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Gris est l'arbre de la vie, verte est la théorie

A propos d'un livre de Robert Kurz

Par Sandrine Aumercier

 

 

   Le texte de Kurz qui porte ce titre est paru dans Exit ! en 2007. Kurz y entreprend de démonter toutes les « théories de l’action » qui se sont succédé depuis les années 60 et dont il a été le contemporain et même le compagnon de lutte. Pour situer les choses : Kurz a été un militant actif pendant le mouvement étudiant de 1968, d’abord au sein du SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund) et sous la bannière de l’opposition extra-parlementaire (APO, opposée à la fois au SPD, Parti social-démocrate ouest-allemand, et à l´URSS). Après la désintégration du SDS, se constituèrent une constellation de K-Gruppen, petits groupements qui étaient la plupart maoïstes et constituaient la Nouvelle Gauche. Kurz y prit part activement et ne cessa de rédiger des articles et des pamphlets avec d’autres. Il fut exclu de son groupe en 1976 et s’engagea avec d’autres pour la création d’un « nouveau courant » marxiste-léniniste qui s’avérera un nouvel échec. Tandis que de nombreux anciens participants des K-Gruppen, se reconvertissaient progressivement dans les Verts allemands et les mouvements antiimpérialistes, Kurz lançait en 1984 avec quelques autres l´Initiative Marxistische Kritik qui allait poser les premiers jalons d’une étude des bases théoriques du militantisme de gauche [1].  Il en sort en 1984 un pamphlet ayant pour titre Épitaphe pour la nouvelle pleurnicherie suivi la même année de Fissures et provocations. Un règlement de compte avec la scène de gauche et alternative [Spaltpilze und Provokationen. Eine Abrechnung mit der linken und alternativen Szene]. Les auteurs (dont Kurz) attribuent les réactions véhémentes qu’ils ont suscité à leur « critique radicale… de la conscience de la scène oppositionnelle de ce pays ». La critique était donc déjà nommément dirigée contre la « conscience de gauche ». Ce qui était visé dans ce règlement de compte, c’était notamment le fantasme d’une « scène » alternative à partir de laquelle on pourrait renverser le système capitaliste.

   Loin de s’exprimer « au-dessus de la mêlée », Kurz parle donc au contraire en personne avertie, de l’intérieur du milieu militant où il a été actif pendant toutes ces années. On ne peut pas comprendre ce texte sans le relier à son parcours. Il défendra toujours par la suite le principe d’une critique immanente du système capitaliste. Mais cette position ferme ira de pair avec une critique non moins acérée de ceux qui vont justement noyer toute action et toute critique dans les rapports de forces immanents, en faisant de cette immanence une vertu. Reconnaître l’immanence de la critique ne signifie pas pour Kurz s’identifier avec les rapports sociaux dont elle provient ; cela signifie prendre acte de l’histoire de la modernisation capitaliste, qui ne laisse aucun lieu intact à partir duquel il serait possible de se poser en extériorité, notamment les illusions « alternatives » qui prennent la relève de l’approche classiste des luttes. La critique doit se mettre au niveau de cette immanence sans s’y confondre. Pour cela, il y a urgence d’en rendre compte en théorie : en d’autres termes, ce qui fait que nous sommes enfermés dedans. Il ne suffit pas d’accuser le capitalisme de tous les maux ; il faut dire comment il fonctionne.

   Kurz refuse donc autant une fausse position de surplomb qu’une identification avec la base militante. Il est notable que ce double refus le conduit à rompre avec la gauche activiste tout comme à refuser son intégration dans une institution reconnue, par exemple universitaire. Il incarne en ce sens une position tout à fait originale, concrète et intransigeante sur le plan pratique — puisqu’il se ferme à la fois une carrière académique et une carrière militante, sans cesser d’alimenter la polémique permanente avec ces champs-là. Ce faisant, Kurz n’a jamais prétendu se tenir hors du système, mais il a voulu y prendre position. Il est très probable que c’est cette intransigeance-là que beaucoup ne lui pardonnent pas.

Kurz, à la suite d´Adorno, relève dans la gauche mouvementiste une sorte d’intimidation permanente à « agir » qui est plus que suspecte et signale plutôt son impuissance endémique devant la progression de la crise. L’œuvre de Kurz développe ainsi une longue explication critique avec la question de l´’action révolutionnaire, son échec historique et les raisons de l’étranglement politique de la gauche post-soixante-huitarde et postmoderne. La théorie kurzienne de la crise — crise de la valorisation, crise de la forme-État, crise de la forme-sujet — prend au sérieux la nécessité d’expliquer cette impasse.

