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Théorie des théories du complot

Réflexions à l’occasion de l’éditorial 2023 de la revue Exit!

Sandrine Aumercier

« L’avenir dira si la théorie contient plus de folie que je ne le voudrais, ou la folie plus de vérité que d’autres ne sont aujourd’hui disposés à le croire. » Sigmund Freud, « Le Président Schreber », Cinq psychanalyses, PUF, 1954, p. 321.


Au risque de la théorie

Nous sommes sortis d’un mauvais rêve qui a duré au moins deux ans, un tunnel que nous avons traversé comme des somnambules. Des fâcheries d’une violence inouïe se sont passées comme dans le brouillard. Le groupe allemand Exit! n’a pas échappé à ce potentiel destructeur [1]. Dans la société, on a vu des antivax brandir avec sadisme les décès réels ou imaginaires de personnes vaccinées, pendant que des provax faisaient la même chose avec les décès par Covid de personnes antivax [2]. Comment garder la tête froide dans cette atmosphère sociale ? Chacun s’est vu forcé de se positionner dans des camps bien tranchés : à une extrémité la théorie scientifique (prônant la vaccination de masse et autres mesures sanitaires se justifiant de modélisations statistiques), à l’autre extrémité diverses théories du complot niant la réalité de la pandémie ou fantasmant sur son origine et les manigances des puissants. Offrons-nous le luxe de revenir sur la crise pandémique même si elle est déjà refluée derrière la crise suivante.

L’humain est un être social ; lorsqu’il est sommé de faire un choix impossible au risque de perdre ses liens sociaux, il peut résoudre le deuil consécutif à la perte de ses liens par la violence tournée vers le groupe adverse, afin de renforcer sa propre appartenance identitaire. Les petites différences se muent en tranchées infranchissables ; toutes les vannes de l’idéologie sont ouvertes et la société se morcelle en myriades d’îlots barricadés réalisant au sens propre la guerre de tous contre tous. Nous nous avançons collectivement vers des contradictions de plus en plus acérées et donc vers un éventail grandissant de tels choix impossibles, qui poussent chacun à se radicaliser derrière sa barricade.   

Il serait dans ce contexte de première importance de distinguer une théorie pertinente d’une théorie délirante. La science est-elle le critère de partage ? Quelle science ? Comment définit-on un « fait » ? Cette question semble déjà relever de la provocation : n’est-il pas évident que certains faits sont vérifiables et d’autres non [3] ? Mais la critique de l’épistémologie enseigne aussi que les faits peuvent être construits pour remplir leur office de vérification d’une matrice théorique a priori non remise en cause. Je tenterai une hypothèse sur le rapport structurel que la théorie scientifique et le délire complotiste entretiennent entre eux, plus étroit que ne veulent bien l’admettre les tenants de la rationalité instrumentale.

La difficulté commence avec le fait que le même mot de « théorie » sert à désigner une chose respectable comme la science (avec son arsenal de procédures de vérifications), et une chose dangereuse comme les convictions délirantes (notoirement inaccessibles à la vérification). On remarque que le mot de « théorie » est également employé de manière méprisante par leurs détracteurs pour décrédibiliser les études de genre. Le rapprochement avec les débats sur le genre n’est pas fortuit ici. Ceux-ci opposent pareillement, depuis maintenant des décennies, des constructivistes radicaux affirmant que « le sexe n’existe pas » puisque « tout est socialement construit », et des essentialistes n’ayant de cesse de nous ramener à l’évidence immédiate du corps : l’anatomie existe, n’est-ce pas incontestable ? Ces discussions sans queue ni tête font manifestement diversion sur le cadre sociétal beaucoup plus général dans lequel elles se déroulent et dont elles constituent un symptôme. Ce n’est donc ni en accusant les constructivistes du genre de leurs « théories du genre » ni en se réfugiant dans la pseudo-évidence du corps qu’on dénouera ce sac de nœud.

Partons du principe que la même chose a valu dans le contexte de pandémie (et dans bien d’autres contextes encore) : le faux débat entre constructivisme et essentialisme se joue ici aussi, qui propose de cocher entre « la pandémie n’existe pas » et « la pandémie est une réalité absolue ayant préséance sur toute autre et donnée par le chiffre en temps réel des contaminations et des hospitalisations ». Deux formes symétriques du déni qui se nourrissent l’une de l’autre. La guerre des chiffres masque le cadre théorique de la raison statistique qui est aussi raison d´État (c’est inscrit dans l’étymologie même du mot « statistique ») [4]. La pandémie de Covid-19 a fait apparaître au grand jour le continent invisible de la raison d´État aux prises avec un nouveau facteur de risque. Ce virus fut ainsi une immense loupe de grossissement des contradictions structurelles qui sont à analyser. 

Il avait la particularité d’être insaisissable : il tuait, mais il ne tuait pas tout le monde et il ne tuait pas partout identiquement. Il pouvait ainsi se prêter à une interprétation élastique — relativiste ou alarmiste selon l’endroit où l’on se trouvait. Certains virus ont des contours mieux définis : ils tuent immédiatement et sans faire de tri. Il faut envisager la possibilité de survenue d’un virus bien plus dévastateur, qui consacrera sans discussion la gestion encore tâtonnante de cette fois-ci. « Aplanir la courbe » n’avait pas d’autre but que de faire correspondre le chiffre des contaminations à celui des capacités hospitalières, soit de faire correspondre un chiffre avec un autre. Ceci n´’est pas un critère épidémiologique en soi. Cela ne nous dit pas non plus notre définition du « seuil vital » compris au niveau de toute la société. Si la moitié des capacités hospitalières disparaissaient, alors la grippe saisonnière pourrait-elle aussi entrer dans cette zone grise ? Mais peut-être est-ce justement l’omniprésence des modélisations qui nous engage sur la pente glissante d’une définition minimaliste de la survie ? Comme les marchandises chez Marx, il a semblé tout le temps que les chiffres discutaient entre eux, sans nous. Chacun leur prêtait voix comme un ventriloque.

