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Révolution contre le travail ?

La critique de la valeur et le dépassement du capitalisme

(extraits)

*

Anselm Jappe

 

   [...] Chez Marx, le statut théorique du travail n’est pas toujours très clair. Mais il est indéniable que le travail sous son aspect de « travail abstrait », de pure dépense d’énergie, y constitue une catégorie négative et « fétichiste ». C’est le travail abstrait – ou, pour mieux dire, le côté abstrait de chaque travail –, et lui seulement, qui donne leur « valeur » aux marchandises, et qui forme donc aussi la « substance » du capital. Le capital n’est pas le contraire du travail, mais sa forme accumulée ; le travail vivant et le travail mort ne sont pas deux entités antagonistes, mais deux « états d’agrégation » différents de la même substance de travail. En tant que travailleur, le travailleur n’est nullement hors de la société capitaliste, mais constitue l’un de ses deux pôles. Une « révolution des travailleurs contre le capitalisme » est alors une impossibilité logique ; il ne peut exister qu’une révolution contre l’assujettissement de la société et des individus à la logique de la valorisation et du travail abstrait, une révolution contre la subordination du concret à la reproduction tautologique du même (l’argent). Une telle critique du travail découle nécessairement du concept marxien de travail abstrait, que Marx considérait comme sa découverte la plus importante – même s’il n’en a pas tiré toutes les conséquences. Dans le mouvement ouvrier, il n’en reste rien ; au contraire, le travail est exalté et la critique majeure adressée à la bourgeoisie est qu’elle ne travaille pas. La révolution telle que la comprend le marxisme traditionnel se limitera alors à remettre à ceux qui travaillent la propriété juridique des moyens de production. Les travailleurs continueraient ensuite à travailler et à produire de la valeur qui se représente dans l’argent, etc. - mais tout cela « sous contrôle ouvrier » [1] .

   Aucun programme d’émancipation ne peut donc plus se baser sur le travail : d’abord, parce que le travail n’a jamais été identique à l’activité productive humaine, au « métabolisme avec la nature » (Marx). Le travail, comme forme sociale, est une « abstraction réelle » qui réduit tous les acteurs sociaux à des expressions quantitatives de la même substance sociale sans contenu qui ne vise qu’à son accumulation. Là où la production ne sert pas à la satisfaction des besoins, mais a pour seul but de transformer cent euros en cent-dix, et ensuite en cent-vingt, etc., on peut dire que le procès est « tautologique » : il ne sert qu’à aller du même au même, mais à une échelle toujours plus large (passer de l’argent à davantage d’argent). Il suit alors un dynamisme aveugle, qui consomme les énergies humaines et les ressources naturelles. La valorisation de la valeur s’impose aux acteurs sociaux et aux capitalistes mêmes. Croire dans l’existence d’une « grande régie » occulte de la part des capitalistes est plutôt une façon de se rassurer. La vérité est bien plus tragique : personne ne contrôle ce mécanisme autoréférentiel qui sacrifie le monde concret à une abstraction fétichisée. Pour la même raison, une critique moralisante du capitalisme est inutile – même si personne n’est obligé de trouver sympathiques les petits et grands « officiers et sous-officiers du capital » (Marx).

   Les conflits entre les classes sociales, et surtout le conflit entre les propriétaires des moyens de production et les vendeurs de la force de travail, entre les porteurs du capital fixe et les porteurs du capital variable, entre les possesseurs du travail à son stade vivant et ses possesseurs à son stade mort jouent évidemment un rôle important. Mais ils ne constituent pas l’essence du capitalisme. Ces phénomènes ne sont que les formes concrètes et visibles, et historiquement variables, dans lesquelles se déroule l’accumulation sans but de la valeur. Les luttes sociales classiques tournent autour du partage de la survaleur ; l’existence de la valeur y est déjà présupposée en tant que « bien » neutre dont il faut simplement s’emparer. La distinction capitale entre richesse concrète (celle qui satisfait effectivement un besoin et dont on peut réellement s’emparer) et valeur abstraite n’y est pas prise en compte. On ne pourra pas abolir la valeur sans abolir le travail qui la crée – voilà pourquoi une contestation du capitalisme au nom du travail n’a pas de sens. On se trompe également en opposant le « bon » travail concret au « mauvais » travail abstrait : si l’on abolissait la réduction de tous les travaux à ce qu’ils ont en commun – la dépense d’énergie –, il ne resterait pas le travail « concret » (cette catégorie est elle-même une abstraction), mais une multiplicité d’activités qui sont liées chaque fois à un but déterminé – comme c’était le cas dans les sociétés précapitalistes qui en effet ne connaissaient pas le terme « travail » au sens moderne [...].

