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Internationalisme et anti-impérialisme aujourd'hui

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Moishe Postone

Dans le contexte des attentats du 11 septembre 2001 et des guerres d'Afghanistan et d'Irak, ce texte paru en 2006 de l'historien et théoricien Moishe Postone (1942-2018) les déplacements politiques et historiques de l’anti-impérialisme depuis la Guerre froide et propose « de restaurer et de reformuler un internationalisme qui se passe de dualismes ». Il est publié initialement en allemand dans Klassen und Kämpfe (Unrast Verlag, 2006).

L’attaque du 11 septembre 2001 et les guerres menées par les États-Unis contre l’Afghanistan et l’Irak ont brusquement rendu visibles des mondes entiers, des évolutions structurelles historiques qui se développaient depuis des décennies sous la surface, presque sans que l’on s’en aperçoive ‒ du moins pour la plupart des gens aux États-Unis et en Europe de l’Ouest. Aussi complexes qu’aient été les décalages historiques révélés par ces explosions destructrices, la plupart des réponses apportées se sont avérées insuffisantes.      

Les déplacements historiques auxquels je me réfère agissent à des niveaux différents, mais sont néanmoins liés entre eux. La phase dans laquelle nous nous trouvons encore aujourd’hui, initiée selon moi au début des années 1970, a entraîné de profonds changements structurels de l’ordre mondial. Ce dernier a évolué d’un modèle « fordiste-keynésien » centré sur l’État à un modèle mondial néolibéral. Ces changements dans la vie sociale, économique, politique et culturelle ont été de la même ampleur que le passage du capitalisme libéral aux formes interventionnistes étatiques bureaucratiques au xxe siècle. De tels modèles historiques globaux montrent que la portée de la contingence et de la capacité d’action est en principe limitée. Selon moi, ces modèles sont en fin de compte enracinés dans la dynamique du capital. Au cours des trente dernières années, cette dynamique a entraîné des changements fondamentaux, tant dans les pays capitalistes occidentaux que dans les pays communistes, ce qui a conduit à l’effondrement de l’Union soviétique et du communisme européen. L’un des résultats de ce processus a été la fin de la Guerre froide.

Deux évolutions ont caractérisé le monde de l’après-Guerre froide : le renforcement de la domination abstraite du capital mondial d’une part et l’établissement d’une nouvelle structure de pouvoir internationale d’autre part. Cette nouvelle situation historique a créé de nouvelles possibilités, de nouveaux dangers et de nouvelles formes d’erreurs d’interprétation politico-économiques. Elle a ouvert la possibilité de voir réapparaître un internationalisme qui serait critique au sens global et universel du terme ‒ une critique internationale de l’époque capitaliste qui renverrait à la possibilité historique d’une vie au-delà du capitalisme. Un tel internationalisme devrait être strictement séparé des formes d’« internationalisme » qui, par essence dualistes, ont caractérisé la longue période de la Guerre froide. Elles étaient déjà nationalistes dans leur forme et intervertissaient les catégories du temps et de l’espace. La critique d’un « camp » servait à légitimer l’autre, au lieu de considérer les deux « camps » comme des parties d’un ensemble plus vaste et d’en faire l’objet d’une critique historique. Toutefois, le début du xxie siècle ne se caractérise pas jusqu’à présent par l’émergence d’un internationalisme qui refléterait de manière critique la fin de la Guerre froide. Au contraire, les anciennes formes d’internationalisme liées à cette dernière revivent.

Le présent essai propose une réflexion critique sur la résurgence de ces formes dualistes d’internationalisme. Ainsi, de nombreux mouvements anti-hégémoniques se retrouvent dans une impasse. Cela s’exprime dans les réactions de beaucoup d’acteurs de la gauche aux États-Unis et en Europe aux attentats suicides du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center ou encore dans l’orientation des manifestations de masse contre la guerre en Irak. La nature dévastatrice de la guerre et, plus généralement, de l’administration Bush, ne doit pas faire oublier que, dans les deux cas, les progressistes ont été confrontés à une situation qu’ils auraient dû comprendre comme un dilemme : un conflit entre, d’un côté, une puissance impérialiste mondiale agressive et, de l’autre, un mouvement anti-mondialisation profondément réactionnaire, Al-Qaïda, ou un régime fasciste brutal, celui de Saddam Hussein. Et pourtant, il n’y a guère eu de tentatives de problématiser ce dilemme et d’analyser cette constellation de manière à formuler une critique à visée émancipatrice, ce qui semble être devenu extrêmement difficile dans le monde d’aujourd’hui. Pour cela, il aurait fallu développer un internationalisme en rupture avec le dualisme de la Guerre froide, un dualisme qui a trop souvent légitimé comme « anti-impérialistes » des États qui n’étaient pas plus émancipateurs que de nombreux régimes autoritaires et répressifs soutenus par le gouvernement américain.

Mais au lieu d’une rupture avec de telles conceptions, nous observons le retour de modèles et d’attitudes politiques inadéquats et anachroniques, une répétition historique absurde qui masque les changements historiques fondamentaux évoqués plus haut. Et cela s’applique aussi bien aux défenseurs qu’aux adversaires de la politique américaine. Ceux qui vivent aux États-Unis ne connaissent que trop bien l’affirmation selon laquelle l’Amérique serait le havre de la liberté et de la démocratie. Critiquer les États-Unis, voire s’y opposer, ne peut donc que signifier le rejet de leurs valeurs culturelles et politiques positives. Quiconque connaît la politique étrangère américaine et les groupes et régimes que les États-Unis soutiennent en Asie du Sud-Est, en Amérique centrale et du Sud, au Moyen-Orient ou ailleurs dans le monde sait à quel point une telle interprétation est biaisée et trompeuse, en particulier si l’on prend en compte, outre le soutien direct des États-Unis à des régimes répressifs et corrompus, la politique économique et environnementale mondiale des États-Unis. Mais aussi déformé que soit le manichéisme pro-américain, il ne justifie en aucun cas la position opposée largement répandue, qui constitue essentiellement son reflet négatif : un manichéisme anti-américain qui considère la politique des États-Unis comme la source de tous les problèmes du monde et qui projette ses propres conceptions critiques sur les adversaires des États-Unis.