   Il est fréquent de reprocher à la critique de la valeur son arrogance théorique, voire « l’attentisme » et le « Nirvana philosophique » [2] dans lequel elle se complairait pendant que d’autres, au moins, se retrousseraient les manches. Voici entre autres un jugement qu’on peut lire dans Streifzüge : « En termes bourdieusiens, la critique de la valeur s’est emparée du capital symbolique de la science et a tenté d’établir ses propres critères de bon goût (théorique), de se poser en faiseur de goût et de prouver ainsi sa supériorité. » [3] Lorsque le même auteur de Streifzüge (suivi en cela par les auteurs de la revue Stoff), accusent la critique de la valeur d’une « prétention particulière à l’autorité et donc à la fonction de domination de la théorie, en particulier là où celle-ci veut devenir pratique ou pertinente dans la pratique, [qui] renforce la séparation hiérarchique entre le travail manuel et le travail intellectuel, entre les personnes formées académiquement et celles dites éloignées de la formation », on peut dire qu’ils n’ont rien compris ou plutôt qu’ils n’ont rien voulu comprendre de la démarche de Robert Kurz. Car ce dernier constitue plutôt le contre-exemple de la théorie bourdieusienne de la reproduction sociale : issu d’un milieu ouvrier, ayant interrompu son doctorat, ayant été exclu de divers groupes militants, et resté toute sa vie en marge des partis et des institutions, il est particulièrement abusif de lui attribuer une captation de capital symbolique de la bourgeoisie cultivée ! Kurz ne renforce pas la séparation entre travail manuel et intellectuel, mais il fait exploser de l’intérieur le cadre de cette séparation par la position même qu’il prend dans ce débat et les choix existentiels qu’il a faits. Ceux qui la renforcent au contraire, sont ceux qui ne cessent de souligner l’incapacité des classes populaires à entrer dans un raisonnement complexe et la nécessité condescendante et démagogique de « se mettre à leur niveau ».

   Or l’ignorance des propres conditions inconscientes traverse toutes les classes sociales et n’est donc pas une particularité des classes populaires. Quant au « capital culturel », il peut constituer non pas une ouverture, mais une obstruction à toute théorie critique. Comme « capital » justement, il est par définition au service de sa propre reproduction. Il est en tout cas réactionnaire de placer la question du savoir à cet endroit-là, si l’on défend l’idée que ce dont il s’agit, c’est de déclencher un mouvement pour comprendre, et non pas de faire fructifier un bon capital. Ceux qui n’ont pas reçu de « capital culturel » au biberon n’ont pas besoin de se chagriner ; ils n’ont pas moins que les autres le droit de se poser des questions, et même des questions difficiles !

   La critique opposée existe aussi, à savoir que Kurz serait trop expéditif lorsqu’il « règle ses comptes » avec d’autre théoriciens. Il doit y avoir une raison pour que Kurz soit l’objet de deux reproches aussi diamétralement opposés : ici trop intellectuel, ici trop peu. Son intention n’est pas de faire de la philologie, ce qui le conduit à expédier sans ménagement certains discours, à charge pour le lecteur de départager l’intention critique et l’intention polémique. Si on ne repère pas ces différentes strates, on passe à côté du cheminement qui a conduit jusque-là.

   On ne voit pas comment une théorie exigeante peut se développer sans « polémiquer », incluant des moments d’exagération. Marx aussi était un grand polémiste. Cependant, nous n’avons pas à fétichiser la polémique, mais à entrer dans son cheminement pour juger de ses résultats. Pour suivre l’intention de Kurz, il va falloir prendre congé à la fois d’un intellectualisme bourgeois qui n’est pas le sien et d’un anti-intellectualisme pseudo-anti-bourgeois (car il est en réalité petit-bourgeois, comme le remarque Adorno). C’est seulement une fois débarrassé de ces deux boulets qu’on peut commencer à élaborer un autre rapport à un savoir qui résiste, un savoir dont on ne veut rien savoir, avec ou sans « capital culturel ».