Les deux extrêmes que constituent « la pandémie est une chose inventée » des conspirationnistes et « la pandémie est l’urgence absolue » de la gestion sanitaire constituent une métaphore de la contradiction réelle dans laquelle nous nous enfonçons. Les gouvernements ont navigué entre ses termes à un point qui a atteint des sommets d’absurdité. Il n’y pas à trancher en théorie entre ces extrêmes, et en pratique il reste surtout du bricolage. Pourquoi un virus parti de Wuhan fin 2019 et qui a tué près de 7 millions de personnes dans le monde (selon l’estimation la plus faible, mais près de 15 millions selon une estimation haute de l´OMS) a-t-il reçu le traitement politique qu’il a reçu et que vient faire le complotisme dans le tableau ? Ce traitement n’a rien d’une évidence si l’on considère la prolifération des autres risques qu’aucune politique n’arrive à juguler ; on se passera de les énumérer ici. La politique sanitaire est plutôt la manifestation d´une impuissance radicale finalement résolue par la vaccination de masse en un semblant de capacité d’agir. Ce cas pourrait donc aussi servir d’enseignement pour les autres crises.

Incohérence des politiques sanitaires

Il serait fastidieux et impossible de récapituler ici les contradictions, nationales et internationales, les mesures annulées, aussitôt réintroduites puis annulées partiellement et réintroduites partiellement qui ont jalonné la crise pandémique et qui ont culminé finalement dans la pression de plus en plus autoritaire en faveur d’une vaccination de toute la population, dès que les vaccins ont été disponibles. Ces incohérences alimentaient une casuistique régressive de la part des intéressés comparant leurs préjudices aux supposés avantages d´’autres groupes sociaux, comme le veut la mise en concurrence générale des intérêts privés dans le capitalisme. Il faut dire que le spectre d’une vaccination obligatoire fut rapidement éclipsé par la guerre en Ukraine et l’accalmie de la vague Omicron au printemps 2022, ce qui témoigne de manière évidente que les gouvernements n’étaient pas mus par l’intention malveillante de forcer la population à tout prix, comme l’ont supposé beaucoup d’opposants à la politique vaccinale. La leçon qu’il faut en tirer est que les gouvernements ont agi au doigt levé, en fonction d’idéologies politiques et de la conjoncture économique. Cela ne rend pas moins nécessaire l’analyse du cadre sous-jacent dans lequel de telles décisions pouvaient naviguer.

Lorsque le même individu traversant la frontière en train de l´Allemagne vers la France passait jusqu’à récemment du masque obligatoire au masque non obligatoire, alors qu’il se trouvait dans le même wagon entouré des mêmes passagers, l’évidence absolue et incontestable de la science s’en trouvait très entamée. On voit que la réduction des risques relève d’un chiffre statistique obtenu par des pondérations abstraites qui peut aboutir à des résultats parfaitement contraires pour une situation subjectivement identique. On pouvait ainsi tous les jours vérifier dans sa peau le mot de Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » Le même constat s’imposait quand les non-vaccinés étaient en France par exemple, au début de l’année 2022, interdits d’entrée au cinéma ou au bistrot du coin, pendant que le gouvernement autorisait la jauge des spectateurs à 5000 personnes vaccinées en extérieur et 2000 en intérieur pour les gros événements (pourtant dénoncée comme une insupportable limitation par les responsables sportifs). Dans ce cas et bien d’autres, les arguments scientifiques sur le virus, à savoir le risque de contamination proportionnel à la taille des rassemblements, étaient à géométrie variable et la vaccination pouvait jouer le rôle de mesure sanitaire supérieure réconciliant toutes les contradictions précédentes.

Pour autant, il reste impossible de déduire de ces situations quotidiennes une analyse pertinente de la totalité. L’incohérence perçue au niveau individuel signale la rupture des niveaux, l’impossibilité de traiter logiquement un niveau d’analyse avec les instruments d’un autre niveau d’analyse. La différenciation proposée par Roswitha Scholz en niveaux macrologique, mésologique et micrologique peut aider à théoriser cette difficulté. Aucun niveau d’analyse ne peut être résorbé dans les autres. Si l’individu ne peut pas directement inférer de son vécu personnel la logique de l’ensemble (ce que prétendent faire les complotistes), la logique de l’ensemble ne peut pas venir contenir et subsumer la réalité individuelle (ce que prétend faire la raison statistique). Plus encore, la radicalisation logique d’un niveau induit la radicalisation corollaire d’un autre niveau. Plus la raison statistique vient nous circonvenir dans sa rationalité abstraite, plus l’irrationnel fleurit en son cœur même.

La politique vaccinale a été le point d’orgue de cet écheveau d’incohérences : le point où semblaient se résoudre toutes les contradictions et sur lequel les contestations covidosceptiques ou antivax se sont finalement fixées. Le mantra gouvernemental d’un vaccin qui protège tout le monde devait cependant s’avérer relatif lorsqu’il fut évident qu’il n’empêchait pas la transmission du virus, mais seulement le développement de formes graves, ce qui de facto plaçait les gens en situation de responsabilité pour leur propre vie. Faut-il protéger les gens contre eux-mêmes ? Faut-il forcer le vieux fumeur à arrêter de fumer parce qu’il menace sa santé ? Après tout, le tabac tue plus de 7 millions de personnes par an dans le monde (incluant les fumeurs passifs), avec des conséquences sanitaires, économiques et environnementales graves [5].

Il n’est pas nouveau que les politiques de santé publique se préoccupent de réduire le nombre absolu de prises en charge (qui sont des coûts publics) par toute mesure statistique de réduction des risques, allant de la ceinture de sécurité obligatoire à la vaccination des nourrissons, en passant par la création du planning familial ou l’interdiction du tabac dans les lieux publics, etc. L’une des fonctions de l´État moderne, propulsée dans la forme ordolibérale puis néolibérale, est le gouvernement biopolitique des corps et des populations, analysé par Foucault. En ce sens, la vaccination de masse contre le Covid-19 n’était que l’acmé d’une tendance longue qui, d’habitude, ne fait pas tant de bruit et ne gêne personne tant que les apparences de normalité sont respectées. Les États modernes n’ont pas d’autres modes de gestion des risques qu’une action statistique. À l’aide de moyens technologiques et de modélisations toujours plus fines, les situations particulières sont prises dans le filet d’un « événement largement conformé par les chiffres » [6], au point qu’il n’est plus possible de poser ce qu’Emmanuel Didier, sociologue de la quantification, appelait une « question inconvenante » : « Pourquoi est-il si important de sauver les vies du Covid-19 ? [7] » Cette question est devenue en l’espace de trois ans un tabou qui vous expose même au soupçon d´ « eugénisme ». Pourtant cette question n’est pas en train de dire qu’il faut laisser mourir les gens du Covid. Elle demande pourquoi cette situation déclenche cette réponse. Laisser mourir les gens, c’est du reste ce que le capitalisme laisse faire quotidiennement. On peut citer ici la phrase pénétrante de Foucault pour définir le « biopouvoir » : « On pourrait dire qu’au vieux droit de faire mourir ou de laisser vivre s’est substitué un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort. » [8]