Au cœur de ce néo-anti-impérialisme se trouve une compréhension fétichisée du développement mondial ‒ c’est-à-dire une compréhension concrétiste de processus historiques abstraits traduits dans les concepts de l’action politique. La domination globale abstraite du capital[1] est fétichisée en tant que  domination des États-Unis ou (dans certaines variantes)  des États-Unis et d’Israël. Certes, le caractère impérialiste dévastateur de l’administration Bush a contribué à cette assimilation. Mais l’ironie réside dans le fait qu’elle constitue, à bien des égards, une résurgence d’une vision du monde dans laquelle la Grande-Bretagne et les Juifs occupaient, il y a cent ans, les positions de sujets attribuées aujourd’hui aux États-Unis et à Israël. La ressemblance malheureuse entre une critique actuelle, se voulant de gauche, et une vieille critique de droite de l’hégémonie indique que toutes deux partagent une compréhension fétichisée du monde. Cela fait craindre qu’une telle compréhension ait des conséquences extrêmement négatives pour la formation, aujourd’hui nécessaire, d’une politique anti-hégémonique appropriée.

Cette résurgence du manichéisme est en contradiction avec d’autres formes de mouvement critiques de la mondialisation, à l’image de celui contre les sweatshop (ateliers de misère)[2] qui s’est développé au cours de la décennie précédente. Celui-ci se concentre sur les conditions de vie et de travail misérables d’une nouvelle classe ouvrière mondiale et critique tous les cadres politiques et économiques ainsi que les organisations politiques qui soutiennent de telles conditions. Une telle critique ne sert pas d’idéologie de légitimation à des États et à des groupements politiques quasi-étatiques. En revanche, le néo-anti-impérialisme représente une forme d’opposition qui peut servir d’idéologie de légitimation et qui l’a effectivement déjà fait.

En outre, la récente résurgence de l’anti-impérialisme s’est accompagnée d’une nouvelle confusion profonde quant à la violence politique, qui avait déjà hanté la Nouvelle gauche[3] en son temps. Je voudrais développer ce point en me penchant d’abord brièvement sur la manière dont de nombreux libéraux et progressistes ont réagi à l’attaque du 11 septembre. Nombreux sont ceux qui ont fait valoir que cet acte, aussi horrible soit-il, devait être compris comme une réaction à la politique américaine, notamment au Moyen-Orient. Il est sans aucun doute juste d’appréhender la violence terroriste de manière politique (et pas simplement comme un acte irrationnel), mais la compréhension de la politique de la violence exprimée dans ces prises de position se montre totalement insuffisante. En effet, la violence se voit considérée comme une réaction des humiliés et des opprimés et non comme une action. Bien que la violence elle-même ne soit pas nécessairement affirmée, la politique de la violence impliquée n’est guère remise en question. Au contraire, celle-ci est simplement expliquée comme une réaction et ainsi implicitement justifiée, du moins en partie. Dans ce schéma, il n’y a plus qu’un seul acteur dans le monde : les États-Unis.

Ce raisonnement se focalise sur la souffrance de ceux qui commettent de tels actes, sans s’intéresser au cadre politique dans lequel cette souffrance s’exprime. Selon ces grilles de lectures, ces actes sont appréhendés comme une expression regrettable de la violence. Un tel raisonnement ne remet pas en question la vision du monde qui motive cette violence, ni n’analyse de manière critique le type de politique qui s’exprime dans la violence ciblant les civils. De tels modèles argumentatifs ne peuvent guère être qualifiés de politiques, ils tendent plutôt vers l’apologétique. Ils ne permettent pas de comprendre les calculs politico-stratégiques et ignorent le problème de l’idéologie.

C’est par exemple une grave erreur d’interpréter de manière réductrice la souffrance ressentie sous-tendant un mouvement comme Al-Qaïda comme une réaction immédiate aux politiques américaine et israélienne, comme l’ont fait de nombreux acteurs de la gauche américaine après le 11 septembre. Ce faisant, on ignore largement d’autres aspects du nouveau djihadisme. Lorsque, par exemple, Oussama Ben Laden fait référence aux défaites subies par les musulmans il y a 80 ans, il ne se réfère pas à la création d’Israël mais à l’abolition du califat et donc à la prétendue unification du monde musulman par Kemal Atatürk en 1924 ‒ donc à un événement historique qui s’est produit bien avant que les États-Unis ne jouent un rôle au Moyen-Orient et bien avant la création d’Israël. Il est intéressant de noter que la vision exprimée par Oussama Ben Laden n’est pas locale, mais plutôt mondiale. Cette vision globale est une caractéristique marquante du nouveau djihadisme, et ce à deux égards : d’une part, en ce qui concerne les différentes luttes qu’il soutient et qui sont ainsi fondues en une seule, et d’autre part, en ce qui concerne l’idéologie qui anime le djihadisme. L’antisémitisme joue un rôle important dans le caractère global de cette idéologie.

Lorsque l’on aborde les questions de mondialisation et d’anti-mondialisation, il est essentiel de thématiser l’antisémitisme, même si cela peut donner lieu à des malentendus du fait de la large utilisation par les gouvernements israéliens de l’accusation d’antisémitisme comme idéologie de légitimation visant à discréditer toute critique sérieuse de la politique israélienne. Il est bien sûr possible de formuler une critique fondamentale de la politique israélienne qui ne soit pas antisémite, et de telles critiques ont été formulées. Toutefois, les analyses critiques ne devraient pas ignorer l’existence actuelle d’un antisémitisme répandu et virulent dans le monde arabo-musulman. En outre, comme je vais tenter de le démontrer, l’antisémitisme constitue un problème absolument crucial pour la gauche.

Après le 11 septembre, il est apparu clairement à quel point les motifs antisémites sont présents dans le monde arabe. Cela s’exprime dans l’adhésion largement partagée à la thèse selon laquelle seuls les Juifs auraient pu organiser les attaques contre le World Trade Center ou encore dans la circulation généralisée des Protocoles des Sages de Sion, ce fameux faux tsariste prétendant révéler le complot juif mondial, diffusé par les nazis et Henry Ford dans la première moitié du xxe siècle.

