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L’automatisation et le futur du travail

Notes critiques sur la vision d’Aaron Benanav d’un monde sans pénurie

*

Ernst Lohoff et Daniel Nübold

 

   Si vous achetez le petit volume de Suhrkamp, L’Automatisation et le futur du travail d'Aaron Benanav[1], vous recevrez en fait deux livres. Le premier traite de la question de savoir si cette société est ou non à court de travail. Benanav critique avec véhémence la thèse largement répandue d’un chômage technologique à venir. Il rejette catégoriquement les points de vue de la London School of Economics, selon lesquels le passage à l’industrie 4.0 pourrait entraîner la suppression de la moitié des emplois dans l’Union Européenne au cours des prochaines années, sans pour autant créer autant de nouveaux emplois. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, il se détache de cette question étroite et examine à quoi pourrait ressembler une société libérée de la pénurie. Il ne s’appuie pas uniquement sur la pensée utopique classique, comme celle de Thomas More. Il doit également beaucoup d’inspiration à la littérature de science-fiction. Il est particulièrement attiré par Star Trek. Dans cet univers, les hommes ont non seulement surmonté la pénurie, mais aussi l’économie monétaire. Là où il faut découvrir des espaces infinis, le chômage est inimaginable.

   Pour ce qui concerne le monde réel, Benanav ne conteste pas le phénomène du chômage de masse structurel ou du sous-emploi chronique. « Il y a tout simplement trop peu d’emplois » (p. 28) et ce, à l’échelle mondiale. Selon lui, cela n’est toutefois pas dû à la technologie, mais à une faiblesse prononcée de la croissance. « Comme la croissance économique ralentit, le rythme des créations d’emplois suit et c’est ce ralentissement, non les destructions d’emplois causées par les avancées technologiques, qui fait baisser la demande de main-d’œuvre au niveau mondial » (p. 9). L’historien économique Benanav ne fait que constater la stagnation économique et laisse ses lecteurs dans l’ignorance quant à sa cause[2]. Bien entendu, Benanav ne nie pas qu’avec le changement technologique, certains secteurs d’emploi sont en voie de disparition, comme l’étaient déjà auparavant « les téléphonistes ou les travailleurs sidérurgistes qui poussaient leur matériau dans le laminoir à l’aide de pinces » (p. 24). Il conteste toutefois énergiquement le fait que ce processus d’éviction soit d’une qualité nouvelle par rapport aux phases précédentes du développement capitaliste et qu’il ne puisse pas être compensé par la croissance dans d’autres secteurs. Benanav considère que l’hypothèse de base du discours sur l’automatisation est fondamentalement erronée : « la croissance de la productivité du travail ralentit, là où l’on s’attendrait à ce qu’elle augmente » (p. 8).

La productivité n'est pas la même chose que la productivité

   Benanav ne manque pas de témoins éminents à l’appui de cette thèse. Il se réfère entre autres à l’économiste et auteur du « paradoxe de la productivité » Robert Solow et cite sa célèbre phrase : « Nous pouvons constater l’ère informatique partout, sauf dans les statistiques de productivité » (p. 38). Et en effet, les statistiques économiques sur la productivité offrent toutes la même image. La courbe de la productivité du travail augmente certes, mais de manière très modérée. Jamais dans l’histoire du capitalisme, la hausse n’a été aussi plate qu’au cours des dernières décennies.

   Mais cela réfute-t-il vraiment le débat sur l’industrie 4.0 comme grand tueur d’emplois ? Non. Benanav oublie en effet que les représentants du « paradoxe de la productivité » et du discours sur l’automatisation ont certes tous deux le mot « productivité du travail » à la bouche, mais qu’ils ont en tête des faits extrêmement différents. Lorsqu’il parle de l’explosion de la productivité, le discours sur l’automatisation se situe au niveau de la matière. Il traite de la disparition du travail vivant des processus de l’entreprise et conçoit par conséquent l’output comme la quantité de biens produits. La productivité du travail a doublé si la production de voitures, d’acier, etc. par heure de travail a doublé. Les chiffres clés de la recherche économique mesurent en revanche la valeur monétaire des biens produits. Dans les statistiques économiques, la productivité par heure travaillée a doublé si les recettes provenant de la vente des biens produits par heure travaillée ont doublé. Comme tous les représentants du paradoxe de la productivité, Benanav opère avec des grandeurs purement monétaires, mais il suppose qu’elles lui permettent de saisir de manière adéquate la productivité matérielle.