   Les reproches contradictoires à l’encontre de Robert Kurz sont l’expression de la dichotomie réelle entre la « pensée » professionnalisée et institutionnalisée, celle des philosophes, à une extrémité du spectre social et la fébrilité « pratique » à l’autre extrémité. Cette dichotomie mérite bien sûr d’être examinée dans sa particularité moderne. Dans « Notes sur la théorie et la pratique », Adorno fait remonter le « problème de la pratique » d’abord à la Renaissance puis finalement à « l’ancienne séparation entre le travail du corps et le travail de l’esprit, sans doute jusqu’à l’obscure préhistoire » [4]. Il tente ici d’historiciser ce problème, mais reste de toute évidence dans un énorme flou historique. Il affirme en tout cas que, dans les conditions qui sont celles de la modernité, le prétendu « primat de la praxis » est le fait d’un surmoi collectif qui se laisse aller à une immédiateté qu’il qualifie de régressive, pernicieuse, irrationnelle, narcissique (ce sont ses termes : on sent une forte envie de trouver un diagnostic adéquat !). Seule la théorie permet selon lui, à rebours, de médiatiser le système global de la société auquel se confronte toute pratique, et ainsi de comprendre son échec à surmonter les contradictions sociales : « Le passage à la praxis sans théorie est justifié par l’impuissance objective de la théorie, et il multiplie cette impuissance par l’isolement et la fétichisation du moment subjectif du mouvement historique, de la spontanéité. On peut dire que la perversion de celle-ci est une réaction au monde administré. » [5]

   Mais Adorno n’est pas dégagé d’une idéalisation symétrique de la théorie, lorsqu’il voit dans la séparation entre travail matériel et travail intellectuel un moment, émancipateur en soi, d’arrachement à la nature : « Cette séparation désigne une étape du processus qui permet de sortir de la prééminence aveugle de la praxis matérielle, et d’accéder potentiellement à la liberté. Le fait que certains vivent sans travail matériel et, comme le Zarathoustra de Nietzsche, jouissent de leur esprit, ce privilège injuste dit également que cette possibilité existe pour tous ; surtout au stade des forces techniques de production qui permettent d’entrevoir une disparition globale du travail matériel, réduit au minimum. » [6] Comment comprendre un tel énoncé quand Adorno affirme quelques pages plus loin que l’activisme est un effet de la priorité moderne des moyens sur les fins, soit de la pensée instrumentale, provoquée selon lui par « le niveau des forces de production techniques » ? Adorno se retrouve alors devant l’alternative bizarre (qui constitue une impasse de la théorie critique) de devoir assigner de meilleures fins aux fins irrationnelles du capitalisme. On reste ainsi enfermé sans le savoir dans la pensée instrumentale, mais en brandissant des finalités plus élevées, produites sur la base d’un idéalisme qui reste lui aussi le produit de cette séparation moderne entre les fins et les moyens. On peut mettre cet énoncé en rapport avec la thèse d´Aurélien Berlan sur la liberté des modernes comme fantasme de délivrance des nécessités de la reproduction matérielle [7].

   Adorno, à cet endroit, ne remarque pas qu’il reconvertit le sujet de la pensée, pourtant aliéné, en siège a priori d’une activité émancipatrice. En ce sens, il repositive dialectiquement le moment de négativité porté par la théorie critique. Sous prétexte d’écarter une fausse réconciliation « concrétiste », il reperd l’analyse critique de cette séparation. Ceci n’est possible que parce qu’il affirme cette fois dans la foulée et sans hésitation : « L’humanité s’éveille avec la séparation de la théorie et de la pratique. » [8] L’analyse de la violence structurelle du capitalisme est alors noyée dans une injonction faite par Adorno à « l’humanité » de renoncer à la violence immémoriale sous peine de sombrer dans la catastrophe. Ce sont des imprécisions fatales à la théorie critique.

   Alors qu’Adorno refusa de participer au mouvement de Mai 68, d’autres, comme Marcuse, y participèrent pleinement. Le mouvement étudiant avait précisément voulu abolir la dichotomie entre la sphère de la pensée et la sphère de l’action, entre étudiants et ouvriers ; la suite en a prouvé l’impasse. Kurz reprend donc quelques trente-cinq ans plus tard un débat qui peut sembler daté, mais qui témoigne en fait de l’enlisement permanent de la gauche dans cette question. En partant des mêmes questions qu’Adorno, et en refusant pareillement les délices de la réflexion stratégique et de l’organisation, ainsi que le dogme de « l’unité de la praxis et de la théorie », Kurz va cependant emprunter un autre développement et rester pour sa part inflexible sur la négativité du moment théorique. Là où Adorno parlait encore comme un rejeton de l’université, Kurz parle comme un rejeton des mouvements politiques des années 70 sur lesquels il effectue un retour critique.

