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Le crépuscule de l'économie

Du contenu de la communisation des rapports sociaux

*

Clément Homs

2012

   

   Le contenu de la révolution se situe dans les profondeurs sociales de ce qui constitue le capitalisme d’abord comme une forme de vie sociale inédite, et la production historique de la révolution est d’abord  le fait pour tout mouvement révolutionnaire de « frapper au cœur de la synthèse sociale » (Robert Kurz [1]). Le schéma et le contenu de la révolution depuis le début du XIXe siècle ont toujours présupposé comme naturelle cette synthèse sociale capitaliste. L’Internationale Situationniste invitait déjà en 1962 à « reprendre l’étude du mouvement ouvrier classique d’une manière désabusée » (I.S. n°7). L'ossature des conceptions traditionnelles de la révolution pourrait être décrite sous trois aspects :

- Marxisme traditionnel et programme prolétarien. Le paradigme révolutionnaire prolétarien a porté une critique du capitalisme faite du point de vue du travail [2]. La lutte des classes a consisté à vouloir libérer le travail du capital en affirmant positivement et l’identité travailleuse de la classe ouvrière et le travail. Un principe prétendument éternel et transhistorique qui serait affirmé comme le noyau de la société future rendu transparent par l’abolition du voile mystificateur de la valeur grâce à un processus enfin conscient de planification, d’autogestion ou de constitution de la société des conseils. Dans cette vision-là, le travail reconnu comme essence de toute société aurait enfin son véritable dû. Une théorie du prolétariat fut établie sur cette critique superficielle. Théorie que l’on peut qualifier de programme prolétarien, dont le contenu et le but furent la montée en puissance de la classe ouvrière à l’intérieur du mode de production capitaliste, l’affirmation du travail productif et l’érection du prolétariat en classe dominante.

- Schémas pratiques du programme prolétarien. Ce programme prolétarien a vu la transposition pratique suivante. La tradition ouverte par Octobre 1917, surestimant l’insurrection armée, a imprimé une vision instrumentale et techniciste de la mobilisation des masses comme simple appui pour la conquête du pouvoir politique d’Etat, premier temps nécessaire dans cette vision gradualiste, pour planifier ensuite une transformation des rapports sociaux par une « révolution par le haut » [3]. La transformation prend ici la forme normative de la construction de « l’homme nouveau » aux dépens d’une auto-transformation collective de notre propre socialisation. Mais si la dimension étatique, autoritaire et violente du « socialisme réellement existant » à l’Est a engendré une première réaction dans les années 1920-30, avec l’ultragauche, puis une deuxième après la Seconde guerre mondiale avec la « troisième gauche » constituée autour de l’idéologie du mythe autogestionnaire [4], pour autant ces deux réactions n’ont fait que changer le schéma pratique (conseils ou démocratie économique à la place de la dictature du prolétariat) mais pas le programme prolétarien et le contenu « émancipateur » de la société future qui restait en tout point identique. Ce schéma de la transformation poussé à l’absurde au XXe siècle, est aujourd’hui caduc.