   Cette confusion entre deux questions totalement différentes se manifeste notamment dans les définitions sur lesquelles Benanav fonde son analyse. « L’output [...] désigne le volume de la production (combien est produit), compris comme la valeur ajoutée réelle ou corrigée de l’inflation de la branche concernée » (p. 40). Contrairement à sa propre description, la valeur ajoutée qu’il évoque ici n’est pas mesurée en quantité de valeurs d’usage produites (« combien est produit »), mais en unité monétaire. En conséquence, pour lui, la production de l’ensemble d’une économie nationale est identique au produit intérieur brut (PIB). La confusion des termes est ainsi complétée.

   En effet, le PIB ne comprend pas seulement les prix des biens et des services qui servent à satisfaire les besoins humains, mais tout revenu généré par l’activité économique, même si celle-ci n’a pas d’autre contenu que de faire circuler de l’argent, comme dans le secteur financier. Tant que « la technologie [...] rend les travailleurs plus productifs, mais ne rend pas le travail superflu », « une demande effective de biens émane d’eux » (p. 26) et la vente des marchandises capitalistes reste assurée. Benanav indique explicitement que cette constellation ne doit pas nécessairement rester en l’état : « Cette fragile parenthèse qui maintient les sociétés capitalistes peut être détruite à tout moment par une percée technologique » (Ibid.)

   Pour Benanav, il s’agit d’une possibilité théorique qui peut ou non se réaliser un jour ‒ sans importance pour la situation historique actuelle. Si l’on fait une distinction nette entre la productivité matérielle et la productivité monétaire, on parvient bien sûr à un autre résultat[3]. Le « paradoxe de la productivité » ne prouve nullement que la thèse de l’éviction accélérée du travail vivant est un « discours creux » (p. 18) empiriquement intenable. Les tenants du discours sur l'automatisation et ceux du paradoxe de la productivité considèrent plutôt les deux faces d'une même médaille. C’est précisément parce que la productivité matérielle explose et que le travail vivant est libéré en masse que la rentabilité de l’économie réelle diminue et que le centre de gravité de l’accumulation du capital se déplace vers l’industrie financière. La rupture de la « fragile parenthèse » est donc tout sauf une musique d’avenir lointaine, comme le suggère Benanav. Elle a commencé depuis longtemps.

Des détours vers la société libérée

   Benanav a de la sympathie pour l’aile gauche du discours sur l’automatisation. Il fait surtout sienne la perspective selon laquelle « le capitalisme ne peut être qu’un mode de production temporaire qui cédera la place à une nouvelle forme de vie sociale ne reposant plus sur le travail salarié et l’échange monétaire de biens » (p. 26). Benanav prend toutefois ses distances avec le discours sur l’automatisation dans la mesure où il lui attribue un déterminisme technique et une tendance à des solutions technocratiques. L’objectif d’une société libérée du manque, selon le plaidoyer de Benanav, doit être poursuivi de manière totalement indépendante du développement technologique et ne doit pas être lié à celui-ci.

   Au centre de sa conception de l’émancipation, il n’y a pas de changement technologique, mais des changements dans les rapports sociaux : « Si l’automatisation totale peut apparaître à la fois comme un rêve et comme un cauchemar, c’est parce qu’elle n’est pas nécessairement liée à la dignité humaine et qu’elle ne conduira pas d’elle-même à surmonter le manque ‒ pas plus que le revenu de base inconditionnel » (p. 149 et suivantes). Au lieu de cela, il souligne « que la condition décisive pour un monde au-delà de la pénurie ne réside pas dans la distribution inconditionnelle d’argent, [...] mais dans l’abolition de la propriété privée et de l’échange monétaire au profit d’une coopération planifiée » (p. 132 et suivantes).

