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Une paranoïa de masse ?

Sandrine Aumercier

*

Isolés moralement, culturellement et économiquement de manière brutale du reste du monde, mis au ban des nations, mais également placés sous une chape de répression à l’intérieur du pays, la situation des Russes est pire que jamais, et il ne reste que la « honte » à ceux qui ne soutiennent pas Poutine. Le Président Poutine n’a pour sa part plus d’autre issue ni intérieure ni extérieure que de s’enfoncer dans le despotisme et le militarisme en prenant les Russes en otage de ses visions personnelles. Il provoque ainsi l’effondrement de la Russie qu’il veut restaurer, vérifiant le dicton selon lequel on rencontre souvent son destin par les voies qu’on prend pour l’éviter.

Du côté ouest de l’Europe, nous nous trouvons dans un cas sans précédent, où la communauté internationale – à quelques exceptions près – sanctionne à l’unisson une violation du droit international avec une sévérité inédite. C’est la première fois qu’une telle unité idéologique se fait entendre à une échelle aussi vaste et avec des conséquences pratiques aussi systématiques (puisque même un pays comme la Suisse sort de sa neutralité politique), sur fond de menaces nucléaires proférées par un homme que certains disent avoir perdu la raison. Bref, le monde occidental se montre aujourd’hui prêt à payer le prix immédiat des sanctions économiques drastiques prises contre la Russie, dans l’espoir d’éviter une déstabilisation géopolitique qui serait pire encore si rien n’était fait.

Mais lorsque, il y a peu, Poutine envoyait des chars de soutien au gouvernement kazakhe contre les manifestations populaires, personne ne s’en émouvait outre mesure dans le monde. Pareillement, personne ne s’émouvait des migrants refoulés en hiver à la frontière polonaise et instrumentalisés par le Président biélorusse : le contraste est on ne peut plus frappant avec l’accueil européen offert aux réfugiés ukrainiens. Le sort d’Alexei Navalny a montré ce qui arrive en Russie aux opposants, et pourtant, emprisonné depuis un an, il était déjà tombé dans l’oubli, à part le prix Sakharov que lui a décerné l´Europe – une énième autocélébration européenne de ses propres « valeurs ». Les supplications du Président Zelenski pour se faire admettre par les Européens (« nous nous battons pour la paix de tous », « nous méritons d’entrer dans l’OTAN », etc.) trouvent leur répondant dans une vision européenne qui reste condescendante et raciste, car c’est d’après des critères de ressemblance socio-historique, de bonne volonté d’intégration et de proximité géographique que cette guerre fait scandale [1]. Il n’en va pas autant des Yéménites, bombardés par l’Arabie saoudite avec les armes vendues, entre autres, par la France ou l’Allemagne.  

Superficiellement, la rhétorique d’une Russie qui aurait été provoquée par l’OTAN paraît symétrique de celle de l’Occident drapé dans ses discours grandiloquents sur la démocratie et le « monde libre » (dans la bouche de Biden, ce terme semble en effet sorti tout droit d’un vieux discours de la guerre froide). Mais la symétrie s’arrête là. Car parler de propagande russe ou de propagande occidentale sans mentionner la différence essentielle que constitue, d’un seul des deux côtés, l’accès à une information multiple et contradictoire constitue – comme le dénoncent du reste certains Russes eux-mêmes – une obscénité pour tous ceux qui risquent de finir en prison s’ils défendent un autre point de vue que le point de vue officiel. Mettre les deux « propagandes » dans le même panier revient à nier cette différence, mais également à supposer qu’on peut dénoncer la propagande comme s’il existait quelque part un État sans propagande, comme si un tel État nous attendait dans un quelconque futur post-idéologique ou comme si on pouvait soi-même, parce qu’on parle au nom de la gauche, être pur d’idéologie. L’idéologie est le cœur de la vie politique dès lors que les États doivent légitimer leurs actions devant leurs opinions publiques comme devant l’opinion internationale. Dénoncer l’actuelle propagande faîte au nom de « notre famille européenne » (comme l’appelle Ursula von der Leyen) tout à coup dégoulinante de bons sentiments, n’a de sens que si on pousse la critique jusqu’à l’autolégitimation continuelle de la forme politique elle-même, qui ne peut être rien d’autre que propagande au service de son propre maintien. À cette nuance près que les moyens mis au service de la propagande d´État ne sont pas identiques partout et qu’il est toujours plus confortable de dénoncer la propagande quand on ne risque pas sa vie pour le dire.

