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Le capitalisme en temps de guerre :

« Nous devons repenser la mondialisation et ses règles »

La rubrique « le dialogue du jour » oppose à une position mainstream une réplique qui aurait pu lui être adressée par un autre auteur : Ici, Joseph E. Stiglitz, ancien économiste en chef de la Banque mondiale et l’un des représentants les plus connus du néo-keynésianisme, se plaint d’avoir vainement mis en garde contre les risques de dépendances économiques dans son livre Making Globalization, publié en 2006. Alors qu'il ne propose aujourd'hui rien de mieux que de réguler la mondialisation, une autre analyse, celle de Robert Kurz, considère que la mondialisation en elle-même comme le processus de décomposition de la modernisation consécutif à la troisième révolution industrielle.

Joseph E. Stiglitz : « Les conséquences de l’invasion russe de l’Ukraine nous ont rappelé les bouleversements imprévisibles auxquels l’économie mondiale est constamment confrontée. L’histoire nous l’a enseigné à de nombreuses reprises : personne n’aurait pu prédire les attaques terroristes du 11 septembre 2001, et presque personne n’a vu venir la crise financière de 2008 ou la pandémie de Covid-19 — ou l’élection de Donald Trump, qui a fait basculer les États-Unis vers le protectionnisme et le nationalisme. Et même ceux qui ont vu ces crises arriver n’auraient pas pu dire avec certitude quand elles se produiraient. […] Chacun de ces événements a eu un impact macroéconomique énorme. La pandémie a attiré notre attention sur le manque de résilience de nos économies apparemment robustes. […] Mais la crise nous a fait prendre conscience de la fragilité économique, répétant ainsi l’une des leçons de la crise financière mondiale, lorsque la faillite d’une seule entreprise — Lehman Brothers — a provoqué le quasi-effondrement de tout le système financier mondial. De la même manière, la guerre menée par le président russe Vladimir Poutine en Ukraine aggrave la hausse déjà inquiétante des prix des denrées alimentaires et de l’énergie. Cela a des conséquences potentiellement graves pour de nombreux pays en développement et marchés émergents, en particulier ceux dont la dette a fortement augmenté pendant la pandémie. L’Europe est également très vulnérable en raison de sa dépendance au gaz russe, une matière première dont des économies importantes comme l’Allemagne ne peuvent pas se passer rapidement ou à moindre coût. […] L’échec fondamental du néolibéralisme et du cadre politique qui le soutient est à la base du manque de résistance actuel. Les marchés, livrés à eux-mêmes, sont myopes, et la financiarisation de l’économie n’a fait qu’aggraver ce phénomène. Ils ne prennent pas pleinement en compte les risques clés — en particulier ceux qui semblent les plus éloignés — même si les conséquences peuvent être énormes. […] Comme les marchés ne tiennent pas pleinement compte de ces risques, ils n’investissent pas suffisamment dans la résilience, ce qui augmente les coûts pour la société. La solution souvent proposée consiste à donner un prix aux risques en obligeant les entreprises à supporter une plus grande partie des coûts consécutifs à leurs actions. La même logique nous impose également de donner un prix aux externalités négatives telles que les émissions de gaz à effet de serre. Sans prix du carbone, il y a trop de pollution, trop d’utilisation de combustibles fossiles et pas assez d’investissements et d’innovations respectueux de l’environnement. Mais il est beaucoup plus difficile de fixer un prix pour les risques que de fixer un prix pour le carbone. Et si d’autres options — politique industrielle et réglementation — peuvent faire évoluer une économie dans la bonne direction, les ˝règles du jeu˝ néolibérales ont rendu plus difficiles les interventions visant à accroître la résilience. Le néolibéralisme repose sur une vision illusoire d’entreprises rationnelles qui cherchent à maximiser leurs profits à long terme dans un contexte de marchés à l’efficacité non limitée. Dans le cadre du système de mondialisation néolibéral, les entreprises sont censées acheter à la source la moins chère, et si les entreprises individuelles ne prennent pas en compte de manière adéquate le risque de dépendance au gaz russe, les gouvernements ne doivent pas intervenir. […] Le défi consiste désormais à définir des normes mondiales appropriées qui permettent de distinguer le protectionnisme impitoyable des réactions légitimes à la dépendance, et à élaborer des règles nationales systémiques qui répondent aux préoccupations en matière de sécurité. […] Mais il ne s’agit pas seulement d’améliorer légèrement le système commercial néolibéral. Pendant la pandémie, des milliers de personnes sont mortes inutilement parce que les règles de l’OMC en matière de propriété intellectuelle ont entravé la production de vaccins dans de nombreuses régions du monde. Au fur et à mesure que le virus continuait à se propager, de nouvelles mutations sont apparues, le rendant plus contagieux et plus résistant à la première génération de vaccins. Il est clair que l’on s’est trop concentré sur la sécurité de la propriété intellectuelle et pas assez sur la sécurité de notre économie. Nous devons repenser la mondialisation et ses règles. Nous avons payé un prix élevé pour l’orthodoxie actuelle. Nous espérons maintenant que nous tirerons les leçons des grands bouleversements de ce siècle. »

Joseph E. Stiglitz, »Schocktherapie für Neoliberale«, Blätter für deutschen und internationale Politik, 5/2022.