   Pour lui, les choses sont claires : la « coopération équitable » (p. 138) n’a rien à voir avec la renaissance d’une quelconque économie planifiée socialiste réelle : « La planification centralisée s’est avérée économiquement irrationnelle et écologiquement désastreuse » (p. 131). En raison de la portée de cet objectif, Benanav n’est pas non plus très à l’aise avec le revenu de base inconditionnel, souvent présenté comme une réponse à la crise du travail. Certes, son introduction signifierait un découplage du revenu de l’obligation de travailler, ce qui semble être une solution à une époque où la demande de force de travail diminue ; mais on ne se rapprocherait pas pour autant d’un dépassement des rapports dominants. En effet, un revenu de base inconditionnel « ne changerait rien à la relation entre le revenu et la possession de biens » (p. 127). Pour cette raison, « une économie qui est déjà conçue pour réduire les gens à une existence atomisée pourrait s’accommoder sans peine d’un RBI » (p. 126).

   Un monde au-delà de la pénurie ‒ tel est pour Benanav l’objectif vers lequel doit tendre un mouvement émancipateur. L’idée d’une société libérée du manque est également centrale dans le discours sur l’automatisation, dans la mesure où l’automatisation technologique complète y est considérée comme la condition préalable à une société libérée du manque. Benanav renverse cette argumentation : « Au lieu de présupposer une économie entièrement automatisée et d’imaginer les possibilités ainsi offertes pour construire un monde meilleur et plus libre, nous pourrions partir d’un monde de dignité humaine universelle et nous demander ensuite quel changement technologique serait nécessaire pour le réaliser » (p. 133). Le changement de perspective de Benanav est justifié dans la mesure où le changement technologique ne se produit pas dans le vide, mais est déterminé par la société dans laquelle il a lieu. Cela vaut en particulier pour la société capitaliste, dans laquelle les impératifs de rentabilité économique décident des technologies qui s’imposent ou non en fin de compte. La fin de la pénurie ne peut pas être le résultat d’une prétendue évolution spontanée de la technologie, car « les technologies développées dans les sociétés capitalistes ne sont pas neutres : Elles sont conçues pour incarner la domination du capital, et non pour libérer les hommes de la pénibilité » (p. 140 et suivantes).

Les rapports sociaux comme source de richesse

   Ce n’est pas par des innovations techniques que la société peut se libérer du règne de la pénurie ; ce qui est décisif, c’est plutôt le changement des rapports sociaux. « L’abondance est [...] un rapport social : il repose sur le principe que dans aucune relation que l’on entretient avec autrui, la capacité d’assurer sa propre existence n’est en jeu » (p. 143). Aussi fructueuses que soient de telles réflexions, elles restent étrangement sans conséquence pour l’analyse de Benanav. Cela s’explique par sa conception du capitalisme, fixée sur la vénérable question des classes. Malgré toute la distance qui le sépare des conceptions traditionnelles de la gauche, la caractéristique essentielle du capitalisme est pour lui le pouvoir de disposition de la classe capitaliste sur les moyens de production et « sa souveraineté en matière de décisions d’investissement » (p. 129). Dès qu'il tente de brosser le tableau d'une société libérée du manque, il est conscient, du moins sur de longues distances, de la différence fondamentale entre la richesse monétaire et la richesse matérielle. Mais dès que Benanav fait de l’analyse du capitalisme, les deux formes de richesse sont simplement assimilés, comme c’est l’usage en économie, ce qui conduit à la confusion déjà décrite entre rentabilité et productivité.

   Cette divergence dans la manière d’aborder la question de la forme de richesse est la raison profonde pour laquelle le livre se divise en deux parties, comme nous l’avons déjà mentionné au début. Ce n’est que là où il fait le détour par la science-fiction et l’utopie que Benanav comprend dans quelle mesure un monde sans pénurie doit se démarquer du capitalisme. Là où il croit saisir empiriquement la réalité capitaliste, il retombe précisément en deçà de cette compréhension.

paru dans Navigations 2/2022

Ernst Lohoff et Daniel Nübold-

Des mêmes auteurs sur ce site : 

- Classe, un mot plastique (Ernst Lohoff)

- Autodestruction programmée. A propos du lien interne entre la critique de la forme-valeur et la théorie des crises dans la critique marxienne de l'économie politique (Ernst Lohoff)

- L'Autre marx. Pourquoi le Marx du Manifeste du parti communiste est obsolète (Norbert Trenkle)

 


[1] L’ouvrage est paru chez Divergences en 2022 (NdT).

[2] On pourra voir une explication dans le livre de Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, La Grande dévalorisation, Albi, Crise & Critique, 2023 (2012) (NdT).

Tag(s) : #Critiques-répliques (auteurs - livres - films)
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