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Communisme de guerre :

vous en reprendrez bien une louche ?

*

Sandrine Aumercier

Une partie de la gauche s’est convertie les dernières années à la défense d’un état d’exception permanent pour circonvenir les risques planétaires croissants, au premier rang desquels la catastrophe écologique. De grands « démocrates » n’ont désormais, dans les dîners, plus de scrupule à prôner au nom de l’urgence climatique la dictature écologique et même à prendre la Chine à témoin. La Chine est en effet le premier producteur mondial d’énergies renouvelables (accessoirement aussi le premier producteur mondial de charbon, mais cela ne compte pas dans ce cas). Or cette tendance est congruente avec le positionnement des nouveaux révolutionnaires du climat.

Andreas Malm, reprenant la formule à Alysa Battistioni, affirmait en 2017 : « Dorénavant, tout problème est un problème de climat. » [1] Ce résumé lapidaire des problèmes du temps présent semble en effet donner une direction précise à la lutte. Voyons laquelle.

Dire que « tout problème est un problème de climat » permet d’identifier un ennemi clairement identifiable en l’espèce des infrastructures « fossiles » et de ceux qui détiennent ces industries. Pour Malm, comme le développe son livre Fossil capital, le capital est intrinsèquement fossile. Malm définit ainsi le capital par le type d’énergie qui a été privilégié pour son expansion historique et non par ses catégories opératoires. N’est-ce pas simple comme bonjour ? En visant les infrastructures fossiles et leurs détenteurs, nous visons donc le capital lui-même. Il ne nous manquait plus que la stratégie idoine, exposée par Malm dans Comment saboter un pipeline [2].  

Considérons maintenant l’argumentation de Malm en faveur du « léninisme écologique », telle qu’elle fut présentée par lui au centième anniversaire de la révolution d’octobre :

1/ Lénine aimait la nature. (On lui donnerait donc le Bon Dieu sans confession !). Les décrets pour la préservation de la nature passés par les Bolcheviks dès leur prise de pouvoir seraient la preuve, selon Malm, que les Bolcheviks auraient été des pionniers de l’écologie. A la suite de l’hagiographie marxiste, Malm persiste à attribuer au stalinisme les dégradations écologiques considérables de l’URSS pour mieux sauver le léninisme du bilan final. Et Malm de conclure : « Un Bolchevik accorde une importance primordiale à la conservation de la nature. »

La politique de conservation de Lénine, à l’égal de celles qui se mettaient en place dans le monde occidental, était pourtant orientée par le seul souci de ne pas dilapider inutilement les ressources nécessaires à une production industrielle planifiée. Elle avait, de la nature, la même vision instrumentale, technocratique et productiviste que son pendant capitaliste [3]. La protection de la nature, ainsi que la connaissance scientifique de ses lois, étaient en ce sens une mesure d’intérêt bien compris. Cependant, l’économie de guerre allait rapidement montrer les limites des lois environnementales. Il faut une mauvaise foi considérable pour affirmer, comme le fait Malm, au sujet d’un pays aussi écologiquement sinistré que la Russie : « La Russie dispose aujourd’hui des plus larges réserves naturelles au monde qui sont aussi les plus protégées (…). Voilà un gain durable issu de la révolution ! ». Les « zones protégées » seraient donc, encore cent ans après, le mérite des Bolcheviks, tandis que toutes les dégradations existantes seraient à mettre au compte du dévoiement « bureaucratique » stalinien. Avec un tel partage des rôles, le dogme marxiste du développement des forces productives reste intact et un court moment de l’Histoire est érigé en mythe détaché de son contexte. La rationalité instrumentale pourrait selon ce modèle résoudre les problèmes qu’elle-même a engendré, pourvu qu’on ait bouté dehors la classe dirigeante (pour en mettre une autre à la place). Si cette rationalité donne des résultats contraires à ses intentions, c’est forcément parce qu’elle est entravée par les acteurs du grand capital et non pour des raisons immanentes à cette rationalité même.