- Contenu « émancipateur » de la société communiste future. Est caduc également tout le contenu « émancipateur » même de ce qui était projeté comme société future de la révolution et de la réforme aux XIXe et XXe siècles. Au début du XIXe siècle, la société communiste ou anarchiste est imaginée comme la société des « producteurs associés » sur un mode, au départ, plus ou moins artisanal (c’est tout le paradigme de l’association du capital et du travail, dans le mouvement coopératif). Puis il y a eu une transformation du contenu de la société communiste, en fonction de la naissance de la société industrielle dans le sein de la société capitaliste [5]. Depuis 150 ans, la société communiste est désormais imaginée comme l’organisation de la production industrielle massive et équitable de biens utiles qui profiteront à tous. L’abolition de la société capitaliste est ainsi caractérisée par le dépassement d’un capitalisme mûr car géré par des trusts et des cartels et non plus par des bourgeois, ouvrant alors la voie à une gestion de l’économie et de l’industrie par les ouvriers. Pour ce faire, la révolution était caractérisée dans ses moyens par deux éléments, par la propriété collective des moyens de production d’un mode de production élevé au stade de l’automatisation industrielle grâce au capitalisme et par la planification centralisée de ce même contexte industrialisé. La société communiste future dans l’ensemble de ses variantes s’est ainsi toujours réduite à un mode de distribution régulé de manière juste et consciente, et adéquat à la production industrielle permise grâce au capitalisme. Hors du royaume de la nécessité, la liberté est celle de l’abondance d’un mode de production d’automatisation technologique intégrale. Et comme la société capitaliste n’avait pas toujours amené les forces productives d’un état industriel très avancée à celui de l’automatisation, une phase de « transition » pouvait être imaginée consistant généralement à continuer à faire travailler les ouvriers rémunérés par des bons de travail (et non de l’argent), pendant que l’on pousse plus encore la société industrielle machinique dans son point extrême de société intégralement automatisée : la société communiste. Cette société n’étant que la recherche de la meilleure façon de produire et faire circuler les biens, elle était une économie différente, mais qui restait une économie.

On peut dire qu’il y a eu trois critiques imbriquées dans l’anticapitalisme tronqué du vieux mouvement ouvrier depuis 150 ans :

- une critique du capital au nom du travail (et donc au nom de l'affirmation de la classe), impliquant deux autres critiques :

- une critique de l’Etat du capital au nom de l’Etat ouvrier ou du pouvoir ouvrier (sous la forme du schéma insurrectionnaliste amenant à la dictature du prolétariat, à la société du pouvoir des conseils, à la fédération des syndicats du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarcho-syndicalisme ou à la démocratie économique de la société autogérée)

- et une critique du travail au nom de la machine et de l’automation de la production.

Cette approche tridimensionnelle ne peut plus aujourd’hui servir de base à l’émancipation.

   Dans le cadre faussé du marxisme traditionnel, le mouvement ouvrier a toujours mieux su lister un programme des abolitions ou chercher à savoir qui sera capable de l’accomplir et qui s’y opposera, que d’esquisser à quoi doit ressembler immédiatement la forme de vie sociale nouvelle. Trop longtemps on a en effet plus insisté sur l’agent ou le sujet que sur le contenu même de la transformation des rapports sociaux. Même la position stratégique insurrectionnelle, radicale dans sa forme mais vide dans son contenu, était au pire obligée de penser la forme de vie sociale nouvelle comme étant la forme insurrectionnelle elle-même (comme dans certaines tendances des Autonomes italiens des années 70 ou dans la mouvance Tiqqun), fétichisant la violence pour la violence, ou pire, d’imaginer que de toute façon cette forme de vie nouvelle viendra et se donnera d’elle-même de manière spontanée au Sujet historique dans la lutte même (dans une vision à la fois déterministe, volontariste et optimiste). Ces positions sont aujourd’hui caduques.

   Toute rupture dans la théorie critique du rapport-capital n'est pas sans conséquence sur la théorie de la production du communisme. Il ne s’agit pas de faire la révolution mais d’être la révolution selon la formule d’Ursula Le Guin dans Les Dépossédés (1974). Face au futur sans avenir de la société industrielle, marchande et capitaliste qui triomphe, la communisation des rapports sociaux comme sortie de l’économie est immédiatement sacrifice de l’avenir transformateur au présent transformateur. C’est une transformation des rapports sociaux, de nos comportements, de nos imaginaires qui ne devront tendres à ne plus être des relations, des comportements, des imaginaires économiques, et qui doit commencer de suite. Changer la vie, transformer la vie quotidienne, c’est changer les fondements sociaux de la forme de vie collective présente. La sortie de l’économie est bien plutôt immédiatement déplacement discontinu des axes de gravités des médiations sociales structurant la forme de vie sociale constituant la pauvreté d’une simple vie économique, en entraînant l’auto-institution d’un nouvelle forme de vie collective fondée sur d’autres médiations sociales, d’autres formes de cohésion sociale qui opéreraient la synthèse sociale d’autres formes d’activité, d’autres formes de circulation des biens, où « travail », « salaire », « argent », « temps de travail », « consommation », « production », « échange », « troc », « marchandises », en un mot, l’économie, n’iront plus de soi.