Quoi qu’il en soit, les violations du droit prenant des tiers pour cibles ne sont donc pas des sujets très sensibles pour l’Union Européenne, qui réagit par contre comme un seul homme lorsqu’on touche à un territoire voisin, candidat à l’adhésion à l´OTAN. Les provocations de Poutine ont été passablement tolérées au cours de ses vingt-deux années de règne ; mais tout le monde semble découvrir du jour au lendemain le réveil de « l’ours » et l’on exhume maintenant des vieux discours qui paraissent annonciateurs vus d’aujourd’hui. Or la « radicalisation » de Poutine – parfois aussi attribuée au confinement pandémique – devrait non seulement interroger le déni ordinaire (celui qui n’a pas envisagé un tel scénario), mais aussi la thèse de l’acculement géostratégique de la Russie. L’Europe aurait, selon certaines versions, favorisé la chute du Président pro-russe Ianoukovytch en 2014 après qu’il eut interrompu sa procédure de partenariat avec l’Union Européenne, comme si ses propres louvoiements et le puissant mouvement social Maïdan n’était pas à l’origine de ce renversement. L’OTAN aurait fait preuve d’impérialisme, dit-on aussi volontiers à gauche, en encerclant la Russie et en élargissant sa sphère d’influence vers des pays de l’ex-Union soviétique. Cet impérialisme est dénoncé ici dans un sens étroitement géopolitique, centré sur des stratégies. Une « promesse » faîte par l’OTAN n’aurait pas été tenue, celle de ne pas s’étendre vers l’Est, parole non écrite et tenue par le secrétaire d´État américain James Baker en 1990, dans le contexte de la réunification allemande et avant l’effondrement de l’URSS. Ce sont en réalité les toutes nouvelles République issues de la chute de l’URSS qui se sont porté volontaires pour intégrer l’OTAN. A la guerre comme à la guerre : la Russie post-soviétique n’avait en effet plus grand-chose à offrir.

Le Président Poutine ne cesse depuis des années d’accuser l´OTAN de ce qu’il commet lui-même. La perspective d’une intégration de la Géorgie et de l’Ukraine dans l’OTAN lui est insupportable. Mais c’est bien plutôt lui-même qui a violé un engagement écrit, le mémorandum de Budapest sur l’intégrité territoriale de l’Ukraine, signé en 1994 par la Russie. Il a également violé l’Acte final d’Helsinki signé par la Russie en 1975, stipulant que chaque pays souverain choisit lui-même ses alliances. Dans ce contexte, on ne peut reprendre, comme ont pu le faire les candidats à l’élection présidentielle Jean-Luc Mélenchon ou Éric Zemmour, mais aussi une bonne partie de l’extrême-gauche, l’argument d’une trahison de l’OTAN pour expliquer la position russe. La chose est d’autant plus absurde que l’OTAN est une organisation défensive ; elle ne constitue donc pas une menace militaire directe. Comment se peut-il qu’une identité de gauche puisse signifier pour beaucoup encore, de facto, la reprise du discours de propagande de l’autocrate Poutine lui-même, reprise qui semble se dispenser d’une contre-expertise ? Car ce n’est pas faire preuve d’allégeance atlantiste que de prendre connaissance des réponses de l’OTAN à ces allégations et de vérifier certains faits [2]. Cette remarque ne veut pas minimiser « l’impérialisme collectif en idée » (Robert Kurz) de l’OTAN mais rappeler à la tentation d’un anti-impérialisme unlilatéral que le camp d’en face, qui fait partie de la même dynamique (Poutine ayant même songé à intégrer la Russie dans l’OTAN en 2000), n’a pas besoin de cette victimologie.