Cette évolution doit être prise au sérieux. Elle ne doit pas être considérée comme l’expression exagérée d’une réaction par ailleurs compréhensible à la politique israélienne et/ou américaine, ni être ignorée par crainte qu’une focalisation sur l’antisémitisme ne serve qu’à soutenir l’occupation israélienne du territoire palestinien. Pour comprendre sa signification politique, il faut toutefois comprendre l’antisémitisme moderne. Cette forme de discours essentialisant se distingue d’autres formes essentialisantes comme le racisme par son orientation populiste, prétendument anti-hégémonique et critique de la mondialisation. Alors que la pensée raciste attribue à l’Autre une puissance physique ou sexuelle concrète, l’antisémitisme moderne attribue aux Juifs un énorme pouvoir abstrait, universel, global et intangible. Au cœur de l’antisémitisme moderne se trouve l’idée d’une conspiration juive mondiale extrêmement puissante. J’ai expliqué ailleurs que la vision antisémite moderne du monde conçoit la domination abstraite du capital ‒ qui soumet les sujets aux contraintes de puissances mystérieuses et impénétrables ‒ comme une domination du judaïsme international[4].

De cette manière, l’antisémitisme peut apparaître comme anti-hégémonique, et c’est pourquoi August Bebel l’a qualifié, il y a cent ans, de « socialisme des imbéciles ». Au vu de l’évolution ultérieure, il aurait également pu être qualifié d’« anti-impérialisme des imbéciles ». En tant que forme fétichisée de la conscience oppositionnelle, l’antisémitisme s’avère particulièrement dangereux, car il apparaît comme anti-hégémonique et comme l’expression de la résistance des petites gens contre une forme de domination globale intangible.

Je propose d’appréhender la nouvelle vague d’antisémitisme dans le monde arabe comme une telle forme fétichisée et fondamentalement réactionnaire d’anticapitalisme. Considérer la montée de l’antisémitisme comme une simple réaction aux États-Unis et à Israël constitue une grave erreur. Une telle réduction empiriciste serait comparable au fait d’expliquer l’antisémitisme des nazis comme une simple réaction au traité de Versailles. Les politiques américaine et israélienne ont sans aucun doute contribué à la nouvelle vague d’antisémitisme, mais l’idéologie attribue à ces pays des positions de sujet qui dépassent de loin leur rôle empirique. Ces positions de sujet doivent également être considérées et comprises en tenant compte des transformations historiques fondamentales survenues depuis le début des années 1970 qui sont liées à la transition mondiale du fordisme au post-fordisme.

Un aspect important de cette transition est l’importance croissante des réseaux et des flux économiques supranationaux, qui s’est accompagnée d’une incapacité croissante des structures des États nationaux à gérer avec succès les processus économiques. Cela a conduit au déclin de l’État-providence keynésien et à l’effondrement des partis-États bureaucratiques à l’Est. Ce mouvement s’est accompagné d’une différenciation verticale croissante entre les riches et les pauvres, tant au sein de tous les pays qu’entre les pays et les régions.

Le déclin du fordisme a marqué la fin de la phase de développement national dirigé par l’État, tant dans le modèle communiste que dans le modèle social-démocrate, ainsi que dans le modèle de développement dirigiste du tiers-monde. Non seulement de nombreux États se sont retrouvés dans d’énormes difficultés, mais des problèmes théoriques sont également apparus pour ceux qui avaient conçu l’État comme un acteur de changement et de développement positifs.

Les conséquences de l’effondrement de la synthèse fordiste des années 1950 diffèrent selon les régions du monde. Le succès relatif des pays asiatiques, qui surfent sur la vague de la mondialisation post-fordiste, est bien connu, tout comme le déclin catastrophique de l’Afrique subsaharienne.  En revanche, le déclin abrupt du monde arabe, révélé récemment par le Rapport arabe sur le développement humain 2002 demeure moins connu[5]. Selon ce dernier, le revenu par habitant au sein du monde arabe a chuté au cours des 20 dernières années à un niveau à peine supérieur à celui de l’Afrique subsaharienne.

Je pense que le cadre général du déclin relatif des pays arabes est à situer dans la réorganisation historique fondamentale des trois dernières décennies. Les structures étatiques autoritaires associées au nationalisme arabe d’après-guerre se sont révélées incapables de s’adapter aux changements mondiaux, quelle qu’en soit la raison. On pourrait dire que ces changements ont affaibli et miné le nationalisme arabe encore plus que la défaite militaire contre Israël lors de la guerre des Six Jours de 1967. De tels processus historiques abstraits peuvent sembler mystérieux dans la vie quotidienne. Les acteurs locaux ne peuvent pas les influencer et se sentent donc impuissants.

Les mouvements sociaux et politiques progressistes contre le statu quo au Moyen-Orient ont toujours été faibles ou, comme dans le cas de l’Irak ou du Soudan, violemment réprimés. Au Moyen-Orient, le déclin du nationalisme arabe et des régimes ‒ pour la plupart ‒ monarchistes traditionnels qui avaient tous deux réprimé les oppositions progressistes, a créé un vide (la caractérisation des régimes autoritaires du Moyen-Orient comme « progressistes » dans le cadre référentiel de la Guerre froide, ou du moins l’absence d’analyse critique consistante à leur égard, se surajouta à l’oppression exercée par ces régimes contre les mouvements progressistes de cette région). Ce vide a été comblé par les mouvements islamistes qui prétendent expliquer le déclin apparemment mystérieux du monde arabophone et musulman, celui-ci ayant engendré un sentiment tangible de désillusion et de désespoir politique.

Cette vision idéologique et réactionnaire de la crise de toute une région est renforcée par le fait que les régimes arabes fonctionnalisent depuis des décennies la lutte palestinienne pour l’autodétermination comme un paratonnerre pour détourner la colère et le mécontentement généralisés de leur propre population (encore une fois, afin d’éviter tout malentendu inutile : constater une fonctionnalisation de la lutte palestinienne ne signifie pas la discréditer en soi). Avec le déclin du monde arabe, la tendance à attribuer les malheurs des masses arabes et, dans une mesure croissante, des classes moyennes éduquées, à l’action de puissances étrangères malveillantes, s’est en tout cas fortement accrue. Le cadre idéologique mobilisé pour expliquer cette chute a été formulé par des penseurs comme l’idéologue des Frères musulmans égyptiens, Saïd Qutb, qui rejetait la modernité capitaliste et la considérait comme une conspiration des Juifs (Sigmund Freud, Karl Marx et Émile Durkheim) visant à détruire les sociétés « saines » et « authentiques ». Au sein de sa vision antisémite du monde, Israël ne représente que la tête de pont d’une conspiration mondiale puissante et néfaste. Ce type d’idéologie a été soutenu et encouragé par la propagande nazie au Moyen-Orient dans les années 1930 et 1940. Elle a été fortement relancée par l’idéologie soviétique de la Guerre froide après la guerre des Six Jours de 1967, qui a enrichi la critique d’Israël de motifs antisémites et contribué à la diffusion d’une variante de l’antisionisme, caractérisée par une haine à sens unique et le leitmotiv antisémite d’une domination mondiale de nature conspiratrice, qui s’est fortement répandue au Moyen-Orient et dans certaines parties de la gauche ‒ en particulier en Europe ‒ au cours des trois dernières décennies.