Lorsque nous nous demandons comment le capital se saisit de la vie, plusieurs niveaux sont entremêlés : 1/ ce que le capital fait au vivant humain et non-humain ; 2/ la manière dont le capital lui-même « vit » en pompant du travail vivant pour créer de la valeur ; 3/ la manière historique dont l´État compense ses effets humains par la gestion statistique des corps et des populations (biopouvoir au sens foucaldien) ; 4/ la manière dont il tente de surmonter sa contradiction fondamentale dans la quatrième révolution industrielle en appliquant les « technologies de convergence » à tout ce qui existe, pour faire émerger un ordre hybride. Plus de travail mort, plus de travail vivant, mais quelque chose comme du mort-vivant (dont « l’intelligence organoïde » [9] du genre d’un cerveau dans un bocal pourrait être l’image ironique). Cette synthèse réconcilierait tout ce que le capitalisme a séparé dans sa phase d’instauration : tout ce qui a été concassé en poussière d’éléments pourrait être reconfiguré à son image. Le seul problème est que cette tendance précipite encore plus rapidement la désubstantialisation de la valeur sur laquelle repose la reproduction capitaliste. Fusionner le physique, le biologique et le numérique avec l’économique consacre pour le capital la tentative de se « survivre » en s’enterrant.

Attribuer cette gestion de la vie, comme le fait Giorgio Agamben, à une emprise du souverain sur la « vie nue » reste tributaire d’une conception classique du pouvoir en deçà des analyses de Foucault. Les éléments déterminants de la nouvelle équation politique sont laissés de côté : 1/ Le compromis social propre aux démocraties libérales hérité de l’époque fordiste, où le citoyen attend de l’État la reconnaissance et la sécurisation de ses droits privés en échange de sa participation à l’effort de valorisation collectif. L’effondrement de cette confiance met en péril le système capitaliste lui-même, qui n’a pas le pouvoir de convaincre les gens qu’ils vont bien si ce n’est pas le cas. 2/ Le cadre de valorisation capitaliste dans lequel s’inscrivent de telles politiques, qui détermine en dernier ressort la marge de manœuvre des interventions étatiques. Celles-ci misent de plus en plus sur une techno-politique pour maintenir un système politique lui-même en train de se disloquer (crise de reproduction et crise de confiance).

La situation pandémique doit être analysée du point de vue de la collusion entre la réduction statistique des risques sous contrainte grandissante de crise économique et la demande populaire correspondante de sécurisation de la vie par le système qui pourtant la rend à terme impossible, le tout dans un contexte de délitement global des anciennes garanties. Elle s’inscrit dans la complémentarité moderne entre « intérêt général » et droits privés. Le citoyen qui s’attend à un traitement immédiat de la pandémie et des moyens matériels adéquats met l´État au pied du mur. L´État le lui rend bien en instaurant un état d’exception et une gestion du risque remontant jusqu’à l’intime. La pandémie de Covid-19 arrive dans un contexte de montée globale des incertitudes et des risques qui justifie la nécessité d’intervenir pour les contenir, en même temps que l’intolérance populaire grandissante à leur endroit. Tous les ingrédients d’une confrontation sociale aigue sont là indépendamment du Covid, comme le rappelle la vague mondiale de soulèvements en 2019.

Dieu la valeur d’usage

Devant toutes les incohérences qu’impliquent ce contexte — et que la vaccination de masse avait pour espoir de lever magiquement — une réaction sceptique n’est pas exagérée. Elle était d’ailleurs répandue chez des gens qui n’avaient aucune affinité avec le moindre discours complotiste. Beaucoup se sont pliés aux règles et se sont fait vacciner pour ne pas être « emmerdés » — comme le leur promettait Macron — sans être des personnes particulièrement irresponsables. La méfiance était justifiée envers les vaccins quand la presse officielle rappelait que les entreprises productrices de vaccins traînaient depuis des années des procès pour non-respect de la réglementation et de la sécurité des produits, qu’en outre l’entreprise Pfizer jouissait dans le cadre d’un accord passé avec l´Union Européenne d’une clause de non-responsabilité en cas de poursuite judiciaire pour des effets indésirables du vaccin contre le Covid, sans parler enfin de communications et contrats opaques entre Pfizer et Ursula von der Leyen contraignant l´UE à acheter des centaines de millions de doses devenues entretemps superflues [10]. Il n’y a aucune raison de faire confiance à qui que ce soit en ce monde. Les fantasmes sur les intentions maléfiques de Bill Gates ou sur les modifications génétiques induites par le vaccin à ARN viennent distraire d’une réalité beaucoup plus prosaïque. Sans rentrer aussi dans la discussion sur les effets secondaires qui, comme toutes les autres, est grevée d’une montagne de fantasmes de part et d’autre — fantasme d’innocuité contre fantasme d’empoisonnement — il n’y avait rien d’insensé à bien peser sa décision de se faire vacciner dans un tel contexte et à refuser de se faire intimider par le chantage à la « solidarité ». Or c’est précisément ce que la discussion sur le vaccin obligatoire fut tentée de court-circuiter.

Ce cirque n’était pas destiné à « protéger la santé des citoyens » mais à garantir la poursuite la moins entravée possible de l’appareil de production et à éviter l’effondrement du système hospitalier déjà bien mal en point. Dès lors, les tergiversations entre le sauvetage de l’économie et le sauvetage des vies n’ont plus cessé [11]. Il ne s’agit que des fonctions régulières de l´État. Même la mise à l’arrêt de l’économie mondiale au printemps 2020 — qui n’a décidément pas fini de stupéfier — peut se passer d’hypothèses fortes : la plupart des gouvernements européens, confrontés à une situation inconnue et potentiellement ingérable, ont préféré confiner et délivrer des plans de soutien et de relance mirobolants que de risquer pire encore si une hécatombe semblable à celle du nord de l´Italie devait se généraliser. Disons que c´est la moindre des choses qu’on pouvait attendre d’eux. Aucun gouvernement ne peut se permettre de laisser tranquillement mourir des milliers de gens sans raison valable, sous peine de précipiter encore plus rapidement le compromis social déjà en plein délitement dans un véritable chaos. Le fait de « laisser mourir » qui est une réalité quotidienne du capitalisme mondialisé ne doit pas ici apparaître dans toute sa crudité. Le gouvernement doit donner des gages (statistiques au moins) de son « effort de guerre ».