2/ Lénine était selon Malm un penseur de la catastrophe. (Mais en aucun cas l’un de ses acteurs !) Malm en prend à témoin le texte de Lénine publié en 1917 : La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer. Recyclant la formule bien connue de Lénine définissant la Révolution comme les Soviets plus l’électricité, Malm propose de « passer à 100% d’énergies renouvelables » (c’est-à-dire d’électrifier toute la production et les transports). Pour Malm, invoquant la science qui lui convient mais certainement pas le dédale de ses contradictions, ces mesures sont « tout à fait réalisables ». Malm conclut : « Il y avait dans la politique de Lénine des liens très forts entre les catégories d’urgence, d’engagement et d’insurrection, et il devrait en être de même pour notre politique. »

Mais regardons de plus près ce que proposait Lénine en 1917 :

« Les mesures à prendre sont tout à fait claires, simples, parfaitement réalisables, pleinement à la mesure des forces du peuple, et si ces mesures ne sont pas prises, c’est uniquement, exclusivement parce que leur application porterait atteinte aux profits exorbitants d’une poignée de grands propriétaires fonciers et de capitalistes. (…) Cette mesure, c’est le contrôle, la surveillance, le recensement, la réglementation par l´État ; la répartition rationnelle de la main d’œuvre dans la production et la distribution des produits, l’économie des forces populaires, la suppression de tout gaspillage de ces forces, qu’il faut ménager. Le contrôle, la surveillance, le recensement, voilà le premier mot de la lutte contre la catastrophe et la famine. » [4]

Voilà donc la source d’inspiration d’Andreas Malm, bien qu’il prenne soin de ne citer que la première partie de la phrase. Discipline, rationnement, travail obligatoire, répression de la dissidence, parti unique, propagande, faisaient aussi partie du cocktail. À la guerre comme à la guerre, cela ne gêne pas une gauche convertie aux nouvelles urgences.

Malm qui semble se voir en nouveau Lénine, cherche sa place dans le paysage actuel de la crise, un paysage qui voit émerger des idéologies populaires régressives et, symétriquement, des moyens politiques toujours plus répressifs de la gérer. À l’aise dans ce climat autoritaire, Malm ne vise rien d’autre qu’à expulser une classe politique pour en mettre une autre à la place. Ainsi, le paradigme de la prise de pouvoir nous renvoie sans arrêt d’un pôle des antagonismes à l’autre, de la fascisation/fascination de la rue à la fascisation/fascination du pouvoir politique. Ces antagonismes ne cessent de se conditionner mutuellement. La quête d’efficacité réclame tantôt une insurrection violente de la base, tantôt une intervention autoritaire d’en haut ; elle s’attribue toujours une volonté de pouvoir bien intentionnée face à celle, dévoyée ou malveillante, des décideurs en place.

3/ L’exemple de la défaite des printemps arabes, dans lequel il s’est engagé, est pour Malm une raison supplémentaire de revenir à nos fondamentaux : les Bolcheviks, eux, contrairement à la tentation autonome, savaient qu’il faut prendre le pouvoir. Selon Malm, le pouvoir politique méprisé par les récents mouvements horizontaux fut laissé vacant aux forces réactionnaires, il ne fallait donc surtout pas refuser le pouvoir, mais le briguer. Pour Malm, le stalinisme est une révolution trahie et non pas l’issue naturelle d’une révolution passant par la prise de pouvoir d´État. De la sorte, la suite de l’Histoire n’est qu’un accident exogène. Malm fait partie de ceux, particulièrement éclairés, qui savent distinguer entre les bons et les mauvais acteurs politiques, les bonnes et les mauvaises infrastructures du capitalisme. De toute évidence, il se compte parmi les bons. Comme tout dictateur en herbe.