Quoi qu’il en soit, l’importance et la portée de la vision du monde antisémite se sont largement renforcées au cours des dernières décennies au Proche-Orient. Selon moi, il faut comprendre ce processus dans les termes d’une propagation d’une idéologie prétendument anti-hégémonique face aux conséquences négatives et destructrices de forces historiques apparemment mystérieuses. En d’autres termes, je propose de comprendre la propagation de l’antisémitisme et des formes antisémites apparentées de l’islamisme, à l’image de celles présentes chez les Frères musulmans égyptiens et leur branche palestinienne, le Hamas, comme la diffusion d’une idéologie anticapitaliste fétichisée, qui prétend donner un sens à un monde perçu comme menaçant. Même si cette idéologie a été attisée et aggravée par Israël ou la politique israélienne, sa caisse de résonance réside dans le déclin relatif du monde arabe sur fond d’une transition structurelle profonde du fordisme au capitalisme mondial néolibéral. Le résultat est un mouvement populiste anti-hégémonique profondément réactionnaire et dangereux, notamment pour tout espoir de politique progressiste au Moyen-Orient. Cependant, au lieu d’analyser cette forme de résistance réactionnaire dans le but de soutenir des formes de résistance plus progressistes, la gauche occidentale l’a soit ignorée, soit rationalisée comme une réaction regrettable mais compréhensible à la politique israélienne et aux États-Unis. Cette manifestation d’un refus de voir s’apparente à la tendance à concevoir l’abstrait (la domination du capital) dans les termes du concret (l’hégémonie américaine). J’affirme que cette tendance constitue l’expression d’une impuissance profonde et fondamentale, tant conceptuelle que politique.

J’aimerais développer ce point en réfléchissant aux mobilisations anti-guerre massives dans de nombreuses régions du monde contre la guerre américaine en Irak. À première vue, les mobilisations anti-guerre actuelles semblent relever d’une résurgence du grand mouvement anti-guerre des années 1960. Mais, selon ma thèse, les différences entre les deux sont fondamentales. L’examen de ces différences permet de comprendre l’impasse dans laquelle se trouve actuellement la gauche.      

Les mouvements anti-guerre des années 1960 ont souvent été menés par des personnes pour qui l’opposition à la guerre américaine au Vietnam était indissociable d’une lutte plus large pour un changement politique et social progressiste. Il en va de même pour les mouvements qui s’opposaient à la politique américaine à l’égard du régime cubain, du gouvernement socialiste au Chili, des Sandinistes au Nicaragua et de l’ANC en Afrique du Sud. Dans tous ces cas, les États-Unis étaient considérés comme une force conservatrice qui s’opposait à de tels changements. L’engagement américain contre les mouvements de libération nationale était critiqué avec autant de véhémence précisément parce que ces mobilisations étaient perçues comme fondamentalement positives (il y avait bien sûr de grandes différences entre les positions défendant les mouvements de libération nationale comme des forces de changement progressistes. D’un côté, certains voyaient ces mouvements d’un bon œil parce qu’ils les considéraient comme le fer de lance de l’expansion du « camp socialiste » et donc comme participant à la Guerre froide. De l’autre, ces mouvements paraissaient importants dans la mesure où les mobilisations de libération autochtones sapaient la bipolarité de la Guerre froide, leur rapport positif à l’Union soviétique étant considéré comme contingent, comme une  réaction à l’attitude hostile des États-Unis. En dépit de ces différences, ces deux positions partageaient néanmoins une évaluation positive de ces mouvements de libération nationale dans un contexte mondial). Indépendamment de la manière dont on interprète aujourd’hui une telle référence positive, les mouvements anti-guerre de la génération précédente se caractérisaient par le fait que, pour beaucoup, l’opposition à la politique américaine était l’expression d’une lutte plus large pour un changement progressiste.      

Si, à première vue, les mobilisations massives actuelles contre la guerre semblent relever de la même logique, un examen plus approfondi révèle qu’elles sont très différentes d’un point de vue politique. Leur opposition aux États-Unis n’est pas placée sous le signe d’une alternative plus progressiste. Au contraire, le régime du Baas en Irak ‒ un régime bien plus répressif et brutal que les régimes chilien et argentin des années 1970 et 1980, par exemple ‒ ne peut en aucun cas être considéré comme progressiste ou du moins potentiellement progressiste. Certes, seuls quelques groupes sectaires comme ANSWER[6] (mais qui ont malheureusement exercé une certaine influence sur le mouvement anti-guerre au sens large) se réfèrent positivement au régime de Saddam Hussein. Pourtant, ce régime n’a jamais fait l’objet d’une analyse ou d’une critique plus poussée de la part de la gauche. Au contraire, son caractère régressif a été largement ignoré dans la formulation des positions anti-guerre. Parce qu’elles ne représentent en aucun cas un mouvement de changement progressiste, les mobilisations anti-guerre actuelles n’ont plus la même signification politique que le mouvement anti-guerre précédent. Ainsi, tout le discours sur le changement politique a été abandonné à la droite politique.      

Cela ne signifie pas que les partisans du changement émancipateur auraient dû soutenir l’administration Bush et sa guerre. Mais les mobilisations de masse actuelles n’ont ni exprimé ou contribué à ce qui aurait été nécessaire dans ce contexte : un mouvement s’opposant à la guerre américaine tout en défendant un changement fondamental en Irak et plus généralement au Moyen-Orient.      