   La vie quotidienne enchâssée dans la forme de vie collective, change alors. Dire que le contenu de la communisation des rapports sociaux produit le procès d'une sortie de l’économie, c’est dire que la communisation est le mouvement de la transformation des rapports sociaux économiques (capitaliste-marchands) en rapports sociaux non-économiques (communisés). On peut penser que c’est dans la constitution de cette nouvelle forme de la synthèse sociale que l’économique doit être « réenchâssé » afin d’y disparaître. Le processus d’une sortie de l’économie pourrait alors être pensé comme auto-institution, « réenchâssement », disparition. En ce sens où la communisation des rapports sociaux est la fin de l’économie, ce que Georg Lukács a exprimé dès 1923 et pas de manière totalement aboutie, quand il imaginait la future « économie socialiste » en ces termes antiéconomiques :

« Cette ‘‘ économie ’’ n’a plus cependant la fonction qu’avait auparavant toute économie : elle doit être la servante de la société consciemment dirigée ; elle doit perdre son immanence, son autonomie, qui en faisait proprement une économie ; elle doit être supprimée comme économie ». « La violence [révolutionnaire] n’est pas un principe autonome et ne peut jamais l’être. Et cette violence n’est rien d’autre que la volonté consciente, chez le prolétariat, de se supprimer lui-même – et de supprimer en même temps la domination asservissante des relations réifiées sur les hommes, la domination de l’économie sur la société » [6].

Jean-Marie Vincent a lui aussi exprimé cela :

« la thématique marxienne de la nouvelle société ne peut donc être réduite à celle du passage d’un mode de production à un autre ou d’une forme de production dominante à une autre forme de production dominante. Elle implique bien plutôt un déplacement du centre de gravité des activités sociales de la production vers les activités non productives au sens strict du terme. La production matérielle et immatérielle de valeurs n’a plus à être le modèle des autres activités, elle doit au contraire devenir production informée et vérifiée de façon permanente par les autres activités sociales en plein renouvellement » [7].

    Le dépassement de la société capitaliste ne peut être la reprise de la production de biens et de valeurs d’usage et d’une vie d’échange avec d’autres règles formelles, il ne peut être le fait d’une quelconque association de travailleurs/consommateurs « alternatifs ». Ce qui se présentera comme une communauté matérielle (de production et d’échange) ne pourra constituer une autre forme de vie sociale. Aucun medium fétichiste ne doit s'interposer entre les individus sociaux, et entre les individus sociaux et le monde.

   L’arrachement à l’économie ne peut être donc compris comme une façon de s’auto-organiser pour survivre. L’émancipation ne peut être que l’abolition de tout-ce-qui-peut-être-réappropriable-pour-y-être-auto-organisable, son objet ne peut plus être de constituer un « mode de production », une « libération » du travail (vis-à-vis du capital), une « bonne économie » ou encore une « autre économie ». La communisation dont le contenu est la fin de l’économie, ce n’est ni l’autogestion (ni la gestion), ni la gratuité (ni la non-gratuité) [8], ni la redistribution (ni la distribution), ni l’égalité économique (ni l’inégalité économique), ni la relocalisation (ni la globalisation). Il n’y a pas d’alter-économie qui tienne. L’émancipation n’est pas une nouvelle « économie », même régulée, décentralisée, relookée, relocalisée, démocratisée ou autogérée. Elle n’est tout simplement pas la meilleure façon de distribuer ou de produire des biens. « Le communisme, s’il tient évidemment compte de besoins, et s’il assure une production pour les satisfaire, n’en fait ni un point de départ ni la base de la vie sociale » [9]. La sortie de l’économie s’entend donc ni en termes de simple « expropriation » ou de simple « réappropriation » [10] mais seulement, au niveau le plus fondamental d’un processus révolutionnaire, en termes d’écart, dépassement et d’abolition du noyau de ce qui fait aujourd’hui « société » (un basculement). Si on peut penser que « la communisation fait le saut dans la non-économie » [11], elle ne peut être pensée et réalisée que dans la constitution d’une nouvelle forme de la synthèse sociale, gage du dépassement social du travail, de la valeur, de l’argent et de l’Etat.