Chaque livre de Malm enfonce un peu plus le marteau de l’urgence dans la tête des aspirants à l’insurrection. Dans La Chauve-souris et le Capital, il prône à nouveau le « communisme de guerre » du nom de la politique des Bolcheviks durant la guerre civile russe. Cette « doctrine politique de l’urgence » est la seule selon Malm à la hauteur de l’urgence climatique. Il admet cette fois que le climat n’est pas le seul problème écologique, mais argue du fait que nous devons nous occuper du climat et de la pandémie car « le présent les a sélectionnés ». C’est donc pour Malm l’actualité qui dicte l’urgence des problèmes ; son analyse n’est pas orientée par l’étude de la dynamique systémique du capital, mais par la sélection de certains problèmes et de certains acteurs que doivent cibler le sabotage et l’insurrection.

On pourrait croire que Malm est trop jeune pour avoir appris des erreurs des anciens. Malheureusement, les vieux marxistes n’ont rien appris non plus. La langue de Slavoj Žižek s’est par exemple, elle aussi, déliée les dernières années en direction d’une nouvelle légitimité « révolutionnaire ». Depuis des lustres, Žižek aime à répéter : « Pour Lénine, comme pour Lacan, l’idée est qu’une révolution ne s’autorise que d’elle-même. » (Or Lacan ne parlait pas de la révolution mais de l’analyste, de plus Lacan mettait précisément en garde contre la tentation d’accomplir un tour de 360° pour revenir… à la même place — ce que signifie le terme de « révolution ».) Dans ses écrits plus anciens, Žižek était léniniste comme il était robespierrien ou stalinien, l’essentiel étant de choquer les bonnes âmes. Il adorait embrouiller son lectorat et son auditoire dans des retournements pseudo-dialectiques comme celui-ci, une allégeance stalinienne :

« Il faut donc cesser le jeu ridicule qui consiste à opposer la terreur stalinienne à l’héritage léniniste « authentique » trahi par le stalinisme : le « léninisme » est une notion tout à fait stalinienne. Le geste de rétroprojeter le potentiel d’utopie émancipatrice du stalinisme dans une époque antérieure indique donc l’incapacité de nos esprits à supporter la « contradiction absolue », la tension insupportable, intrinsèque au projet stalinien lui-même. Il est donc crucial de distinguer le « léninisme » (en tant que noyau authentique du stalinisme) de la pratique politique et de l’idéologie réelles de l’époque de Lénine : la grandeur réelle de Lénine n’est pas la même que le mythe authentique stalinien du léninisme. » [5]

La soupe idéologique de Žižek ne dépareille pas avec ses anciennes affinités lorsqu’il se convertit ouvertement, les dernières années, à l’instar de Malm, au « communisme de guerre » pour « sauver le climat » : « Nous sommes en guerre pour la survie et nous avons maintenant besoin d’un peu plus d’une bonne domination. » [6] À l’objection du journaliste selon laquelle ce programme est celui du populisme, Žižek répond que ce n’est pas populiste puisqu’une telle autorité irait (selon lui) à l’encontre de la demande populaire. C’est bien mal évaluer les tendances sociales les plus régressives poussant sur le terreau de la crise. Mais Žižek continue d’embrouiller son public impudemment, en utilisant l’expression « communisme de guerre » pour se référer… à la politique de Roosevelt ! Est-ce à dire que de même que le noyau authentique du stalinisme est léniniste, le noyau authentique du keynésianisme est léniniste ? Les interprétations sont ouvertes. « Ne me comprenez pas de travers ! précise Žižek dans un autre entretien de la même année. Nous n’avons pas besoin d’un nouveau comité central. Nous n’avons pas besoin d’un État mondial qui tende vers la corruption, nous avons besoin d’une véritable collaboration globale. (…) Nous devrons contrôler le marché comme nous le faisons aussi dans d’autres domaines dans un état d’exception. En Angleterre, on a dit eu égard à l’urgence sanitaire qu’on devait la traiter comme une guerre. Le marché devrait être utilisé mais aussi régulé avec une direction étatique. » [7] Au fond, depuis un siècle la « révolution » n’attendait que « l’apocalypse », comme l’appelle Žižek. Et cette révolution ne sera rien de moins… qu’une régulation étatique du marché, une proposition décidément toujours neuve !