L’une des ironies de la situation actuelle est qu’en adoptant une position anti-impérialiste fétichisée, l’opposition aux États-Unis ne s’adossant plus à un soutien à un changement progressiste, les libéraux et les progressistes ont permis à la droite néoconservatrice américaine de s’approprier, voire de monopoliser, ce qui a traditionnellement été le langage de la gauche : le langage de la démocratie et de la libération. Il est bien sûr évident que le régime Bush ne fera jamais advenir le changement démocratique au Proche-Orient qu’il met en avant dans sa rhétorique. Mais le constat que seule l’administration Bush a abordé ce thème met en lumière l’abandon par la gauche de ce dernier.      

Alors que pour la génération précédente, s’opposer à la politique américaine impliquait encore de soutenir explicitement des luttes de libération considérées comme progressistes, aujourd’hui, s’opposer à la politique américaine est en soi considéré comme anti-hégémonique. Il s’agit là paradoxalement d’un héritage malheureux de la Guerre froide et de la vision dualiste du monde qui l’accompagne. La catégorie spatiale du « camp » a remplacé les catégories temporelles des possibilités historiques et de l’émancipation en tant que négation historique déterminée du capitalisme. Cela n’a pas seulement conduit à un rejet de l’idée du socialisme comme dépassement historique du capitalisme, mais aussi à un déséquilibrage de la compréhension des évolutions internationales.      

En définissant le « camp progressiste » à travers un cadre spatial et largement dualiste, le contenu du terme « progressiste » est devenu de plus en plus arbitraire au niveau international, se transformant en fonction de l’équilibre global des forces. La Guerre froide semble avoir effacé de la mémoire le fait que l’opposition à une puissance impériale n’était pas nécessairement progressiste et qu’il existait aussi des anti-impérialismes fascistes. Cette distinction s’est estompée pendant la Guerre froide, notamment parce que l’Union soviétique a conclu des alliances avec des régimes autoritaires, en particulier au Moyen-Orient, comme les régimes du Baas en Syrie et en Irak, qui n’avaient pas grand-chose en commun avec les mouvements socialistes et communistes. Au contraire, l’un de leurs objectifs était de liquider la gauche dans leurs propres pays. Par la suite, l’anti-américanisme est devenu un code progressiste en soi, bien qu’il y ait toujours eu des formes profondément réactionnaires d’anti-américanisme à côté des formes progressistes.      

Pourquoi tant de gens de gauche ‒ même ceux qui n’avaient pas de rapport positif à l’Union soviétique ‒ ont-ils adopté cette vision dualiste de la Guerre froide et conservé son cadre catégoriel même après la fin de la Guerre froide ? Je voudrais aborder ce problème de manière indirecte, par le biais du thème de la violence politique. Comme je l’ai déjà mentionné, les critiques de la vague de nationalisme qui s’est emparée des États-Unis après le 11 septembre ont toujours souligné l’ampleur de la colère contre les États-Unis, en particulier dans les pays arabes et musulmans. La plupart du temps, cette position générale évite toutefois d’analyser la nature de la politique qui s’est exprimée dans l’attaque du 11 septembre. Il est significatif qu’une telle attaque n’ait pas été menée il y a deux ou trois décennies par des groupes qui avaient toutes les raisons d’être en colère contre les États-Unis, comme les communistes vietnamiens ou la gauche chilienne. Il est important de comprendre l’absence d’une telle attaque, non pas comme un hasard, mais comme l’expression d’un principe politique. Pour ces groupes, une attaque visant en premier lieu des civils demeurait hors de leur horizon politique.      

De plus, la catégorie de la « colère » ne permet pas d’expliquer suffisamment la violence du 11 septembre, car les formes de violence doivent être comprises de manière politique et non apologétique. Un exemple permet d’illustrer ce point : au milieu des années 1980, des pressions politiques internes ont été exercées sur le comité central du Congrès national africain (ANC) afin qu’il lance une campagne de terreur contre les civils blancs sud-africains. Derrière de telles exigences se cachaient à la fois un besoin de vengeance et l’idée que les Sud-Africains blancs n’accepteraient l’abolition de l’apartheid que s’ils souffraient autant que les Sud-Africains noirs. Le comité central de l’ANC a cependant refusé de soutenir de telles revendications, non seulement pour des raisons tactiques, stratégiques ou pragmatiques (par exemple, en ce qui concerne les conséquences d’une telle violence sur la société et le gouvernement de l’après-apartheid), mais aussi pour des raisons politiques de principe. L’argument était que les mouvements émancipateurs ne font jamais de la population civile leur objectif principal.      

Il existe une différence fondamentale entre les mouvements qui ne choisissent pas comme cible une population civile au hasard (comme le Viêt-Minh, le Viêt-Cong et l’ANC) et ceux qui le font (comme l’IRA, Al-Qaïda ou le Hamas). Cette différence n’est pas simplement tactique, elle est hautement politique, car la forme de la violence et la forme de la politique sont en relation l’une avec l’autre. Cela signifie que la nature de la société et de la politique futures sera différente selon que les mouvements sociaux militants feront ou non une distinction entre les objectifs civils et militaires dans leur pratique politique. S’ils ne le font pas, ils ont tendance à mettre l’accent sur l’identité. Cela les rend radicalement nationalistes dans le sens le plus large du terme, car ils travaillent avec une distinction ami/ennemi qui essentialise une population civile en tant qu’ennemie et rend ainsi impossible la possibilité d’une coexistence future. C’est pourquoi les programmes de ces mouvements ne proposent guère d’analyses socio-économiques visant à transformer les structures sociales (à ne pas confondre avec les institutions sociales que ces mouvements mettent en partie à disposition). Dans ces cas, la dialectique de la guerre et de la révolution du xxe siècle se transforme en une subordination de la « révolution » à la guerre. Ce qui m’intéresse ici, cependant, a moins à voir avec de tels mouvements qu’avec les mouvements d’opposition actuels dans les métropoles et leurs difficultés évidentes à faire la distinction entre ces deux formes différentes de « résistance ».      

L’attaque du 11 septembre remet fondamentalement en question les idées sur la violence et la résistance répandues dans une partie de la Nouvelle gauche à la fin des années 1960 et au début des années 1970, tout comme l’invasion soviétique de Prague en août 1968 et finalement l’effondrement des États communistes européens en 1989-1991 ont remis en question le léninisme en tant que discours hégémonique et ont marqué la fin d’une phase historique commencée en 1917.      

