est qu’elles n’ont plus la capacité de former un projet social et politique global, puisque la démocratie de marché a elle aussi rempli son rôle historique et que l’individualisation a été poussée à l’extrême. Le nouveau radicalisme de droite ne manque pas de montrer sa vérité historique en brandissant des drapeaux monarchistes, des bannières avec des symboles croisés ou des croix gammées : son penchant est régressif et témoigne que nous vivons dans une société sans avenir.

Maurilio Botelho

Original : A nova fase do fascismo e uma sociedade sem futuro - Controversia

Robert Kurz, Die Demokratie frisst ihre Kinder. Bemerkungen zum neuen Rechtsradikalismus (1993) (Traduction française à paraître aux éditions Crise & Critique, 2024). 

 

[1] Umberto Eco, Reconnaître le fascisme, Paris, Grasset, 2017.

[2] Max Horkheimer, « Pourquoi le fascisme ? » (1939), Esprit, n°17 (5), mai 1978.

[3] Robert Kurz, L’Effondrement de la modernisation. De l’écroulement du socialisme de caserne à la crise du marché mondial (1991), Albi, Crise & Critique, 2021.

Tag(s) : #Chroniques de la crise au quotidien
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