Le problème est ailleurs. Même si nous préférons la paix à la guerre, on ne peut souscrire à ce discours d´Ursula von der Leyen : « Il ne s’agit pas uniquement de l’Ukraine. Il s’agit de l’affrontement de deux mondes, de deux pôles de valeurs. […] Nous devons montrer la force de nos démocraties ; nous devons montrer la force des peuples qui choisissent librement et démocratiquement leur propre voie, en toute indépendance [3]. » On ne peut pas comprendre ce qui est en train de se passer en restant dans ce jeu de miroir, dans ce réchauffé de guerre froide, mais en se demandant comment il se peut que la dynamique des blocs ait à ce point persisté sourdement sous la proclamation péremptoire du triomphe de la démocratie libérale. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, la rhétorique occidentale sur la paix et la démocratie n’est bien sûr que la réaffirmation ad nauseam de la supériorité des « valeurs occidentales ». Mais cela signifie aussi que cette certitude se craquèle de tous les côtés. Qui peut encore croire à la démocratie, la paix et la prospérité, dans un monde ravagé par les feux, les sécheresses et les inondations, les épidémies et les guerres, les déplacements massifs de population et les crises économiques, la montée du néofascisme et celle du transhumanisme ? La guerre en Ukraine offre une belle occasion de chanter tous ensemble un refrain conjuratoire contre ces menaces de toutes sortes. Nous sommes en train de rejouer sur le dos de Poutine l’air du « nous sommes tous en guerre » qui avait accueilli le début de la pandémie. (Cela ne rend pas Poutine plus défendable pour autant ni la pandémie moins réelle.)

Peut-être avons-nous besoin ici d’une autre théorie de la paranoïa. Dès ses premières tentatives de formulation sur la structure paranoïaque, Freud fut spontanément amené à y inclure le type politique décrit sous les auspices d’une forme impersonnelle : « La grande nation ne peut concevoir l’idée qu’elle puisse être vaincue à la guerre. Ergo elle n’a pas été vaincue, la victoire ne compte pas ; elle donne l’exemple d’une paranoïa de masse et invente le délire de trahison [4]. » N’est-il pas notable que Freud fonda plus tard son étude princeps sur la paranoïa à partir du cas Schreber, haut magistrat de la cour d’appel de Saxe, qui décrivit sa maladie dans ses Mémoires ? Le lien entre les crises de Schreber et son accession à des postes importants dans la vie publique a été souligné par différents commentateurs. Si Schreber se voyait enfanter une nouvelle humanité en devenant la femme de Dieu, la paranoïa politique légitimée par effusion populaire identificatoire « à un seul et même objet mis à la place de l’idéal du moi » (ainsi que Freud décrit la formation des foules politiques) est davantage qu’une particularité nosographique personnelle et met en cause toute la structure du lien social moderne en posant aussi la question de son fondement matériel.

Affubler Poutine d’un diagnostic de paranoïa épargne de se demander sur quel terrain un homme « fou » (au sens ordinaire de perte de raison ou même de perte de bon sens) peut se retrouver dans la position qui est la sienne. Loin de proposer ici l’examen psychiatrique des hommes d’État, il faut plutôt se demander comment une telle position est favorisée par les conditions matérielles objectives. Après tout, la question se pose tout autant avec les partisans de Trump prenant l’assaut du Capitole qu’avec un Poutine envahissant l’Ukraine. Ce n’est qu’à la faveur de certaines paranoïas politiques qu’on peut peut-être étudier celle qui informe à bas bruit l’ordinaire de la « vie démocratique ». La représentation politique entérine à chaque scrutin le transfert de la capacité politique dans les mains d’un ou plusieurs élus opérant dans une sphère séparée. Comment ne favoriserait-elle pas la tendance paranoïaque de l’individu opposé à un pouvoir qui lui paraît lointain et inaccessible, tout comme celle d’un gouvernant qui se sent menacé par des masses parfois incontrôlables ? Ce n’est pourtant pas la menace réelle ou imaginaire de destitution ou de répression qui fonde cette structure. Elle se fonde sur cette dépossession politique primordiale, menée au nom d’une souveraineté populaire abstraite et des idéaux dont il faut la nourrir, sans jamais mettre en question le mouvement réel de la forme sociale. Car le moteur de ce mouvement est aussi au coeur de l’individu : « L’individu-citoyen n’est molécule de souveraineté que dans la mesure où il se livre inconditionnellement, sur le plan socio-économique, aux formes évolutives de la fin en soi irrationnelle du capitalisme et, en ce sens, s’opprime lui-même [5]. »