Un regard rétrospectif sur la fin des années 1960 et le début des années 1970 permet d’identifier un changement d’orientation politique important, lorsque la Nouvelle gauche de l’époque s’est transformée d’un mouvement souple prônant la résistance non violente et la transformation sociale en un mouvement militant fragmenté. Certains de ces groupes dissidents ont commencé à faire l’apologie de la lutte armée, voire à pratiquer eux-mêmes la violence. Dans ce contexte, le soutien à des groupes tels que l’IRA provisoire (Armée républicaine irlandaise) et le FPLP (Front populaire de libération de la Palestine), qui n’avaient pas grand-chose à voir avec les mouvements communistes et socialistes qui avaient marqué la gauche jusqu’alors, s’est accru. De plus en plus, une forme de violence a été propagée dans les métropoles et soutenue au niveau international qui se distinguait fondamentalement de celle qui avait généralement été hégémonique au sein de la gauche pendant une grande partie du xxe siècle.      

La violence fut alors conceptualisée d’une manière partageant de nombreux points communs avec le concept de violence de Georges Sorel au début du xxe siècle. Dans Réflexions sur la violence, Sorel présentait la violence comme un acte purificateur d’auto-constitution, dirigé contre la décadence de la société bourgeoise[7]. Une conception similaire de la violence comme acte rédempteur de régénération, comme expression politique du règne de la volonté pure, était, comme on le sait, également d’une importance capitale pour la conception fasciste et nazie de l’homme et de l’ordre nouveaux.      

Après la Seconde Guerre mondiale, certains acteurs de la gauche se sont appropriés cet ensemble de dispositions, dans certains cas par l’intermédiaire de l’existentialisme. Ce fut surtout le cas à la fin des années 1950 et dans les années 1960, lorsque la critique sociale se concentra de plus en plus sur les formes technocratiques et bureaucratiques de la domination et que l’Union soviétique fut de plus en plus perçue comme relevant de la culture dominante de la raison instrumentale. Dans ce contexte, la violence était considérée comme une force non réifiée et purificatrice, identifiée au colonisé, qui faisait irruption de l’extérieur pour s’attaquer aux fondements de l’ordre existant.      

Hannah Arendt a fourni une critique éclairante de ces idées sur la violence, telles qu’on les trouve dans les œuvres de Sorel, Vilfredo Pareto et Frantz Fanon. Selon Arendt, ces penseurs glorifient la violence pour elle-même. Motivés par une haine bien plus profonde de la société bourgeoise que la gauche conventionnelle, pour laquelle la violence pouvait représenter un moyen de lutte pour une société juste, Sorel, Pareto et Fanon considéraient la violence comme émancipatrice en soi, comme une rupture radicale avec les règles morales corrompues de la société existante.      

À la suite d’Arendt, j’examinerai brièvement le retour de la glorification sorelienne de la violence à la fin des années 1960. La fin des années 1960 a constitué un moment historique décisif, au cours duquel le présent et son ordre social ont été fondamentalement remis en question dans leur apparente inéluctabilité. Rétrospectivement, ce fut un moment où le capitalisme fordiste centré sur l’État et son équivalent, l’économie planifiée du « socialisme réellement existant », atteignirent leurs limites historiques. Les tentatives de surmonter ces limites se sont avérées infructueuses, même au niveau théorique. La dissolution de la synthèse fordiste a nourri des espoirs utopiques. En même temps, la cible du mécontentement social, politique et culturel devenait insaisissable et omniprésente de manière insupportable. Le besoin de changement devenait pressant mais la manière de le réaliser n’était absolument pas claire.      

Les étudiants et les jeunes de cette époque se révoltaient moins contre l’exploitation que contre la bureaucratisation et contre ce qu’ils considéraient comme une aliénation. À leurs yeux, le mouvement ouvrier classique était non seulement incapable de répondre aux questions brûlantes de nombreux jeunes radicaux mais paraissait aussi ‒ tout comme les « régimes socialistes réellement existants » ‒  profondément impliqué dans ce contre quoi les étudiants et les jeunes se révoltaient.      

Face à cette nouvelle situation historique, cette terra incognita politique, de nombreux mouvements d’opposition se tournèrent vers des concepts familiers et ciblèrent des formes concrètes de domination, comme la violence militaire ou la domination bureaucratique et politique de l’État policier. Cette focalisation a conduit à une conception de la politique oppositionnelle elle-même concrète et souvent particulariste (c’est-à-dire nationaliste). On peut citer par exemple les formes concrètes de l’anti-impérialisme ou la focalisation croissante de certains acteurs de la gauche sur les formes concrètes d’oppression dans l’Est communiste dans les années 1970. Aussi différents ou opposés que ces courants politiques aient pu paraître à l’époque, ils ignoraient la nature de la domination abstraite du capital, et ce précisément à un moment où le régime du capital s’apprêtait à devenir moins étatiste et, en ce sens, encore plus abstrait.      

L’orientation vers une forme sorelienne de la violence constitua un moment de ce tournant vers le concret. La violence, ou plutôt l’idée de la violence, a été comprise comme l’expression d’une volonté politique, comme une force d’action historique qui pouvait s’opposer aux structures bureaucratiques et à l’aliénation. Face à l’aliénation et à la rigidité bureaucratique, la violence était considérée comme quelque chose de créatif et les actions violentes comme révolutionnaires. 

 

Malgré cette articulation de la violence à une volonté politique, je partage le constat d’Arendt qu’à la fin des années 1960, la nouvelle glorification de la violence s’ancrait au sein d’une profonde frustration face aux possibilités d’action limitée dans la modernité. Arendt a analysé celle-ci en 1970 dans son ouvrage Du Mensonge à la violence[8].      

En d’autres termes, la violence était l’expression d’un désespoir fondamental au sujet de l’efficacité réelle de la volonté politique. Dans une situation historique d’impuissance accrue, la violence exprimait d’une part la colère face à l’impuissance, d’autre part elle aidait à réprimer les sentiments d’impuissance. D’un moyen de changement, la violence est devenue un acte d’auto-constitution de l’outsider, de l’autre. En se focalisant sur la rigidité bureaucratique du monde fordiste, la violence faisait écho à la destruction de ce monde par la dynamique du capital. La perspective d’un changement fondamental fut écartée et remplacée par la notion ambiguë de résistance ‒ du moins aux États-Unis.      