En ceci, la théorie critique devrait refuser d’entrer dans la discussion éculée sur « la liberté ou la vie » qui ne propose rien d’autre que de rogner (modérément) dans la liberté (bourgeoise) pour sauver la vie (bourgeoise) en évitant systématiquement une discussion de fond sur la nature de ce dilemme. Habermas nomme de manière caractéristique le virus un « événement naturel » [12] et légitime ainsi par avance le compromis politique avec un essentialisme vitaliste, qui ne se préoccupe pas des causes de l’apparition et de la diffusion de telles pandémies (déforestation, élevage de masse, etc.) ni de leur mode de traitement technique, mais seulement de savoir s’il est possible de démontrer que la protection de la vie est un bien suprême afin de clore le caquet à ceux qui le contestent. De fait, ce sont surtout les libertariens ou les covidosceptiques qui mettent en avant les libertés privées au détriment des restrictions d’intérêt général. Les tenants de la « protection de la vie » rétorquent que bourgeoise ou non, la vie est la vie, et que ne pas intervenir signifie de facto le sacrifice des plus faibles. Habermas affirme qu’il n’y a pas de conflit entre la « liberté et la vie » puisque la liberté suppose la protection de la vie comme précondition. Cette élégante solution reste centrée sur le conflit des droits privés et n’examine pas le cadre sociétal et même planétaire dans lequel se déroule ce conflit. La discussion sur la biopolitique est enterrée en ratiocinant de manière immanente aux catégories en place pour finalement les justifier [13]. Car la question n’est pas de savoir si l´État libéral a le devoir de faire le possible pour éviter le maximum de morts et si ce devoir est prioritaire à tout autre droit subjectif (on peut lui accorder formellement cette fonction), mais de savoir ce que ce devoir de protection se met à signifier dans le contexte d’une montée des risques parallèlement à la diminution structurelle des moyens de les prévenir ou d’y faire face. Les fonctions de l’État ne sont pas moins fragilisées par la crise que les autres aspects de l’existence sociale et pas moins soumises à l’automatisation et la numérisation que le monde du travail. Le résultat final d’une telle tendance ne peut être mathématiquement que la dictature du système technicien. Ce n’est pas la dictature par volonté dictatoriale du souverain de suspendre les libertés publiques (comme le craignent les négationnistes du corona) mais la dictature des moyens techniques susceptibles de remplir cet objectif impossible. Plus cet objectif est irréalisable, plus les moyens employés seront nécessairement autoritaires. En se rangeant du côté du bon sens pratico-juridique, on se met donc du côté de ceux qui entérinent l’approche d’une limite absolue où se rejoignent la plus grande vulnérabilité humaine soumise à de nouveaux facteurs de risques et la gestion technique la plus impersonnelle : le face-à-face entre la machine et l’homme nu [14].

La gestion technique n’intervient que dans le sens de la minimisation absolue d’un chiffre, sans préjudice de ceux qui tombent en dehors du chiffre. Il n’y a donc pas moyen de se mettre dans le bon camp de ceux qui critiquent chez leurs adversaires le « darwinisme social » car, tôt ou tard, c’est lui qui fait loi. Il y a toujours quelqu’un qui tombe froidement en dehors du chiffre. Un être humain qui ne pourrait pas sauver tout le monde serait remercié d’avoir essayé. Un chiffre qui laisse tomber son reste n’est qu’une survie augmentée vers sa propre maximisation numérique, dont le reste humain est un déchet. Dans la République des chiffres, le but absolu est de « faire vivre un chiffre maximum » et de « laisser mourir le reste », pour paraphraser la formule de Foucault.

Dans ce cadre, toute référence positive à la « santé » comme ce que visaient les mesures sanitaires relève du fétichisme de la valeur d’usage qui considère que les produits du capitalisme sont destinés à notre bien-être. L´État vise uniquement à produire des statistiques crédibles de ses interventions sous contrainte de valorisation capitaliste et de la justification du cadre légal correspondant, mais non à « protéger la vie ». Si l´État se souciait de la « santé », il interdirait immédiatement les milliers de substances chimiques qui détruisent le monde à petit feu et qui sont accusées par l´OMS de provoquer 7 millions de décès prématurés tous les ans et par une étude du Lancet plutôt 9 millions [15]. De quel droit cet empoisonnement continu mérite-t-il d’être ignoré cependant que la pandémie est érigée en urgence absolue ? Et quand la Commission Européenne s’empare du dossier des substances toxiques dans le but d’aboutir à leur interdiction, il faut dire pareillement qu’elle ne protège pas notre « santé », mais la réduction statistique des risques (et des coûts) associés à l’augmentation constante de telles substances dans l’environnement, sans parler d’une fragilisation des États de plus en plus souvent attaqués par des associations de citoyens. Ceux qui accusent les lobbys de faire capoter une telle ambition oublient pour leur part de quoi est fait leur propre quotidien, à savoir l’omniprésence de tels produits, dont l’éviction aurait des conséquences incalculables sur l’économie, mais aussi sur leur confort, et qu’aucune instance politique, mandatée pour faire tourner la machine, ne peut se permettre. Les substances toxiques ne semblent donc pas prêtes de s’arrêter et avec elles notre empoisonnement continu. Il en va de même pour l’idée somme toute assez raisonnable qu’un confinement prolongé de l’appareil de production aurait (peut-être) évité de nombreux morts du Covid. Mais quel État pouvait endosser une telle décision sans l’assortir d’un effondrement économique dont personne n’est prêt à assumer les conséquences ? Et quelle autre alternative alors qu´un contrôle social de chaque instant, comme en Chine ?