 

Robert Kurz : « Ladite ˝mondialisation˝, qui constitue certainement le slogan principal des années 1990, désigne certes un processus réel au niveau des apparences, mais constitue cependant un terme erroné dans la mesure où il prétend généralement désigner un simple changement structurel du ˝capitalisme éternel˝, alors qu’en réalité la crise catégorielle de la nation détruit le cadre même de la modernisation. […] Le ˝paradigme hautement productif˝ de la troisième révolution industrielle conduit en effet au ˝cosmopolitisme de l’économie˝ — mais de l’économie seule, ou plus exactement d’une certaine partie de l’économie, qui constitue une forme en décomposition de la totalité. Le changement qui s’accomplit alors n’est pas le prolongement d’une tendance séculaire, mais une rupture structurelle. Il ne s’agit donc en aucun cas d’une simple extension du commerce international sur le marché mondial, ni d’une simple augmentation quantitative des exportations de capitaux entre les économies nationales, mais bien d’une dissolution de ces économies nationales elles-mêmes. En d’autres termes, le centre économique de la construction moderne ˝Nation˝ est emporté par le capitalisme de crise. Dans ce contexte, la mondialisation est d’une part, tout comme le retrait de l’État ou la virtualisation de l’économie par le capitalisme financier (et en parallèle), un produit direct de la troisième révolution industrielle et de sa ˝disparition de l’homme˝ ; mais d’autre part, les trois processus consécutifs au retrait de l’État, à la virtualisation et à la mondialisation se répercutent les uns sur les autres et se font mutuellement monter en puissance, l’économie réelle n’étant plus, de ce point de vue également, qu’un appendice de la dynamique spéculative des marchés financiers mondialisés. […] La mondialisation n’est rien d’autre qu’une autre conséquence logique des processus de chômage de masse structurel et de dérégulation étatique, tels qu’ils ont été déclenchés par la troisième révolution industrielle. […] Sur ce niveau de mondialisation industrielle et managériale se superpose un deuxième niveau de mondialisation du capitalisme financier, qui donne le véritable ordre. Car la virtualisation de l’accumulation de capital, faute de substance de travail rentable supplémentaire, a bouleversé le rapport entre les flux de marchandises et les flux financiers à l’échelle mondiale : les mouvements financiers mondiaux ne sont plus l’expression monétaire d’un flux correspondant de marchandises et de services, mais c’est exactement l’inverse : les flux de marchandises réelles (et donc la reproduction matérielle de l’humanité) ne sont plus qu’une expression, voire un déchet, de l’˝accumulation fantôme˝ autonomisée du capital financier spéculatif. La fin en soi capitaliste se manifeste ici sous la forme la plus pure, mais par là même sous la forme de l’irréalité qui semble dominer la vie réelle tant que le ˝krach˝ n’a pas encore eu lieu dans les centres occidentaux. L’accumulation fantôme simulée du capital spéculatif ne régule pas seulement les flux de marchandises en fonction de leurs besoins fantômes ; elle est aussi, logiquement, le centre de la mondialisation, car elle peut être directement globale dans un sens plus large que la production réelle de marchandises. […] Cette dernière forme de ˝modernisation˝ est à la fois l’autodissolution et l’autodestruction de la modernité, comme elle est déjà à bien des égards une déshumanisation, c’est-à-dire qu’elle est elle-même encore en retard sur les sociétés archaïques dans ses standards de civilisation. La mondialisation n’est donc pas quelque chose qui pourrait encore une fois être revendiqué et récupéré par une critique anticapitaliste de la société comme un quelconque ˝héritage du progrès˝ ; elle dément au contraire cette vieille construction marxiste, prisonnière de la philosophie bourgeoise des Lumières. Dans la mondialisation, le capitalisme ne franchit pas une nouvelle étape de développement, mais mène une vie fictive au-delà de sa limite vitale ; un peu comme ce Valdemar de l’histoire d’Edgar Allan Poe, qui, mourant, est hypnotisé et ainsi maintenu longtemps à la frontière entre la vie et la mort, jusqu’à ce que, réveillé de son sommeil hypnotique, il se décompose instantanément en une masse informe de chair décomposée. »

Robert Kurz, Schwarzbuch Kapitalismus (1999), Eichborn, Frankfurt am Main, S. 749-757.

 

 

 

 

 

Tag(s) : #Chroniques de la crise au quotidien
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