   Ce rapide arrière-plan montre que l’exigence de Kurz est très précise et qu’on ne peut pas la débouter à partir d’une identification unilatérale extérieure à son projet. Il est clair que nulle part, jamais, Kurz ne dit que faire de la théorie suffira à abolir le capitalisme. (Adorno ne le dit pas non plus, mais l’absolutisation du moment théorique lui ferme en quelque sorte l’accès à une prise en compte des mouvements sociaux réels.) Jamais non plus Kurz ne dit : « Ne faîtes rien ». Les textes de la critique de la valeur sont d’ailleurs parsemés de remarques incidentes qui témoignent de discussions, de malaises, voire de fâcheries autour des engagements pratiques et des mouvements sociaux ; ils ne sont pas au-dessus de cette question. Roswitha Scholz donne dans un entretien une position claire à ce sujet : « Au sein d´Exit ! nous n’avons aucune ambiguïté à ce sujet : nous sommes un groupe théorique, et nous considérons la théorie comme un domaine de pratique sociale à part entière, qui ne peut pas être réduite au niveau du combat politique. En aucun cas nous ne sommes opposés à un engagement critique concret — au contraire — par exemple contre des tendances néofascistes. Mais ce type d’engagement ne peut pas être opposé à une élaboration théorique nécessaire et qui opère à un niveau différent. » [9]

   La critique de la valeur-dissociation insiste sur le fait qu’un activisme qui ne veut rien savoir du niveau catégoriel du capitalisme — à savoir le fonctionnement réel de ses catégories — est condamné d’avance, ainsi que le montre l’histoire des luttes. Pour le dire autrement, il ne sert à rien de s’opposer à tel ou tel aspect isolé du « capitalisme » si on n’entre pas résolument dans les déterminations opératoires de la marchandise, de l’argent, de l´État, du travail abstrait, ainsi que leurs articulations logiques et historiques. De plus, selon Kurz — et c’est essentiel — les concepts ne portent pas écrits dans leur substance la forme que doit prendre l’action. Et ils ne vont pas non plus épargner à chacun le casse-tête de se poser la question pour son propre compte. Le théoricien n’est pas en position d’avant-garde, d’éduquer les masses, de prescrire une action efficace, de déterminer un calendrier.

   Kurz est donc extrêmement rigoureux en imposant à l’élaboration théorique une telle abstinence. Celle-ci ne consiste pas à « ne rien faire », elle consiste à dire que ce n’est pas le rôle de la théorie de nous dire que faire. Kurz refuse d’attribuer à la théorie davantage qu’elle ne peut fournir. Ce faisant, il libère aussi les pratiques existantes de leur préemption idéologique. Certaines choses sont à faire indépendamment d’une justification idéologique, mais sans constituer un alibi pour l’ignorance théorique. Cet aspect est certes implicite chez Kurz, mais il importe de remarquer qu’une indépendance (relative) de la théorie signifie également une indépendance (relative) de la pratique et donc aussi une libération des possibilités d’émancipation de la gangue autoritaire du marxisme historique [10]. La polarisation impuissante de la théorie et de la praxis — qui n’a de cesse de chercher à faire coïncider les deux par la suraffirmation de leur unité — n’est pas seulement dans la tête, de sorte qu’il suffirait d’en « prendre conscience » pour lever la contradiction. Elle est dans la nature même des rapports de production capitaliste et il n’est pas entre nos mains de la supprimer.

   Kurz déboute ainsi la vieille question posée par le romancier russe Nikolai Tchernychevski (1863) et reprise par Lénine en 1901, qui semble l’avoir tracassé toute sa vie. Demander ce qu’il faut faire, dire ce qu’il faut faire, c’est déjà se fourvoyer dans les impasses de la raison instrumentale et lui inféoder la théorie, qui de servante, verse volontiers dans son contraire dialectique, une position de fausse souveraineté. On pourrait dire avec Freud et pour reprendre Adorno qu’on est déjà dans une injonction du surmoi. Rappelons que Freud situe justement la genèse du surmoi dans la culture et sa sévérité dans le complexe pulsionnel : « Le surmoi de l’enfant ne s’édifie pas d’après le modèle des parents mais d’après le surmoi parental ; il se remplit du même contenu, il devient porteur de la tradition, de toutes les valeurs à l’épreuve du temps qui se sont perpétuées de cette manière de générations en générations. » [11]