Ce continuum apologétique allant du robespierrisme au léninisme, du keynésianisme au stalinisme (pour finir parfois dans l’invocation du mouvement des « communs »), ne manque pas de piquant. Il exprime le tournage en rond d’une réflexion politique qui n’interroge pas son propre cadre, et qui ne peut donc que se confondre finalement avec la direction « apocalyptique » du capitalisme, érigée en eschatologie par le philosophe.  

Si le Žižek d’il y a vingt ans et le Žižek d’aujourd’hui savent toujours aussi bien réchauffer la même soupe, il y a au moins un élément nouveau : l’urgence absolue du climat est le nouveau consensus politique universel. Ainsi le déni se perpétue à tous les étages avec de nouveaux moyens. Non pas : nous savons secrètement mais nous répandons le contraire. Non pas : nous savons mais nous ne faisons rien. Mais : plus nous savons et clamons savoir, plus nous faisons le contraire.

Le déni ancienne manière consistait, pour les compagnies pétrolières et des lobbies d’extrême droite, à financer l’instigation du doute scientifique sur la réalité du réchauffement climatique. Cette forme de déni assez grossière a fait son temps. Elle existe encore, mais elle n’a plus les moyens d’augmenter son audience. Les événements extrêmes qui deviennent notre quotidien l’ont notablement affaiblie. Cette forme de déni se change imperceptiblement en mélasse de complosphère : confusion entre météo et climat, menaces contre l’agence météo espagnole, voire suspicion adressée au gouvernement espagnol de manipuler la météo, attribution de la sécheresse aux « chemtrails » répandants des produits chimiques, chasses aux migrants en Grèce qui seraient responsables des mégafeux [8]… Les réseaux sociaux se chargent désormais de répandre la confusion sans que personne ne dépense un centime.

Le déni nouvelle manière consiste, pour les mêmes compagnies pétrolières, à diversifier progressivement leur production d’énergie devant la déplétion annoncée des réserves de pétrole et à remaquiller cette reconversion en « action pour le climat ». Il ne s’agit certainement pas, tant qu’il en restera une goutte, de cesser l’exploration des gisements d’hydrocarbures, comme le montre par exemple le dernier projet de TotalEnergies au Suriname ou celui de ConocoPhilipps en Alaska (projet Willow) approuvé par l’administration Biden, pourtant héros de la réintégration dans les Accords de Paris. Mais le pic de toutes les énergies fossiles confondues étant pour la première fois officiellement annoncé par l’AIE vers 2030, la diversification est tout simplement indispensable aux compagnies pétrolières, pour leur survie. Ce sont strictement les mêmes qui soutiennent et financent les énergies renouvelables et les hydrocarbures : la schizoïdie capitaliste n’a pas de limites. Elle jouera jusqu’au bout le jeu d’une catastrophe contre l’autre, pour ne rien dire de la catastrophe qu’elle est. Ceci est d’ailleurs tout à fait compatible avec une COP28 présidée par un magnat du pétrole !

Car le capitalisme n’a pas de solution à proposer pour le sauvetage du climat. Les recherches sérieuses et indépendantes sur l’industrie minière menées par le collectif SystExt, dont on ne saurait trop recommander la lecture, conduisent à suspecter les conséquences du décuplement des activités minières menées au nom de la transition énergétique de générer au moins autant d’impacts catastrophiques que le changement climatique lui-même. De plus, ces travaux mettent en évidence l’inexistence principielle d’une mine propre, seules quelques « améliorations », qui ne sont par ailleurs jamais définies précisément, pouvant être attendues. [9] Pour finir, les nouvelles sources d’énergie et leur cortège de nuisances s’ajoutent aux anciennes et ne s’y substituent pas, comme le démontrent les recherches de Jean-Baptiste Fressoz.