Passé le choc du premier confinement, il ne restait pour les démocraties occidentales que la tergiversation permanente entre le contrôle autoritaire de la vie sociale et de la culture et le relatif laisser-faire dans la sphère de la production. En aucun cas, on n’a agi sur les causes qui donnèrent à cette pandémie son caractère planétaire et fulgurant : on répondit par des moyens qui ne pouvaient être que techniques, autoritaires et incohérents, pendant que les plans de relance s’assuraient que la production reprenne comme avant. Les dilemmes éthiques manifestés à cette occasion eurent le parfum de la morale bourgeoise, qui pleure des larmes de crocodile sur des choix impossibles sans envisager de mettre en cause leur matrice sociale. C’est ainsi que l’Allemagne a passé en 2022 une loi qui encadre le tri des patients en cas de débordement hospitalier. L’alibi éthique imparable de la lutte contre la discrimination parvient ainsi à renverser une vieille intuition éthique (celle d’une obligation particulière résultant d’une situation particulière) en gestion la plus lisse et impersonnelle possible des cas de conscience résultant d’un choix impossible. Avec ceci, le principe du tri des patients est perversement légalisé. Le « biocapital » encadre de plus en plus finement la gestion de la vie et de la mort par la réglementation éthique et biopolitique des risques qu’il engendre lui-même. Le « matériel humain » passe par pertes et profits dans cette comptabilité.

Plutôt que de mettre en évidence l’insupportabilité de cette contradiction, qui est insoluble dans les conditions existantes, les protestataires « antivax » se sont focalisés sur l’atteinte aux « libertés fondamentales » nourries de fake news pour faire diversion sur la mauvaise foi de leur argumentation principale : car il reste incontestable que la vaccination de masse diminuait le nombre absolu de morts du Covid. Là n’est pas le problème. Le problème est de savoir si nous sommes prêts à accepter que cet objectif soit atteint par ce moyen sans remettre en cause la logique même d’emballement de la crise qui coince l’humanité de tous les côtés. Les antivax persistaient pour leur part à présenter comme un bien supérieur les libertés formelles dont nous crédite encore dans les pays démocratiques un capitalisme en bout de course au prix du sacrifice consenti d’une partie de l’humanité. Selon cette vision, la liberté est une chose qui est accordée ou refusée par les pouvoirs en place indépendamment des moyens disponibles et du cadre objectif de la valorisation capitaliste. Cette explication infantile suppose que les moyens sont toujours là : il suffit que l’entité paternaliste le « veuille » et le reste suivra. À quel endroit exactement se produit donc le glissement, qui d’une réaction de bon sens devant tant de contradictions, verse dans une théorie attribuant aux porteurs de fonction des capacités d’action dont il ne faut surtout pas aller vérifier s’ils les ont vraiment ?

Il va de soi que ce n’est pas dans une telle position qu’il faut situer la critique de la politique sanitaire. Il faudra plutôt mettre en évidence pourquoi la progression de la crise de reproduction induite par l’affaiblissement structurel de l’accumulation capitaliste ne pourra que conduire l’ensemble de la société vers des choix de plus en plus impossibles dans lesquels nous ne devrions pas trancher, sauf à consentir au dilemme du marin sous la forme nouvelle de son traitement technique. Accepter ce choix, c’est finir mangé soi-même. Le pragmatisme réaliste ne fait qu’aiguiser la contradiction sans la résoudre et précipiter d’autant mieux les foules dans une explication irrationnelle de leur malheur. Peut-être dira-t-on qu’il est facile de critiquer les politiques sanitaires ; qu’aurait-on à proposer de mieux ? Je dirais que si la santé de la population était la véritable urgence, l’arrêt de l’économie serait une chose non négociable et les autres mesures viendraient seulement de surcroît (y compris la mise au point d’un vaccin). Si la sphère politique ne dispose pas de cette marge d’action et qu’elle est bien plus paniquée qu’il n’y paraît, alors son crime est de faire croire le contraire et de maintenir ainsi un système qui menace la vie au nom de la sauver. Il ne manquerait plus qu’on prenne en pitié ses officiants sous couvert de reconnaître leur coinçage ! Nous devons au contraire exiger que les choses soient dites (les « choses », c’est-à-dire non pas quelque complot ourdi par les élites mais l’état de la situation réelle), en commençant par les dire nous-mêmes. Pour le reste, nous pouvons concéder le bricolage politique. Les politiques sanitaires ne sont pas scandaleuses en soi mais intrinsèquement paradoxales. Si elles veulent protéger la vie, qu’elles en tirent l’ultime conséquence sur l’économie. Si elles veulent s’assurer que l’accumulation capitaliste poursuive sa course folle, qu’elles cessent de parler de protéger la vie. C’est cela que nous devons exiger des gouvernements. Ce qu’il faut refuser dans le passage en force de la vaccination de masse, c’est la fausse réconciliation d’une contradiction non traitée. Ce qui ne peut pas être concédé, c’est l’intimidation autoritaire de la force publique qui met chaque individu au pied du mur pour ne pas admettre son propre coinçage.

Profil de paranoïa

S’il ne s’agit pas de la protection de la santé, de quoi s’agit-il au juste ? Contrairement au citoyen tétanisé de peur et respectant servilement des règles qui détruisent tout ce qui reste de lien social mais surtout sans toucher au travail, le complotiste, pris jusqu’au cou dans les contradictions qu’il repère en dehors de lui mais pas en lui-même, arrive à la conclusion qu’on ne la lui fera pas, qu’il y a une raison à tout cela, et que cela doit bien profiter à quelqu’un. Quelque chose cloche, et un scénario s’impose pour combler les fissures. Les incohérences mentionnées plus haut dans la gestion de pandémie devraient pourtant lui assurer qu’il n’y pas de master plan.

Freud s’est justement posé la question de savoir ce qui distingue une théorie scientifique d’un délire, compte tenu du caractère systématique que peuvent emprunter aussi bien l’un que l’autre. C’est parce qu’il croyait en la science pour s’orienter dans la recherche qu’il proposa de baser « le travail thérapeutique sur le fait de reconnaître avec [le fou] le noyau de vérité contenu dans son délire » [16]. Il ajoute en conclusion du même texte : « Si l’on considère l’humanité comme un tout, et qu’on la mette à la place de l’individu isolé, on trouve qu’elle aussi a développé des délires inaccessibles à la critique logique et contredisant la réalité. S’ils peuvent malgré cela exercer un empire extraordinaire sur les hommes, la recherche conduit à la même conclusion que pour l’individu isolé. Leur pouvoir provient de leur contenu de vérité historique, vérité qu’ils ont été puiser dans le refoulement de temps originaires oubliés. » Freud noie le poisson de sa formulation dans le continuum transhistorique de la phylogénèse, parce qu’il pense surtout aux phénomènes religieux. Cela ne devrait pas nous empêcher de contextualiser sa proposition et de considérer que les délires collectifs contiennent, eux aussi, un noyau de vérité qui doit être rapporté à sa véritable source historique. Étant donné que l’exploration psychanalytique proprement dite s’applique à une formation psychique individuelle — qui ne peut pas être généralisée — il ne s’agit pas de savoir ce qui conduit certains individus particuliers dans leur cas particulier à « choisir » l’option complotiste pour s’expliquer le monde et à établir ici une psychopathologie générale. Il faut plutôt isoler le noyau de vérité historique qui habite la théorie du complot.