   Poser la question ainsi oblige à interroger, sur le versant collectif, la genèse culturelle d’une telle urgence d’agir. Il y a dans la modernité capitaliste une injonction à « l’action politique » qui lui est immanente et accompagne tout son développement.  Kurz apporte une contribution essentielle à l’élucidation de cet impératif en montrant que la reproduction capitaliste est toujours déjà une contradiction en procès porteuse des deux moments immanents à son fonctionnement, que sont la « pratique théorique » et la « pratique pratique ». Le capitalisme ne peut pas fonctionner « comme dans du beurre », sans élaborer sa propre critique interprétative (notamment contre les traditions prémodernes et les stades dépassés de son propre développement, puis désormais contre les institutions de protection qu’il a lui-même mises en place dans la période fordiste) en même temps que les recettes pratiques qui sont censées en découler, sur le mode du solutionnisme utilitariste. Le capitalisme nécessite en ce sens un « traitement permanent de la contradiction » [12] qui se résume en une administration de crise et une lutte immanente des intérêts privés pour faire valoir l’une des interprétations en concurrence, qui va toujours aussi impliquer une conception particulière de la pratique. La « lutte des classes » représentait dans le champ marxiste l’une de ces interprétations réelles à l’intérieur du processus de modernisation capitaliste global ; elle est entretemps historiquement caduque. Kurz esquisse ainsi une théorie de l’idéologie qui prend racine dans « le désir de s’expliquer les conditions de vie […] ou d’interpréter le capitalisme de telle sorte que l’on puisse soi-même s’y maintenir. » [13] La « pratique pratique » et la « pratique théorique » sont toutes les deux des moments de ce processus global d’autojustification et sont toutes les deux préformées par la matrice fétichiste a priori

   En désignant « une identité entre forme d’action et forme de pensée » transportée par l’« a priori muet de la reproduction sociale et matérielle » [14], Kurz indique une limite à l’une et à l’autre. Elles ne peuvent pas être renversées prises par un seul côté. Mais elles ne peuvent pas davantage être surmontées par la plate proclamation de leur unité. Kurz vise ainsi la praxis au sens étroit d’une prétention politique de transformation sociale immédiate ; une telle praxis prétend s’élever au-dessus de la praxis quotidienne — soit le triptyque : travailler, consommer, voter — sans analyser jusqu’au bout son propre enlisement dans les contradictions de la reproduction globale. Il est à noter que Kurz ne vise pas ici les insurrections spontanées et les luttes vitales sur les fronts de crise. Il cible explicitement un public très précis d’intellectuels de gauche qui se donnent, comme les nommait Adorno, pour les « organisateurs » de la lutte, et ne sont concernés par les difficultés croissantes de la majorité de l’humanité souvent que par procuration.

   De même que la pratique de tous les jours est enlisée dans le rapport de forme, il en va de même selon Kurz pour la théorie qui est toujours déjà un moment d’interprétation immanent de cette forme sociale. La théorie critique a pour tâche d’analyser cette ontologie, donnée pour indépassable, et donc de se dépasser elle-même en ne cédant rien sur sa propre négativité. Cette négativité n’est pas donnée par une réaction d’indignation, mais par l’effort d’entrer dans l’histoire de la constitution du capitalisme et le déploiement de ses catégories. Il ne s’agit donc pas de jouer la carte de la théorie contre la carte de l’action, mais bien de mettre en évidence leur commune compromission dans la reproduction capitaliste. Cette analyse permet notamment d’expliquer la sensation désespérante que, dans ce contexte, l´’affirmation et la critique sont « identiques dans leur caractère légitimateur et interprétatif, une telle critique visant précisément le maintien et la prolongation à tout prix du processus systémique capitaliste. » [15] Pour le dire plus simplement, on n’arrive plus à faire la différence entre le oui et le non. Il n’est pas étonnant que certains se réfugient dans l’agitation irréfléchie et d’autres dans leur tour d’ivoire intellectuelle : Kurz y oppose la nécessité incontournable d’analyser les déterminations immanentes de cette condition. C’est une nécessité de la critique qui n’a rien à voir avec la pureté d’une théorie a priori.

