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9782866457051Ci-dessous un extrait d'un ouvrage du philosophe marxien, Jean-Marie Vincent, Max Weber ou la démocratie inachevée, p. 206-209.

 


 

 

« Marx, pour sa part, qu'on attaque souvent pour le schéma universaliste de la succession des modes de production, a aussi essayé de suivre une autre direction de pensée. Dans les Grundrisse, renonçant à une dialectique transhistorique des forces productives et des rapports de production, il s'attache à mettre en lumière les conditions de possibilité de la société capitaliste en étudiant la variété et les variations des formes de propriété, des formes de relations des activités humaines à l'environnement naturel, des formes d'appropriation du travail des produits du travail, des formes et rapports de parenté, et, bien sûr, des formes de l'échange (notamment juridiques). Comme Weber, qu'il anticipe sur bien des points, il découvre à l'œuvre dans les sociétés qu'il étudie des logiques d'évolution comme logiques et potentiels de l'agir social. Dans ces passages, on est à mille lieues de tout déterminisme historique, de toute explication prédéterminée. On peut, certes, observer que Marx cherche à discerner dans des champs historiques multiples des mouvements de dissociation entre nature et culture, entre conditions naturelles et activités humaines. Mais il ne s'agit pas là ni d'une thématique téléologique, ni d'une thématique universalisante affirmant des lois de l'évolution sociale. Il s'agit bien plutôt d'une thématique interrogative : quels processus pluriels ont conduit à la complexification et à la différenciation capitaliste des activités et des relations sociales ? De façon très caractéristique, Marx ne tente pas de placer sa réflexion sous le signe de la rationalité technico-instrumentale, mais sous l'égide des formes d'échanges et de communication (Verkehrsformen) et des formes de production et de reproduction de la vie sociale. Dans cette investigation, il se trouve, en ce sens, plus proche du " matérialisme " des relations sociales souhaité par Weber que de l'économisme qui le guette parfois.

 

Il est vrai que Marx, comme Weber, attribue une très grande importance au travail, notamment au « travail libre de la société capitaliste ». Il ne l'analyse toutefois pas comme le travail par excellence de la rationalité instrumentale, comme le sommet indépassable de l’évolution. Au contraire, il ne fait pas de doute que pour lui que le travail salarié libre représente une rupture spécifique avec les formes antérieures du travail, puisqu’il se manifeste comme l’unité contradictoire de travail abstrait et de travail concret, comme l’unité d’une prestation pour le capital et d’une utilisation concrète et située d’une capacité de travail. Le temps de travail concret devient le porteur d’un temps de travail social qui est le temps du capital, de son organisation des activités de production et des échanges. Le travailleur salarié ne fait pas que traiter sa force de travail, et donc lui-même, comme un moyen (analyse que fait Weber), il cède l’emploi de cette force à une machine anonyme, destinée à valoriser le capital. En passant un contrat de travail, il consent en fait à ce que sa capacité de travail prenne la forme valeur et soit insérée dans une temporalité sociale qui s’impose à sa propre temporalité en limitant ses rapports au présent mais aussi au passé et au futur. La valeur de la force de travail, par conséquent, ne relève pas d’une mesure naturaliste du temps de travail, mais bien de mesures sociales largement déterminées par la conservation et la reproduction élargie du travail cristallisé dans le capital, donc par le rapport de subordination du travail vivant au travail mort.

 

Dans ces processus, la force de travail produit de la plus-value ou de la survaleur puisqu’elle est absorbée par des automatismes sociaux qui ne lui concèdent sa propre reproduction simple ou élargie que si elle sert au maintien et à l’extension des dispositifs de puissance économique. La plus-value ou la survaleur n’est, quant au fond, pas véritablement quantifiable, ou seulement de façon seconde ou dérivée, mais elle est captation permanente de forces vives des individus pour des fins avec lesquelles ils ne peuvent avoir de rapports directs. L’accumulation du capital soustrait aux individus une partie de leur activité sans qu’ils aient leur mot à dire sur ce qu’elle devient, sur le travail mort qu’elle contribue à constituer. Il ne faut toutefois pas se méprendre : Marx ne réclame pas pour le travailleur un droit au produit intégral de son travail comme le font certains courants socialistes. Il sait trop bien que dans le cadre d’une production de plus en plus socialisée où l’investissement joue un rôle de plus en plus important, où les prestations individuelles sont difficilement quantifiables, on ne peut pas revenir à la maîtrise artisanale du procès de travail. Il entend, en revanche, mettre en lumière les effets de la captation des activités productives par la dynamique de l’accumulation du capital. Pour lui, la capacité de travail et l’intelligence des hommes ne sont pas seulement consommées de façon ponctuelle dans la production et la circulation, elles servent aussi de constituants permanents au rapport social de production, et cela au détriment de leur autonomie. Sans doute le rapport social de production fait-il tout bouger autour de lui, les individus comme les groupes sociaux, mais il le fait en suivant toujours la même direction, en privilégiant toujours les mêmes mouvements pour la reproduction élargie du capital. Il fait ainsi régner sa loi dans toutes les relations sociales : il y a clôture sur lui-même de ce rapport qui fonctionne unilatéralement pour la production et la circulation du capital, en vue de lui insuffler vie, par des transformations incessantes, malgré son caractère de travail mort. Marx, qui rejette comme des hypostases les considérations sur la société en général (cf. les critiques contre Proudhon), constate en même temps que les individus ne constituent pas eux-mêmes leurs liens sociaux qui leur sont en fait octroyés par des agencements de rapports et d’automatismes sociaux, c’est-à-dire par des « abstractions réelles ». L’ensemble est d’autant plus verrouillé que les individus sont fascinés par le monde enchanté de la marchandise et succombent à son pouvoir suggestif. »

 

Jean-Marie Vincent 

Tag(s) : #Sur Jean-Marie Vincent
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