Étant donné l’affinité subjective de certains individus avec l’explication paranoïaque, elle doit être replacée dans les conditions objectives qui lui sont faîtes et qui peuvent favoriser sa concrétion sociale. La situation décrite par Marx d’un producteur isolé, mis en concurrence avec tous les autres et auquel font face ses propres relations sociales objectivées, en constitue la trame moderne ; mais dans le processus de fragmentation postmoderne, cette situation se complique encore du fait que des institutions politiques qui se sont stabilisées dans la phase d’ascension du capitalisme perdent leur moyen d’action, bien que leurs anciennes promesses ne cessent pas d’exister pour autant. Ces institutions, coincées dans la légitimation antérieure de leur fonction, continuent de promettre le redressement des services publics et des interventions de nature keynésienne alors même que, cela crève les yeux, c’est le contraire qui s’avance de tous les côtés.

La vision d’un monde gouverné par des puissants qui conspirent contre le bon peuple suppose un investissement subjectif dans la chose politique et une fixation sur des figures électives de la vie publique. Cette vision se consolide autour de l’identification d’un groupe affinitaire qui se sent préjudicié contre un groupe dominant. L’interprétation conspirationniste excepte son auteur du fonctionnement social pour en accuser un autre groupe, dont il aimerait faire partie. Le capitalisme n’est pas analysé comme structurellement générateur d’impossibilités logiques, mais il fait l’objet d’une perception tronquée (par exemple anti-néolibérale transversale) qui m’exclut, moi, de certains privilèges dont je crois pouvoir constater que d’autres en jouissent sur mon dos — d’autres qui sont ceux que j’aimerais être ou dont j’aimerais faire partie, sur fond d’un intérêt déçu pour la politique et d’une angoisse de déclassement. Cela ne veut pas dire que tous les discours régressifs émanent de paranoïas cliniques ; on l’a dit, il ne s’agit pas ici de psychopathologie. Au contraire, et selon la méthode constante de Freud, ce sont les mécanismes mis à jour dans l’étude détaillée de la paranoïa clinique qui peuvent éclairer des formations projectives « normales » dans un contexte de sensibilité accrue à la progression de la crise. On peut y reconnaître un « noyau de vérité » en ceci que le complotiste a bien perçu une détérioration sociale dont le fonctionnaire de l’ordre, lui, ne veut rien savoir en continuant de croire que tout continue comme avant ou que du moins tout va rentrer dans l’ordre.

Il n’est pas difficile de s’en prendre à de telles constructions en se rangeant du côté des personnes saines d’esprit et respectueuses des résultats de la science. Pour autant, cette position quelque peu hautaine ne prend pas en considération le coinçage de la population privée d’explication et de marges d’action devant la détérioration générale de la reproduction sociale. Combien d’entre nous n’ont-ils pas dû se fâcher à de multiples reprises contre les porteurs de tels discours ? Des éléments de pensée paranoïaque sont distillés partout, dans chaque discussion de comptoir ou manifestation politique, enclenchant un véritable réflexe d’épuration dans la gauche. Mais l’essentiel n’est peut-être pas là. Il faut reconnaître que l’irrationnel naît d’une insuffisante analyse de la normalisation de l’état d’exception dont Robert Kurz avertissait dans Impérialisme d’exclusion et état d’exception. Plus la raison statistique s’enfoncera dans son propre délire, plus elle nourrira les tentatives d’explication irrationnelles qui surgissent en son sein. Car la raison statistique, elle aussi, nous assure qu’elle maîtrise la situation alors que c’est faux.

Les explications fantastiques viennent ici combler un trou dans un savoir qui se prétend lui-même totalisant et sans reste et qui contredit le témoignage de la réalité. Le réalisme opportuniste qui s’accommode du management de crise avec l’idée que « quelqu’un s’occupe de la situation » n’est pas moins régressif — quoique moins spectaculaire à première vue — puisque le gouvernement ne réagit pas en fonction d’une connaissance de l’avenir mais en fonction de modélisations des risques. Ces modélisations ne constituent pas un savoir et encore moins une protection, mais un mode technique du « traitement de la contradiction » (Robert Kurz) adéquat à la raison d’État. S’en remettre à sa fausse objectivité consiste à renoncer à théoriser justement la contradiction elle-même. Car il va de soi que ce n´est pas le raffinement des statistiques et le dialogue des chiffres avec eux-mêmes qui vont nous tirer de l’impasse. La contradiction n’est pas levée ou résolue mais au contraire aiguisée par son traitement technique. Qu’on fantasme des plans cachés ou qu’on s’en remette aux stratégies de crise gouvernementales, un savoir supposé à l’Autre vient dans les deux cas combler la faille dans le savoir. L’extrême incertitude et vulnérabilité collectives est certes, pour beaucoup, à la limite du soutenable, dans un monde où on passe son temps à parler d’anticiper les risques. Il est tentant de mettre à cette place un savoir et un pouvoir infaillibles, celui des experts ou celui d’un complot mondial ; mais il faut bien voir que ces deux tendances se nourrissent mutuellement et rivalisent pour occuper la même place.