Le concept de résistance ne dit cependant pas grand-chose sur la nature de ce à quoi on résiste ou sur la politique qui accompagne cette résistance ‒ et donc sur la nature de certaines formes de critique, d’opposition, de rébellion et de « révolution ». Le concept de résistance exprime souvent une vision dualiste du monde, qui tend à réifier à la fois le système de domination et l’idée d’action. Il se fonde rarement sur une analyse réfléchie des possibilités de changement fondamental. En ce sens, il manque de réflexivité, c’est un concept non-dialectique qui ne peut pas prendre conscience de ses propres conditions de possibilité. En d’autres termes, il lui est impossible d’appréhender une réalité dynamique dont il fait lui-même partie, ce qui a pour conséquence d’effacer des différences politiques importantes entre formes de violence.      

Ce que j’ai caractérisé comme un retour au concret face à une domination abstraite relève bien sûr d’une forme de réification et peut prendre différentes formes. Deux de ces formes de réification, qui ont émergé avec une force remarquable au cours des 150 dernières années, ont été l’assimilation du capital mondial à l’hégémonie britannique, puis américaine, et sa personnification dans les Juifs. Ce mouvement vers le concret, associé à une vision du monde fortement marquée par le dualisme de la Guerre froide, a généré un cadre de référence idéel dans lequel agissent également les mobilisations anti-guerre actuelles. Au sein de ce cadre, l’opposition à un pouvoir global ne pointe même pas implicitement vers un changement émancipateur souhaitable, et encore moins au Proche-Orient. Une telle compréhension réifiée aboutit finalement à un soutien tacite à des mouvements et des régimes qui ont bien plus en commun avec des formes antérieures de rébellion réactionnaire qu’avec quoi que ce soit que l’on pourrait qualifier de progressiste.      

Cette forme de réification a contribué à un important malentendu sur la nature du nouvel ordre mondial. Bien entendu, le capitalisme mondial néolibéral a été promu par divers régimes américains successifs. Néanmoins, ce serait une grave erreur, tant sur le plan politique que théorique, d’assimiler entièrement l’ordre néolibéral mondial aux États-Unis. À la fin du xixe et au début du xxe siècle, un nombre croissant d’États-nations, l’Allemagne en tête, ont défié la position hégémonique de la Grande-Bretagne et l’ordre mondial libéral. Ces rivalités, qui ont culminé dans deux guerres mondiales, étaient autrefois appelées rivalités impérialistes. Peut-être assistons-nous aujourd’hui au début du retour d’une ère de rivalité impérialiste à un niveau nouveau et élargi. Cependant, une grande partie du discours public après 1989 était imprégnée d’une mauvaise interprétation du monde de l’après-Guerre froide comme étant unipolaire, ne connaissant qu’une seule véritable puissance : les États-Unis. Ironiquement, de nombreuses personnes impliquées dans l’appareil d’État américain ne conçoivent pas le monde en ces termes, mais voient dans l’Union européenne et les nombreux pays asiatiques des contre-hegemon et donc des rivaux potentiels des États-Unis.      

Cette compréhension peut aider à expliquer certains aspects de la politique américaine actuelle. Dans le cadre de cette concurrence internationale naissante, le contrôle du golfe Persique, par exemple, revêt une importance stratégique encore plus grande. Il ne s’agit pas seulement de posséder du pétrole, mais plutôt de contrôler les principales sources de pétrole pour l’Europe d’une part et pour la Chine et le Japon d’autre part. Depuis des décennies, les piliers de la puissance américaine dans le Golfe étaient l’Iran du Shah et l’Arabie saoudite. L’un de ces piliers s’est effondré en 1979, et l’autre a montré qu’il était un allié très ambigu. Cela s’est produit à un moment où les États-Unis étaient confrontés à une concurrence économique croissante de la part de rivaux, dont certains étaient des alliés qui n’avaient désormais plus besoin du parapluie protecteur de l’armée américaine contre l’Union soviétique. En d’autres termes, j’avance la thèse selon laquelle la guerre actuelle en Irak relevait en effet d’une guerre préventive, mais dans un sens différent de celui souvent suggéré dans le discours sur la guerre en Irak. Il ne s’agissait pas d’une guerre préventive contre le régime irakien du parti Baas, mais d’une guerre préventive visant à reprendre le contrôle des ressources du golfe Persique, et ce contre les puissances montantes que les États-Unis considèrent comme leurs futurs rivales.      

Les États-Unis sont loin d’être le seul acteur dans le scénario émergent des rivalités impérialistes. De même qu’il y a un siècle, l’Allemagne impériale tentait de défier l’Empire britannique en construisant le chemin de fer Berlin-Bagdad, le condominium franco-allemand au cœur de l’Union européenne a récemment commencé à concurrencer la domination des États-Unis dans le Golfe en liant plus étroitement l’Irak baasiste à l’Europe. Il est tout à fait significatif qu’à partir de 2000, l’Irak de Saddam Hussein ait été le premier pays à régler la vente de son pétrole non plus en dollars, mais en euros. Ce remplacement a bien entendu menacé la position du dollar en tant que monnaie mondiale. La question n’est pas de savoir si le bloc européen représente un défi progressiste ou régressif pour les États-Unis. Au contraire, cette action (et la réaction américaine) peut légitimement être comprise comme le prélude à une rivalité intra-capitaliste à l’échelle mondiale.      

Quoi que l’on puisse reprocher à l’actuelle administration américaine ‒ et elle est critiquable à bien des égards ‒ la gauche devrait faire très attention lorsqu’elle s’oppose à une puissance impérialiste à ne pas devenir ainsi, sans le vouloir, le promoteur d’autres puissances impérialistes rivales. À la veille de la Première Guerre mondiale, l’état-major allemand estimait qu’il était important de mener la guerre à la fois contre la France, l’Angleterre et la Russie. Comme cette dernière était la puissance européenne la plus réactionnaire et autocratique, la guerre pouvait être présentée comme une lutte de la culture d’Europe centrale contre la sinistre barbarie russe, ce qui devait garantir le soutien de la social-démocratie à la guerre. Cette stratégie politique a fonctionné et a conduit toute l’Europe, et particulièrement l’Allemagne, à la catastrophe. Nous sommes loin d’une situation d’avant-guerre comme celle de 1914. Néanmoins, la gauche ne devrait pas commettre la même erreur en soutenant un contre-hegemon en pleine ascension, même de manière indirecte, afin de défendre la civilisation contre la menace d’une puissance réactionnaire.      