 

Clément Homs

 

 

Extrait d'un texte paru en 2012 dans la revue Sortir de l'économie, n°4.

 

Sur ce thème voir aussi : 

- Critères du dépassement du capitalisme (Robert Kurz)

-Ère glaciaire pour la théorie critique ? (Robert Kurz)

- Sur l'invention grecque du mot "économie" chez Xénophon. Critique d'une supercherie étymologique moderne (Clément Homs)

- Critique du substantivisme économique de Karl Polanyi (Clément Homs)

- Révolution contre le travail ? La critique de la valeur et le dépassement du capitalisme (Anselm Jappe)

- Être libres pour la libération ? (Anselm Jappe)

 

[1]  Robert Kurz, Vies et mort du capitalisme. Chroniques de la crise, Lignes, 2011, p. 167. Toute une discussion serait à créer autour de la définition par R. Kurz du nouveau contenu de ce qui doit être la révolution, il semble penser qu’une « planification sociale », sans Etat, autour de la satisfaction des besoins, pourrait constituer une nouvelle synthèse sociale.

[2]  Cf. Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, 2009. 

[3]  Même si bien sûr, on ne peut ignorer la place occupée par les soviets, mais qui furent toujours des formes vides sans forme de vie sociale instituante autre que celle autour du travail, et qui donc se devaient d’« être trahis », cf. Rudolf Rocker et Victor Serge, Les soviets trahis par les bolcheviks (la faillite du communisme d’Etat), un texte de 1921, éditions Spartacus.

[4]  Autogestion. La dernière utopie ? (sous la dir. de Frank Georgi), Publications de la Sorbonne, 2003.

[5]  « Le modèle communiste des ‘‘ producteurs associés ’’ sur un mode plus ou moins artisanal [de la période de la subsomption formelle du travail par le capital] est maintenant remplacé [dans la période de la subsomption réelle du travail par le capital] par une association gestionnaire d’usines entières, formant la base d’une pyramide de conseil ou la démocratie directe assure la liberté de chacun d’une façon qui revient en fin de compte à l’intériorisation de la loi de la valeur », Bruno Astarian, « Eléments sur la périodisation du MPC : histoire du capital, histoire des crises, histoire du communisme », in Hic Salta, 1998.

[6]  Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, Les éditions de Minuit, 1960, p. 289, je souligne.

[7]  Jean-Marie Vincent, Critique du travail. Le faire et l’agir, PUF, 1987, p. 87.

[8]  « Communiser ce n’est pas rendre gratuit, et accessible à tous, ce qui existe déjà, de la téléphonie mobile à la centrale électrique en passant par la maison de la culture et la boulangerie du coin. Sinon, nous garderions moyens de production et modes de consommation en les délivrant de leur caractère marchand : remplir le caddie sans ouvrir un porte-monnaie, faire le plein d’essence sans sortir une carte Visa… la même vie en somme, moins la caissière, le banquier, le percepteur, le vigile », Gilles Dauvé et Karl Nésic, in « Communisation », op. cit.

[9]  Gilles Dauvé et Karl Nésic, op. cit.

[10]  Ce terme de « réappropriation » a souvent été utilisé dans les précédents numéros de Sortir de l’économie, cela me semble plutôt mal assuré aujourd’hui. Il présuppose ce qui doit être réapproprié comme quelque chose de naturel.

[11]  Bruno Astarian, « Activité de crise et communisation », juin 2010, in « III.3.1 “ La lutte pour une activité totalisante ” ». Astarian note aussi dans les exemples qu’il étudie, que « le principe de la ‘‘ production ’’ sans productivité est que l’activité des hommes et leurs rapports sont premiers par rapport au résultat productif ». De manière générale, cet auteur reste dans le paradigme de la production, du rêve d'une économie sans productivité. 

Tag(s) : #Que faire Quoi faire
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