La seule question est donc de savoir si nous plaçons la critique du capitalisme et le « sauvetage du climat » à ce niveau-là. L’unisson assourdissant des militants, politiques et industriels sur la priorité absolue du sauvetage du climat est l’expression la plus aboutie du déni nouvelle manière, celui que soutiennent parmi d’autres un Malm ou un Žižek. Enfermés dans ses vieilles contradictions, cette gauche opportuniste ne masque plus ni son autoritarisme ni sa collusion rampante avec la droite sécuritaire qu’elle légitime maintenant par « l’apocalypse » climatique. Car ceux qui accusent les gouvernements d’exagérer ou de fabriquer le réchauffement climatique pour restreindre les libertés et ceux qui en appellent au contraire à une gestion autoritaire de l’urgence écologique partagent bien un délire commun, celui de faire porter la responsabilité de la catastrophe à un certain « étage » de la société : soit la consommation de masse, soit l’impéritie politique, comme s’il ne s’agissait pas ici des deux faces d’un seul et même mode de production ! Depuis la pandémie, ce clivage idéologique a un fort goût de déjà-vu. D’une critique radicale du système capitaliste, il continue à ne pas être question, puisqu’il continue de s’agir de mieux gérer la catastrophe, et ce, en proposant éventuellement ses propres services.

Si le système capitaliste ne s’effondre pas de l’intérieur avant, nous fonçons à toute vitesse vers une situation où il n’y aura non seulement plus de ressources en énergies fossiles, mais plus assez de métaux essentiels à ladite « transition », plus assez de sable, d’eau douce, de phosphore nécessaire aux intrants agricoles, de poissons dans les océans… La planète, devenue invivable, ne sera qu’une seule et unique poubelle de déchets et de poisons, dont certains destinés à survivre des dizaines ou centaines de millénaires dans l’environnement, sans parler de la perturbation durable des cycles fondamentaux.

Le cynisme éhonté de la technocratie couronne le tableau. Voyons par exemple les analyses de François Grosse, expert spécialisé dans les questions de recyclage, qui avertit des limites intrinsèques du recyclage, calculs à l’appui. Sa proposition considérée comme extrêmement ambitieuse est un modèle pragmatique de recyclage offrant un décalage de cent ans de la déplétion ultime des ressources critiques : « Comme nous le verrons dans les prochaines pages, gagner 100 ans contre la ponction dans nos ressources constitue déjà un défi pour les sociétés humaines. Mettre en œuvre les décisions nécessaires pour concrétiser cette ambition, c’est non seulement une nécessité immédiate, face à des échéances d’apparence lointaine mais que la croissance économique comprime à quelques décennies seulement, mais c’est aussi une première étape de transformation qui préparera nos sociétés à l’évolution suivante : évolution au contenu encore inconnu, mais au moins aussi révolutionnaire pour notre système économique et nos modes de vie, n’en doutons pas. » [10] La démonstration de François Grosse est imparable : peut-être n’y avions-nous jamais pensé, mais promouvoir le recyclage nécessite en effet suffisamment de déchets à recycler… Or seule une croissance exponentielle de la consommation productive fournit suffisamment de déchets à recycler, ce qui en retour annule très rapidement tout bénéfice écologique du recyclage. C’est le serpent qui se mord la queue, pour ne pas changer. Notre technocrate, approuvé par Dominique Bourg, a tôt fait de trouver la formule miracle : « une économie quasi-circulaire » qui, dit-il, donnera au système cent ans de répit et dont il fournit les critères chiffrés. Avec du « quasi » on résout toutes les contradictions : une économie quasi-circulaire est une économie quasi-durable !