L’individu livré au bilan continu des chiffres officiels et sommé de s’incliner devant leur résultat est dépossédé d’une capacité d’appréciation des risques qu’il fait courir à soi-même et à d’autres, tout comme il est séparé de l’appréhension directe de la logique de la production capitaliste. Pourtant cette appréciation détermine toujours aussi l’issue d’une lutte contre une épidémie. Elle est imparfaite et incertaine et n’a pas à son avantage la production chiffrée de son résultat, mais elle est socialisable (au sein d’une famille, d’un quartier, d’un lieu de travail, etc.). Personne ne souhaite tuer sa grand-mère en éternuant à côté d’elle ; mais peut-être la grand-mère préfère-t-elle cet éternuement à un mortel isolement social. Combien de vieillards récalcitrants à la vaccination avouaient assumer le risque qu’ils prenaient ? La « quantodémie » [17] couronnée par une tentative d’imposition autoritaire de la vaccination de masse dénie notre intelligence des choses, notre capacité sociale d’apprécier un contexte et de prendre soin les uns des autres. Elle se contredit elle-même par son empressement cynique à remettre en route tout ce qui a contribué à l’irruption et la diffusion fulgurante de cette pandémie. Elle se prépare déjà pour la suivante comme elle se prépare pour un réchauffement de 4°. Elle s’inscrit ainsi dans la continuité de toutes les autres dépossessions sociales qui nous habituent au management de la catastrophe.

Mais comme le gouvernement agit lui-même sous facteur de contrainte (notamment l’incapacité des moyens hospitaliers à faire face à un pic de contaminations), l’appréciation individuelle ou locale n’est pas en mesure d’exercer sa capacité d’analyse, d’autant que chacun s’attend à être traité correctement s’il tombe malade. C’est en ceci que la « facture » de la contradiction sociale retombe toujours à la fin sur les individus d’une façon traîtresse : le bilan statistique homogénéise toutes les particularités épidémiologiques, il prend les individus au corps comme « politique des grands nombres » (Alain Desrosiéres) et non comme intelligence sensible et singularisée. Cette contradiction est en train de devenir insoutenable dans tous les domaines de la reproduction sociale. Le noyau paranoïaque de la subjectivité moderne est livré de plein fouet à la crise et au délitement des médiations sociales qui faisaient tenir l’ensemble dans la phase d’ascension du capitalisme : comment ne perdrait-on pas toutes les pédales ?

La montée des risques ne peut que conduire à aiguiser cette contradiction en direction d’un antagonisme social toujours plus violent. Pourtant le refus du traitement techno-politique des crises — désormais confié aux capacités croissantes de l’intelligence artificielle — ne devrait pas être intrinsèquement porteur d’une pente glissante vers des fantasmes de complot. Si la dénonciation personnificatrice est l’expédient d’une critique qui n’est pas menée jusqu’au bout, cela vaut autant pour la personnification des « volontés » politiques auxquelles sont prêtées des marges d’action invraisemblables que pour la dénonciation des idéologies de crise populaires à qui on ferait porter tout le poids de la confusion. La focalisation sur les volontés politiques ne vaut pas mieux qu’une pychologie de comptoir (qui n’a rien à voir avec le déchiffrement de l’inconscient) et la focalisation sur la dérive protofasciste de la société risque de faire oublier l’analyse de son terreau au profit d’un opprobre moral. La confusion qui mène au confusionisme est manifestement entretenue par le discours politique lui-même, qui n’a pas à en être dédouané. C’est pourquoi la banalisation de telles idéologies de crise n’est peut-être ni plus ni moins inquiétante que l’acceptation passive d’une gestion technique de la crise comme mode opératoire principal de la sphère politique, ainsi que le maintien inflexible d’un discours de maîtrise et de progrès par ses élites, position qui a vrai dire comporte aussi quelque chose de délirant.

L’aiguisement réel de la contradiction doit donc être accompagné d’un aiguisement théorique correspondant. Le parti pris pour le discours de la « protection de la vie » accrédite le glissement vers la « vie administrée », qui n’a pas d’autres limites que celles de la crise elle-même, c’est-à-dire la réduction de l’existence à un minimum vital tendanciellement acheminé vers la pure et simple survie, où l’arbitrage sera de plus en plus confié à l’intelligence artificielle, faute pour les porteurs de fonction d’assumer une quelconque « décision » dans un contexte où tous les choix sont impossibles. Ainsi l’accusation de vitalisme réactionnaire maniée dans certains cercles contre les complotistes peut tout aussi bien s’appliquer à ceux qui nient simplement la pandémie qu’à ceux qui ne voient qu’elle et acceptent en son nom une ingérence sans précédent dans la gestion de la vie. « Eugéniste toi-même ! » pourrait bien être une insulte à double tranchant dans le contexte d’aiguisement des contradictions du vitalisme capitaliste non analysé.

La rédaction d´Exit! a opposé en 2022 une fin de non-recevoir à des textes jugés non dignes d’une discussion. Des éléments de complaisance indéniables — comme le soutien à un séminaire fréquenté par des personnes complotistes à l’Université de Vienne [18] ou bien une porosité aux thèses de Fabio Vighi [19] — conduisent maintenant le groupe Exit! à se distancier violemment de certains de ses ex-membres accusés non seulement de défendre les positions antivax, mais aussi de promouvoir des lectures personnificatrices de la crise témoignant d’un « antisémitisme structurel », de faire le jeu d’un « darwinisme social » eu égard au nombre de morts ou de sacrifier à la « religion statistique » en produisant des analyses statistiques différenciées. Les catégories d’analyse sont transformées en insulte, comme une chambre d’amplification de ce qui se déchaîne sur les réseaux sociaux. Du jour au lendemain, tout absolument tout, semble opposer des personnes qui se connaissaient depuis des années ou des décennies. La pureté doctrinale est ainsi préservée d´un seul côté. Cela a pour effet de cliver les deux moitiés de la contradiction qui vont maintenant suivre leur chemin séparé dans deux groupuscules « frères ennemis » comme on en connaît tant d´autres dans l´extrême gauche (ou dans l’histoire du mouvement psychanalytique). Le « narcissisme des petites différences » (Sigmund Freud) pourra s´y épanouir et divertir les uns et les autres d’une élaboration théorique plus exigeante. N’aurait-on pas pu éviter ça ? L’occasion de contenir la contradiction et de la traiter jusqu´au bout a été manquée, ouvrant la voie à des traitements qui ne pourront que suivre sans retenue leur penchant initial pour maintenir leur fragile cohérence identitaire. On peut craindre que ceux qui ont finalement penché en faveur de la raison d´État consolident leur position, et que ceux qui ont banalisé des discours complotistes ne soient plus retenus d’y glisser tout à fait.