Aussi difficile qu’il soit de le comprendre et de s’opposer au capitalisme mondial, il est essentiel de restaurer et de reformuler un internationalisme qui se passe de dualismes. Si l’on s’en tient à l’image dualiste réifiée de la Guerre froide (bien après la chute de l’Union soviétique), on risque de s’engager dans une politique qui, du point de vue de l’émancipation humaine, serait au mieux discutable.

Publié initialement sous le titre « Internationalismus und Antiimperialismus heute »  dans Klassen und Kämpfe, Unrast Verlag, 2006.

Moishe Postone (1942-2018) était sociologue, historien et professeur de théorie sociale à l’Université de Chicago et codirecteur du Chicago Center for Contemporary Theory. Son œuvre principale est Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie de Marx (1993), pour laquelle il obtient le prix de théorie de l’Association Américaine de Sociologie (ASA) en 1996. L’apport de sa critique à ce qu’il appelle le marxisme traditionnel, ainsi que la radicalité de sa pensée, attire de plus en plus l’attention dans le monde. Dans ses séminaires, on parle de la crise du capitalisme, de l’abolition du travail et de la théorie critique du capitalisme – ironiquement dans le même bâtiment où enseignèrent Milton Friedman, Gary Becker et d’autres membres connus du néolibéralisme.

Outre son œuvre principale, les autres contributions de Postone ont mis en évidence son interprétation du capitalisme pour expliquer l’antisémitisme national-socialiste, les formes « réactionnaires » d’anticapitalisme, l’émergence du néolibéralisme et la critique d’auteurs classiques et contemporains connus. Récemment, il s’est créé une revue dont Postone était co-éditeur : Critical Historical Studies, qui vise à rassembler des travaux de recherches sociohistoriques dans le cadre analytique de la théorie critique du capitalisme

 

 

Traduit de l’allemand par Memphis Krickeberg

Les éditions Crise & Critique ont fait paraître

 

 

 

[1] Voir Moishe Postone, Marx, par-delà le marxisme. Repenser une théorie critique du capitalisme au XXIe siècle, Albi, Crise & Critique, 2023 ; Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Paris, Mille et une nuits, 2009 ; Moishe Postone, Critique du fétiche-capital. Le capitalisme, l’antisémitisme et la gauche, Paris, PUF, 2013 (NdÉ).

[3] L’expression « Nouvelle gauche », ou « New Left » en anglais, qualifie un ensemble de mouvements de gauche et d’extrême gauche dans différents pays, essentiellement durant les années 1960 et 1970. Les critiques portées par la nouvelle gauche se situent sur le plan social, économique, mais aussi philosophique et psychologique. Celle-ci se constitue en grande partie dans la critique des mouvements de gauche « traditionnels » du passé, dont l’analyse se focalise surtout sur le travail, et ainsi sur les luttes des travailleurs (du mouvement ouvrier, et le militantisme des syndicats et des partis de gauche). Les mouvements de la nouvelle gauche, bien que s’inspirant largement des analyses passées (principalement des analyses marxistes ou marxiennes mais aussi libertaires), adoptent une nouvelle définition, plus large, du militantisme politique et de la critique sociale. Ainsi, nombre de cercles politiques de l’époque ont articulé une critique virulente des valeurs sociales alors dominantes, et en particulier de toute autorité et du travail (comme les situationnistes). La Nouvelle gauche en Amérique du Nord et aux États-Unis, mais aussi en Europe et en France est aussi associée au mouvement hippie, à l’agitation étudiante des campus universitaires (Mai 1968) et se lie à une redéfinition de la contestation, et donc de l’oppression : plus seulement « de classe », mais désormais perçue par ces mouvements comme aussi de genre, de race, contre l’oppression en matière de sexualité et parfois déjà contre les conséquences écologiques néfastes du capitalisme (NdT).

[4] Voir Moishe Postone, « Antisémitisme et national-socialisme », dans Critique du fétiche-capital. Le capitalisme, l’antisémitisme et la gauche, Paris, PUF, 2013 ; Moishe Postone « L’Holocauste et la trajectoire du XXe siècle » à paraître dans le recueil collectif Le Péril antisémite. Antisémitisme structurel dans la modernité capitaliste, Albi, Crise & Critique, 2025 ; Moishe Postone, « Les dualismes de la modernité capitaliste. Réflexions sur l’histoire, l’Holocauste et l’antisémitisme », dans Le Péril antisémite ; Moishe Postone, « L’histoire juive comme histoire générale : à propos d’Eichmann à Jérusalem d’Hannah Arendt » dans Le Péril antisémite.

[5]PNUD, Rapport arabe sur le développement humain 2002, disponible sur < https://hdr.undp.org/ >.

[6] Act Now to Stop War and End Racism (ANSWER), également connu sous le nom d’International A.N.S.W.E.R. et de ANSWER Coalition, est une coalition contestatrice basée aux États-Unis qui regroupe de nombreuses organisations anti-guerre et de défense des droits civiques. Formé à la suite des attentats du 11 septembre, ANSWER a depuis contribué à l’organisation de plusieurs des plus grandes manifestations anti-guerre aux États-Unis, notamment des manifestations de centaines de milliers de personnes contre la guerre en Irak. Les activités du groupe portent également sur une variété d’autres questions, allant du débat Israël/Palestine aux droits des immigrants, en passant par la sécurité sociale. ANSWER a fait l’objet de critiques de la part d’autres groupes anti-guerre en raison de ses affiliations, de ses tactiques lors des manifestations et de son approche sectaire du travail collectif anti-guerre. Elle a également fait l’objet de critiques pour sa politique antisioniste (NdT).

[7]Georges Sorel, Réflexions sur la violence, Paris-Genève, Entremonde, 2013.

[8] Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Paris, Calmann-Lévy, 1972 (réédition Le Livre de poche, 2020).

Tag(s) : #Chroniques de la crise au quotidien
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