Lorsque Poutine veut faire revivre une grande Russie plus tsariste que soviétique, n’oublions pas que cette référence était aussi celle de Boris Eltsine et qu’il existe en Russie un nationalisme ancien et profond, qui d’ailleurs explose aussi — applaudi de tous les côtés — chez le peuple ukrainien défendant sa patrie. Le soutien européen à cette identification patriotique est particulièrement clair, au nom de la défense nationale. Si l’impérialisme d’expansion est devenu tabou dans les conditions géopolitiques présentes, il représente cependant le fond historique d’instauration du capitalisme, lequel porte aussi en son sein le développement d’un État d’exception permanent que Robert Kurz baptise « impérialisme d’exclusion », comme résultat historique achevé de la même « structure d’exclusion incluante » en voie de fluidification.

Poutine rappelle à l’Europe ses propres démons, comme une figure grimaçante du passé, dans un monde dont l’impérialisme se poursuit désormais sous des formes modifiées. Il ne s’agit plus d’expansion territoriale mais de sécurisation par tous les moyens d’un impératif de valorisation dont la base est toujours plus mince. C’est en cela que Poutine rompt avec les nouvelles règles du jeu. « Tourné vers l’extérieur, l’impérialisme sécuritaire et visant la mainmise sur les matières premières qui est celui d’une culture minoritaire globale aussi inflexible qu’intrusive et qui n’a, malgré ses prétentions à tout vouloir contrôler, qu’un intérêt partiel et ponctuel au reste du monde, cet impérialisme ne peut, par sa nature, constituer lui aussi qu’un aspect particulier de ˝l’impérialisme collectif en idée˝. Au moins tout aussi important est l’intérêt de la part des centres occidentaux à s’isoler contre la ˝déstabilisation˝ sociale engendrée par l’inutilité capitaliste de larges pans du globe et de leur matériel humain [6]. »

La nouveauté est que depuis au moins deux ans, les dirigeants semblent prendre la mesure du fait que certaines urgences doivent pouvoir ajourner provisoirement celles de l’économie, et ceci même à une échelle planétaire. Serait-ce que l’impératif de valorisation est passé au second plan ? Il s’agit toujours des intérêts bien compris de l’économie. Comme on se précipite toutes affaires cessantes au chevet d’un moribond, la crise du capitalisme oblige les dirigeants à redoubler d’interventions palliatives pour sauver un fonctionnement qui craque de tous les côtés. Il sera toujours plus nécessaire aux masses en mal d’idéal de focaliser leur attention sur des objets d’identification ciblés, élevés à la dignité d’une cause planétaire, et qui justifient l’impérialisme sécuritaire. Loin que tout le monde soit paranoïaque (car il ne s’agit pas ici d’un diagnostic généralisé ni d’un type psychosocial), on pourrait dire que la « structure d’exclusion incluante » est paranoïsante en ce sens qu’elle alimente la projection des impuissances individuelles à enrayer la crise, sur une toute-puissance faussement attribuée à des individus ou des catégories d’individu. Mais il y aura aussi sans doute de plus en plus de vrais paranoïaques pour accepter le rôle de faire consister cette structure partagée.

Sandrine Aumercier, 3 mars 2022

Source : Grundrisse. Psychanalyse et capitalisme


[1] Voir Moustafa Bayoumi, «They are civilized and look like us: the racist coverage of Ukraine », The Guardian, 1er mars 2022. En ligne : https://www.theguardian.com/commentisfree/2022/mar/02/civilised-european-look-like-us-racist-coverage-ukraine

[2] Voir sur le site de l´OTAN : https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_111767.htm#c203

[3] Discours de la Présidente von der Leyen à la plénière du Parlement européen sur l´agression de l´Ukraine par la Russie, 1er mars 2022. En ligne : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/speech_22_1483

[4] Sigmund Freud, « Manuscrit H » (joint à la lettre du 24 janvier 1895), dans Lettres à Wilhelm Fließ, Paris, PUF, 2006, p.14.

[5] Robert Kurz, Impérialisme d´exclusion et état d´exception, Paris, Éditions Divergences, 2018, p. 56.

[6] Ibid., p. 14-15.

 

Tag(s) : #Chroniques de la crise au quotidien
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