Il est à noter que l’ingénieur n’a que faire du fonctionnement de l’économie, il ne s’intéresse pas à la signification de la croissance dans le capitalisme, mais utilise exclusivement le terme de croissance au sens de « croissance de la consommation ». La proposition peut donc à bon droit tromper quelques décroissants égarés qui croiront y trouver une proposition de décroissance ou quelques économistes pour qui cette proposition de « décroissance » (de la consommation) ne touche pas à leur dogme de la croissance. Comme dans toutes les propositions en forme de « quasi », chacun pourra donc s’y retrouver et tout continuera plus ou moins comme avant. Pour le reste, après moi le déluge (en effet, dans cent ans, François Grosse et sa descendance directe ne seront plus de ce monde pour goûter aux conséquences collectives de sa proposition, conséquences renvoyées à une « évolution au contenu inconnu » mais « révolutionnaire » qui devra succéder).

Ainsi, de son propre aveu, le système capitaliste et ses experts n’ont plus rien d’autre à promettre (et ce, dans les scénarios les plus « ambitieux ») que cent ans au plus pour finir cette course vers le néant ! Un ralentissement de l’agonie, une direction politique réglementariste ou autoritariste, des moyens technologiques correspondants — voilà le meilleur de ce qui peut nous arriver jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à tirer des sols et des océans. Si en outre la majorité de la gauche est convertie à cette « urgence », que demande le peuple ?

Envisager une quelconque émancipation sociale dans un tel horizon relève d’une utopie fleur bleue. La question de l’émancipation, si elle a encore un sens, impose plutôt une révision immédiate des priorités de l’actualité, qui ne sont en aucun cas le « climat » ou une cause isolée sélectionnée par l’idéologie du moment, mais bien une évaluation sans fard des perspectives sinistres que nous promet la continuation de cette logique.

Sandrine Aumercier, septembre 2023.


[1] Andreas Malm, « Le Bolchevik et la nature », Période, 2017. En ligne : http://revueperiode.net/le-bolchevik-et-la-nature/

[2] Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, Paris, La Fabrique, 2001.

[3] Même s’il faut noter les travaux précurseurs du géochimiste Wladimir Vernadsky qui du reste n’était pas bolchevik.

[4] Wladimir I. Lénine, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, 1917. En ligne : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/09/vil19170910a.htm

[5] Slavoj Žižek, Revolution at the Gates, Londres, Verso, 2002, p. 193.

[6] https://taz.de/Slavoj-iek-ueber-Krieg-und-Klima/!5943165/

[7] https://www.fr.de/kultur/gesellschaft/slavoj-Žižek-wir-sind-bereits-mitten-in-der-apokalypse-92346380.html

[8] https://www.liberation.fr/environnement/climat/complotisme-climatique-en-plein-record-de-chaleur-lagence-meteo-espagnole-cible-dinsultes-et-menaces-20230505_REXJNQ2XKRFKTOWWTXIBO5OZFQ/ ; https://www.geo.fr/environnement/comment-la-secheresse-fait-elle-remonter-de-nombreuses-theories-complotistes-214639 ; https://legrandcontinent.eu/fr/2023/08/30/en-grece-des-chasses-aux-migrants-en-marge-des-megafeux/

[9] Voir https://www.systext.org/node/2 Il est seulement regrettable que les recommandations pratiques du groupe SystExt se refusent, elles aussi, à tirer les conséquences ultimes de leurs propres verdicts très sévères sur l’impossibilité intrinsèque d’une mine propre !

[10] https://lapenseeecologique.com/une-strategie-quasi-circulaire-un-modele-deconomie-circulaire-des-matieres-premieres-non-renouvelables/#_ftn1 ; voir aussi François Grosse, Croissance soutenable ? La société au défi de l’économie circulaire, Grenoble, PUG, 2023.

 

Tag(s) : #Critique de l'anticapitalisme tronqué de la gauche
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