   Kurz se lance alors dans l’examen des différentes théories qui se sont partagé le champ depuis les années 70, de la planification socialiste du marxisme de parti à la métaphysique de l’intentionnalité postmoderne, en passant par le structuralisme, le post-structuralisme, l’opéraïsme et le post-opéraïsme.  Le résultat actuel en est un morcellement impuissant en une myriade de « luttes » qui ne cessent d’appeler stérilement à leur « convergence ». Elles seraient le plus souvent bien en mal de dire vers quoi il faut converger, ou simplement de se mettre d’accord entre elles. Les théories examinées par Kurz se répartissent en « théories de la structure » qui donnent la prééminence à la totalité sociale, et en « théories de l’action » qui partent de l’individu. Cette polarisation des deux moments de la même constitution fétichiste ne veut rien savoir de sa propre unité négative. Car, dit Kurz « chacune de ces deux approches a raison, mais sur la base d’une erreur commune, soit l’occultation de la constitution-fétiche et de son rapport à la forme. » [16] L’insistance sur l’un des pôles de cette contradiction, comme objectivisme interprétatif ou subjectivisme interprétatif, finit immanquablement par se renverser dans son pôle opposé. Cette matrice idéologique omet d’examiner la constitution génétique de la forme. [17]

   Alors qu’Adorno s’en prenait aux activistes imbus de leur théorie spontanée, Kurz s’en prend plutôt à leur fournisseur en théorie. L’affirmation de « l’unité de la théorie et de la praxis » ne fait qu’entériner l’état des choses en l’enrobant d’une prétention de le transformer. Le refus de déduire une application pratique de l’élaboration théorique vise précisément le cœur de la séparation réelle entre sujet et objet, activité intellectuelle et activité pratique. Ni la théorie seule ni l’action seule ne vont surmonter ces dichotomies, mais aussi, comme y insiste Kurz, pas davantage l’affirmation de leur unité immédiate qui cherche « à réunir le séparé en tant que séparé » (Guy Debord), sans prendre la mesure de la séparation réelle. Il n’y a pas de rapport d’application immédiat entre une idée et une action, puisque le rapport de forme détermine les divisions propres à la socialisation capitaliste, y compris la concurrence des intérêts privés qui transforme n’importe quelle « bonne idée » en marchandise. Nous ne pouvons pas abolir ce rapport de forme par un décret de la pensée.

   Kurz reprend à Adorno l’idée qu’il y a dans la théorisation aussi un moment pratique, mais il développe cette idée tout autrement. La « pratique théorique » n’est pas moins pratique que la « pratique pratique », mais elle ne l’est pas au sens instrumental. Contrairement au léninisme, elle ne s’avance pas avec l’intention d’éclairer les masses. Elle est là pour analyser les déterminations du réel, construire les concepts correspondants et conduire à une autre appréciation du présent, qui ne peut pas être directement déduite des phénomènes. En insistant sur la nécessité et l’indépendance du moment théorique, Kurz se refuse à jouer les avant-gardes et invite plutôt les camarades à cesser, comme aurait dit Hegel, de crier sauve-qui-peut aux seuls mots de « pensée » et d´ « abstraction ». Car c’est quand même à Hegel qu’on doit d’avoir montré que le plus immédiat, qui nous paraît aussi le plus concret, est précisément pour cette raison même le plus abstrait, en tant qu’isolé de l’ensemble de ses déterminations. Ainsi, une analyse de détail et une recherche empirique peuvent être précieuses, mais si elles sont autonomisées dans un sens affirmatif et non critique, elles risquent de se mettre simplement au service de la reproduction de la totalité capitaliste qui excelle à les instrumentaliser. C’est ce que Kurz reproche aux généalogies historiques pourtant pénétrantes de Foucault : elles hypostasient l’analyse transversale des micropouvoirs au nom d’une théorie de la société comme somme des interactions particulières, en se privant de la possibilité d’inscrire ces interactions dans le champ de la domination impersonnelle de la valeur, qui se trouve à nouveau invisibilisée.

La position de Kurz entraîne quelques conséquences.