Note :

[1] Presque toutes les critiques anti-staliniennes ont focalisé leur attention sur la mainmise d'une caste bureaucratique sur l'appareil de production. Celle-ci était bien réelle, mais ne constituait que la conséquence inévitable de la continuation de la production de marchandises qui, elle, n'était presque jamais thématisée.

Extrait de Anselm Jappe, «Révolution contre le travail ? La critique de la valeur et le dépassement du capitalisme », in Cités, n°59, PUF, 2014, pp. 106-107.

 

 

REVOLUTION AGAINST WORK? THE CRITICS OF VALUE AND THE EXCESS OF CAPITALISM 


Anselm Jappe

 

   [...] With Marx, the theoretical status of work is not always very clear. But it is undeniable that work in its aspect of "abstract labor", pure expenditure of energy, constitutes a negative and "fetishistic" category. It is abstract labor-or, rather, the abstract side of every work-and only it, which gives "value" to commodities, and thus also forms the "substance" of capital. Capital is not the opposite of labor, but its accumulated form; Living labor and dead labor are not two antagonistic entities, but two different "states of aggregation" of the same working substance. As a worker, the worker is in no way outside capitalist society, but constitutes one of its two poles. A "workers' revolution against capitalism" is then a logical impossibility; There can be only one revolution against the subjugation of society and individuals to the logic of valorization and abstract labor, a revolution against the subordination of the concrete to the tautological reproduction of the same (money). Such a criticism of work necessarily flows from the Marxian concept of abstract labor, which Marx regarded as his most important discovery - even though he did not draw all the consequences. In the labor movement there is nothing left of it; On the contrary, work is exalted and the major criticism addressed to the bourgeoisie is that it does not work. The revolution, as understood by traditional Marxism, will then be limited to giving those who work legal ownership of the means of production. Workers would then continue to work and produce value in money, etc. - but all this "under workers' control" [1].

   No emancipation program can therefore no longer be based on work: first, because labor has never been identical with human productive activity, "metabolism with nature" (Marx). Work, as a social form, is a "real abstraction" that reduces all social actors to quantitative expressions of the same social substance without content that only aims at its accumulation. Where production is not used to satisfy needs, but has the sole aim of transforming one hundred euros into one hundred and ten, and then into one hundred and twenty, etc., we can say that the process is "tautological": it does not Is to go from the same to the same, but on an ever wider scale (passing money to more money). It then follows a blind dynamism, which consumes human energies and natural resources. The valuation of value is imposed on the social actors and the capitalists themselves. To believe in the existence of an occult "grand rule" on the part of the capitalists is rather a way of reassuring oneself. The truth is much more tragic: nobody controls this self-referential mechanism that sacrifices the concrete world to a fetishized abstraction. For the same reason, a moralizing criticism of capitalism is useless - even if no one is obliged to find sympathetic the small and great "officers and non-commissioned officers of capital" (Marx). Conflicts between social classes, and especially the conflict between the owners of the means of production and the sellers of the labor force, between the holders of fixed capital and the holders of variable capital.

   Between the owners of the work at its living stage and its possessors in its dead stage obviously play an important role. But they are not the essence of capitalism. These phenomena are only the concrete, visible, and historically variable forms in which the goalless accumulation of value unfolds. Classical social struggles revolve around the sharing of goodwill; The existence of value is already presupposed as a neutral "good" that must simply be seized. The capital distinction between concrete wealth (that which actually satisfies a need and which one can really take possession of) and abstract value is not taken into account. We can not abolish value without abolishing the work that creates it - that is why a protest against capitalism in the name of labor has no meaning.

Note :

[1] Almost all anti-Stalinist critics have focused their attention on the control of a bureaucratic caste on the apparatus of production. This was very real, but it was only the inevitable consequence of the continuation of the production of commodities, which was hardly ever the thematized.

Excerpt from Anselm Jappe, "Revolution against Labor: Criticism of Value and the Exceeding of Capitalism", in Cités, n ° 59, PUF, 2014, pp. 106-107.

traduction : Chronos Publications

Tag(s) : #Que faire Quoi faire
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