La critique de la valeur-dissociation, a apporté une interprétation nouvelle de la troisième révolution industrielle (celle de la microélectronique) en montrant combien elle a été décisive dans la désubstantialisation de la valeur et la fuite en avant compensatoire dans la financiarisation. La critique de la valeur-dissociation ne doit pas continuer à ignorer les effets de ladite quatrième révolution industrielle qui lui fait suite et qui est définie explicitement par ses promoteurs comme « la fusion du physique, du numérique et du biologique ». Ce n’est pas intrinsèquement faire preuve de complotisme que de voir dans cette évolution des potentialités autoritaires d’un genre inédit qui, dans un contexte de montée globale des risques, pourraient être largement accueillies socialement et politiquement comme le seul traitement adéquat de crises économiques, sociales, sanitaires et écologiques de plus en plus ingérables. Le refus de sombrer dans la fausse immédiateté du « risque vital » qui nous prend à la gorge  (et dont la pandémie constitue un avant-goût amer) doit faire l’objet d’une critique qui se hisse précisément à ce niveau-là de la contradiction systémique et qui ne laisse pas le terrain libre au seul fanatisme conspirationniste.

Sandrine Aumercier, mars 2023

Origine : Grundrisse. Psychanalyse et capitalisme

 

Version en allemand (PDF)


[1] Le dernier éditorial d’Exit! en témoigne  notamment:  https://exit-online.org/textanz1.php?tabelle=aktuelles&index=2&posnr=853. Il fait suite à la scission de certains membres d’Exit! qui se sont réunis sur le site wertkritik.org.

[2] https://www.liberation.fr/international/amerique/aux-etats-unis-les-antivax-harceles-jusque-dans-la-mort-20220209_5KBXS3JUWFFS5PIF3GJA6PR34Q/

[3] Diverses rubriques de check news ont été créées à cet effet dans les journaux ces dernières années.

[4] Alain Desrosiéres, La politique des grands nombres, Paris, la Découverte, 1993.

[5] https://www.lemonde.fr/addictions/article/2017/05/30/le-tabac-tue-plus-de-7-millions-de-personnes-par-an-dans-le-monde_5135934_1655173.html

[6] Emmanuel Didier, « Politique du nombre de morts », AOC, 16 avril 2020, en ligne : https://aoc.media/opinion/2020/04/15/politique-du-nombre-de-morts/

[7] Ibid.

[8] Michel Foucault, Histoire de la sexualité, I, Paris, Gallimard, 1976, p. 181.

[9] https://www.frontiersin.org/journals/science/articles/10.3389/fsci.2023.1017235

[10] https://www.liberation.fr/checknews/le-groupe-pfizer-a-t-il-ete-condamne-par-le-passe-a-des-milliards-de-dollars-damendes-20220106_RP6Q4O5BKBFUBAGN2DI3SCYN3I/ ;

https://www.liberation.fr/checknews/est-il-vrai-que-pfizer-beneficie-dune-clause-de-non-responsabilite-en-cas-deffets-secondaires-apres-vaccination-20220205_FHU353LMIZDFRCT2Y2GZOTFBBE/

[11] Ceci a été développé dans Anselm Jappe, Clément Homs, Gabriel Zacarias, Sandrine Aumercier, De virus illustribus, Albi, Crise & Critique, 2020.

[12] Jürgen Habermas, « Grundrechtsschutz in der pandemischen Ausnahmesituation. Zum Problem der gesetzlichen Verordnung staatsbürgerlicher Solidarleistung », dans Klaus Günther, Uwe Volkmann (sous la dir.), Freiheit oder Leben?, Francfort, Suhrkamp, 2022, p. 22. Voir aussi Jürgen Habermas, Klaus Günther, « Kein Grundrecht gilt grenzenlos », Die Zeit, 07.05.2020.

[13] Jürgen Habermas, « Grundrechtsschutz…», op. cit., p. 44.

[14] Ceci est déjà une réalité aux frontières de l´Europe dont peu de monde s’émeut ; on constatera aussi que la rhétorique du droit à la protection et à la sécurité et du respect de l’éthique est omniprésente dans la politique européenne des frontières, ce qui revient à peu près à défendre la protection avec des drones, la sécurité avec des capteurs de mouvement et l’éthique avec des caméras https://www.theguardian.com/global-development/2021/mar/26/eu-borders-migrants-hitech-surveillance-asylum-seekers ; https://www.theguardian.com/world/commentisfree/2023/feb/15/eu-far-right-migration-fortress-europe

[15] https://www.lemonde.fr/planete/article/2018/05/02/la-pollution-de-l-air-tue-7-millions-de-personnes-par-an-dans-le-monde-alerte-l-oms_5293076_3244.html ; https://www.geo.fr/environnement/la-pollution-provoque-la-mort-prematuree-de-9-millions-de-personnes-par-an-dans-le-monde-209944

[16] Sigmund Freud, « Constructions en analyse », dans Résultats, idées problémes, II, Paris, PUF, 1985 [1938].

[17] Voir la conférence de Emmanuel Didier : « Quantodémie : le nombre comme outil de gouvernement de la pandémie », en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=QoEOrsVTLpc

[18] https://www.streifzuege.org/2022/der-autoritaere-konformismus-der-akademischen-jugend/

[19] Pour se faire une idée des thèses de cet auteur, qui rencontrent beaucoup d’enthousiasme dans divers milieux, on peut consulter ses articles sur le site The Philosophical Salon : https://thephilosophicalsalon.com/author/fabiovighi/ On trouve en français la traduction de deux de ses articles  sur le site Les Amis de Bartleby : https://lesamisdebartleby.wordpress.com/2021/11/16/internationale-negative-critique-de-leconomie-politique-du-virus-suivi-de-la-prophetie-autorealisatrice-de-fabio-vighi/#more-3309. Vighi reprend explicitement la théorie de la crise de Kurz dans son livre Unworkable, mais amputée de l’analyse catégorielle. Il la met au service d’une théorie du complot particulièrement bien ficelée : pour lui le Capital fabrique délibérément les crises dont il a besoin pour pouvoir s’injecter de l’argent neuf et repousser son effondrement inéluctable. La pandémie est en ce sens un « coup mondial orchestré avec un génie sadique » (sic). Vighi n’explique pas comment le sujet automate « sait » ce qu’il doit faire pour déjouer sa propre crise.

Tag(s) : #Chroniques de la crise au quotidien
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