   1/ La première est que « faire de la théorie » a aussi des effets. On n’est plus tout à fait le même au bout d’un tel parcours qu’au début ; la théorie est en ce sens dotée d’une effectivité intrinsèque, mais c’est une effectivité qui n’est pas « mesurable » sur une échelle d’efficacité, soit au sens économique du terme. Cette approche de la théorie dément son exercice bourgeois, à savoir une occupation confortable et rémunérée que certains peuvent exercer pendant que d’autres s’occupent des tâches matérielles de reproduction. Elle est au contraire une nécessité dictée par l’accumulation des crises et des impasses ; une nécessité de comprendre ce qui nous arrive, qui n’a rien d’un luxe intellectuel et qui n’est pas en soi réservée à une classe éduquée. On trouve dans l’anti-intellectualisme vulgaire l’idée qu’il s’agit d’une activité improductive et entretenue (au point que Pol Pot a pu faire exécuter des porteurs de lunettes). Cette haine fonde aussi une version de l’antisémitisme structurel, qui fait par exemple que la sociologie ou la psychanalyse ont pu si souvent être qualifiées de « sciences juives ». L’association juif et intellectuel se retrouve dans les purges staliniennes contre les intellectuels juifs après la guerre, accusés d’être « cosmopolites ». Le thème du Juif parasite se double souvent du thème de l’intellectuel parasite et ont en commun une aversion primaire pour l’exercice de la pensée à laquelle sont volontiers attribuée des pouvoirs occultes.

   La société capitaliste a radicalement échoué à donner au savoir un autre statut que celui d’un privilège élitiste, en le « démocratisant » à la mesure des seules exigences du système global de concurrence. L’appropriation du savoir est, de la sorte, identifiée à « ceux qui réussissent » à l’école et après, même quand ils ne réussissent qu’à répéter ce qu’ils ont appris par cœur. Soit dit en passant, le refoulement et l’ambivalence foncière quant au savoir inconscient qui a été mise à jour par Freud peut ainsi continuer à prospérer tranquillement à l’ombre du bourrage de crâne scolaire.

   2/ Le deuxième effet est que cette effectivité de la théorie ne doit pas être confondue avec un vœu de toute-puissance, qui lui conférerait per se une capacité magique de transformation collective. Elle est justement soumise dans le cadre des rapports sociaux réels aux mêmes limitations que n’importe quelle autre intervention, elle se cogne sur la même atomisation des individus et la même impuissance des pratiques émancipatrices, mais peut-être en meilleure connaissance de cause. Ce faisant, elle se positionne autrement dans le champ des rapports de force, c’est-à-dire en indiquant le problème de la séparation sociale (induite par la division moderne du travail) et la contrainte de forme de la logique de valorisation capitaliste, qu’elle s’efforce de théoriser à partir de la place immanente qu’elle y occupe.

   La théorie, dégagée de sa préemption académique autant que de sa prise en otage militante, met en jeu la capacité négative de refuser l’identification immédiate avec l’existant, même au nom de l’urgence. Cela peut sembler très peu, et beaucoup en retiennent l’impression de « repartir les mains vides ». En réalité, c’est énorme, car cela suppose un haut degré d’acceptation de sa propre limitation, qui ne signifie pas de se condamner à se croiser les bras. La conclusion de Kurz est sans appel : « Il faut développer dans la critique du fétiche un nouveau concept de pratique théorique qui refuse toute fusion de la réflexion critique avec la contre-pratique préétablie du traitement immanent de la contradiction, voire avec une métaphysique quotidienne. La tension nécessaire entre les deux niveaux d’action doit être maintenue. Toute exigence visant à résoudre unilatéralement cette tension dans l’action pratique immanente et à la faire taire signifie la laisser s’effondrer sur elle-même avant d’avoir atteint le seuil d’un dépassement réel du capitalisme et donc, en fin de compte, la faire retomber dans la pseudo-activité. Pour pouvoir briser la constitution-fétiche, la pratique théorique et la contre-pratique immanente doivent toutes deux subir chacune dans leur propre champ un processus de transformation, jusqu’à ce que les deux parties se dépassent et ne puissent se fondre que dans le résultat. La fameuse unité de la théorie et de la pratique ne saurait donc constituer une condition préalable, mais seulement un telos immanent de la critique catégorielle ; soit elle coïncide avec la transcendance réelle, soit elle ne sera pas. » [18]

   Kurz va jusqu’à dire que cette transformation réelle signifierait la fin de la forme-théorie et de la forme-pratique, c’est à dire de la théorie et de la pratique comme rapport de forme polarisés dans le capitalisme. Comment peut-on continuer avec cela à lui reprocher une position de supériorité intellectuelle assise sur ses privilèges ? On mesure aussi l’éloignement de cette position avec celle d´Adorno, qui concevait encore la théorie comme un moment de liberté dans le non-libre. Défendre résolument une certaine indépendance de la théorie à l’intérieur de la tension irrésolue de la forme sociale ne signifie nullement lui supposer un privilège de liberté qu’elle n’a pas. Cette revendication d’indépendance correspond à une insistance inflexible sur la négativité de la critique, et rien de plus. Elle affirme le non-identique au cœur de l’identique. Elle cherche à rétablir une différence de principe entre le oui et le non.

