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Adieu à la valeur d’usage

 *

Robert Kurz

Avant-propos  

Pendant qu’on insiste quotidiennement sur la distinction entre « secteurs essentiels » et « secteurs non essentiels » de l’économie capitaliste, ce texte bref de Kurz est salvateur. La fétichisation de la « valeur d’usage » participe d’une naturalisation du capitalisme, et de ses catégories de base (valeur, marchandise, travail et argent). Aujourd’hui, le produit marchand dit « utile » (ou encore : « essentiel ») est toujours plus modelé par la logique abstraite de valorisation, et il se réduit ainsi à une simple fonctionnalité unidimensionnelle, qui devient destructive, toxique, réifiante, et qui ne prend pas en compte la souffrance et les désirs complexes des individus. Cette critique de la valeur d’usage au sein de la critique de la valeur et d’une partie de la gauche allemande, a été notamment marquée par l’article décisif de la philosophe allemande Kornelia Hafner (décédée peu après Kurz), « Le fétichisme de la valeur d'usage ». Une traduction sera proposée prochainement dans la revue Jaggernaut [1].    

   Nous l’avons tellement aimée, la valeur d’usage. Elle a toujours été la catégorie favorite de la gauche dans la critique de l’économie politique. Pour le marxisme traditionnel, qui s’est engagé dans une lecture positiviste de la théorie de Marx, l’ensemble de l’appareil conceptuel du Capital est en effet constitué de définitions positives, ontologiques. La critique et la transformation sociale devraient avoir pour point de départ de telles catégories, en vue de les réguler de manière plus raisonnable et plus humaine, mais non en vue de les abolir. Mais le concept de valeur d’échange a toujours eu quelque chose de légèrement discutable. Seule la valeur d’usage semblait être innocente historiquement. « La défense de la valeur d’usage » était donc le mot magique pour pouvoir disposer d’un motif transcendant, malgré l’acceptation de la production marchande. Et Marx lui-même n’avait-il pas déclaré que la valeur d’usage était une détermination supra-historique dans le « procès de métabolisation avec la nature » ? 

   Il se pourrait bien que ce soit le cas. Mais il faut parfois pousser plus loin l’intention critique de Marx, contre la lettre de sa théorie. Si les concepts centraux de la critique de l’économie politique doivent être compris comme négatifs, critiques, alors cela concerne également la valeur d’usage. Elle ne désigne pas une « utilité » en soi, mais seulement une utilité sous les contraintes du système moderne de production de marchandises. Pour Marx, au XIXe siècle, ce fait n’était peut-être pas encore aussi clair. Le pain et le vin, les livres et les chaussures, la construction de maisons et les soins infirmiers semblaient semblables à eux-mêmes, qu’ils soient produits de manière capitaliste ou non. Cette situation a changé radicalement. Les aliments sont cultivés en fonction de normes d’emballage ; les produits ont une « obsolescence programmée », de sorte qu’on doit en racheter de nouveaux rapidement ; les personnes malades sont traitées en fonction de normes commerciales, comme les voitures dans une station de lavage. Le débat, qui dure depuis des décennies, sur les conséquences destructrices des transports privés et de l’expansion urbaine, n’a eu aucune conséquence. 

   L’« utilité » devient évidemment de plus en plus douteuse. Quel est le rapport entre l’ancien ethos et l’ancien pathos de la valeur d’usage et la situation actuelle, où l’on peut regarder, grâce à la haute technologie, un film sur un écran minuscule, en faisant son jogging ? À mesure que le développement capitaliste progresse, il devient clair que la catégorie de valeur d’usage est elle-même une catégorie négative dans le système de production de marchandises. Il ne s’agit pas de penser la manière dont la valeur d’usage est l’opposé sensible et qualitatif de la valeur d’échange, mais il s’agit plutôt de voir que la qualité sensible est elle-même modelée par la valeur d’échange. La valeur d’usage s’avère être la « dévaluation » du plaisir et de la beauté, via l’assujettissement des choses à l’abstraction de la valeur d’échange. C’est la catégorie de « valeur » qui synthétise les deux aspects, l’« usage » et la forme sociale abstraite. 

   Plus précisément, il s’agit d’une réduction du concept d’« utilité » lui-même. Le point de départ est la valeur d’usage de la marchandise qu’est la force de travail. Comme on le sait, celle-ci ne compte pas en tant qu’elle produit des choses concrètement utiles, mais en tant qu’elle produit une survaleur. La valeur d’usage est donc déjà complètement dégradée face à la valeur d’échange. Et cette valeur d’usage spécifique de la marchandise qu’est la force de travail déteint de plus en plus sur toutes les autres marchandises. On voit de plus en plus clairement que ces choses ne sont en fait que des déchets à l’intérieur du procès de valorisation du capital. Sur le plan du contenu matériel, seul l’aspect « fonctionnel » demeure. La mine antipersonnel doit se déclencher de manière fiable, c’est son « utilité ». Le capitalisme ne se préoccupe pas du « quoi », de la qualité du contenu en tant que tel, mais seulement du « comment ». Une telle conception unidimensionnelle de l’« utilité » ne peut que devenir destructrice. Il ne s’agit pas ici de sophismes théoriques, mais de notre vie pratique quotidienne. Une nouvelle critique, plus profonde, du capitalisme, ne peut plus être naïve en ce qui concerne le concept de valeur d’usage. 

Robert Kurz

Paru dans Neues Deutschland, le 28/05/2004. 

Traduit de l’allemand par Benoît Bohy-Bunel.

[1] Kornelia Hafner, « Gebrauchswertfetischismus », in Diethard Behrens (dir.), Gesellschaft und Erkenntnis. Zur materialistischen Erkenntnis- und Ökonomiekritik, Verlag, Fribourg-en-Brisgau, 1993.  

 

Tag(s) : #Critique de l'anticapitalisme tronqué de la gauche
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