   Cette lecture de Kurz ne permet donc pas de prêter foi à tous les reproches qui lui sont adressés, pas plus qu’elle ne devrait nous conduire, devant les exigences de la pratique, à dégainer une réponse automatique de dégoût devant les « luttes », qui devient vite aussi un réflexe défensif. Il est légitime de continuer à se poser la question de la pratique et d’intervenir là où on estime devoir le faire. Mais la déduction subjective qui conduit à de telles interventions ne peut pas se chercher une tutelle ou une garantie qui n’est pas le rôle de la théorie. Kurz a refusé de s’identifier aussi bien à l’avant-gardisme léniniste qu’au paternalisme de la classe intellectuelle qui est l’une des formes que prend l’infantilisme scolaire et citoyenniste : quelqu’un d’éclairé doit nous dire quoi faire. Ce quelqu’un n’existe pas et nous ne sommes pas libérés de la nécessité de traiter cette question ; une émancipation véritable commence au moins à cet endroit. La position kurzienne implique donc que dans un contexte de crise généralisée, il n’y a aucun moyen de se mettre à l’abri : ni dans l’agitation tous azimuts à un pôle de la contradiction, ni dans un intellectualisme autoréférentiel au pôle opposé, ni dans la pseudo-unité des deux. Mais on peut commencer à analyser ce qu’on est toujours déjà en train de faire de manière immanente et cette analyse aura nécessairement des conséquences sur nos positions pratiques. Si Kurz se refuse à se poser en éclaireur, sa position réintroduit le principe même de la différence entre le oui et le non, celle que le capitalisme excelle justement à rendre indiscernable. Cette différence est loin de n’être que théorique.

Sandrine Aumercier, Octobre 2022.

Ce texte est la version écrite d’un exposé présenté au camp d’été de l’association Crise & Critique le 19 août 2022 et le 1er octobre 2022 à Longo Maï, Limans, dans le cadre de la présentation du livre de Robert Kurz, Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie, trad. S. Aumercier, Albi, Crise & Critique, 2022.

Source / Grundrisse : Psychanalyse et capitalisme


[1] Pour les détails, je renvoie à l’article de Clément Homs, « Les chiens de rue de la théorie critique. Robert Kurz et les origines de la revue Krisis (1966-1992) : protagonistes et préhistoire de la critique de la valeur-dissociation », dans Jaggernaut, n°5, à paraître.

[2] Voir Jürgen Albohn, « Kritik der Wertkritik », dans Grundrisse 16, 2005, p. 20.

[3] Andreas Exner, « Ein Durchgangsstadium mit offener Perspektive », Streifzüge, 21 juin 2016. En ligne : https://www.streifzuege.org/2016/ein-durchgangsstadium-mit-offner-perspektive/

[4] Theodor W. Adorno, « Notes sur la théorie et la pratique », dans Modèles critiques, Paris, Payot, 2003, p. 279.

[5] Ibid., p. 283.

[6] Ibid., p. 284, souligné par moi.

[7] Aurélien Berlan, Terre et liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, La Lenteur, 2021.

[8] Theodor W. Adorno, « Notes sur la théorie et la pratique », op. cit.,  p. 284.

[9] Roswitha Scholz, « Valeur-dissociation, sexe et crise du capitalisme : interview par Clara Navarro Ruiz », dans Constelaciones. Revista de Teoria Critica, n° 8-9, 2017. Paru dans Jaggernaut, n°2, Albi, Crise & Critique, 2020.

[10] Certains disent en ce sens : un rapport pragmatique à nos actions. Un tel rapport ne prétend pas à une « cohérence subjective » entre nos idées et nos actes, qui est elle-même imaginaire.

[11] Sigmund Freud, « La décomposition de la personnalité psychique », in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Gallimard, 1989 [1933], p. 93.

[12] Robert Kurz, Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie, Albi, Crise & Critique, 2022 [2004], p. 42.

[13] Ibid., p. 45.

[14] Ibid, p. 34.

[15] Ibid., p. 53.

[16] Ibid., p. 60.

[17] Ibid., p. 63-65.

[18] Ibid., p. 179.

Pour commander l'ouvrage : Robert Kurz - Gris est l'arbre de la vie, verte est la théorie - Éditions Crise & Critique (editions-crise-et-critique.fr)

 

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