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De virus illustribus un an et demi après 

Sandrine Aumercier

*

Le livre De virus illustribus a été écrit à chaud pendant le confinement de mars-avril 2020 par quatre personnes qui participent au courant théorique dit de la critique de la valeur. Je pense que beaucoup de gens sont d´accord pour dire que le premier confinement avait quelque chose de particulier, d´inouï, d´historique. Subjectivement, beaucoup l´ont ressenti comme un moment de sidération : ils étaient du jour au lendemain apparemment libérés de la pression à travailler, courir partout, être partout à la fois, multiplier les rendez-vous, consommer, optimiser ses performances à l´école comme au bureau, soigner sa réputation, etc. Les rues étaient vides et on entendait dire que la moitié du monde venait d´être mise à l´arrêt. Cela ressemblait à un film de science-fiction. Il est évident que ceux qui ont tout perdu et dont la vie est devenue encore plus précaire n´ont certainement pas la même appréciation de ce moment.

Mais même pour les privilégiés qui avaient bénéficié d´une sorte de pause dans leur vie trépidante (avec notamment la mise en place de mesures de chômage partiel), même pour eux, le sentiment initial n´a plus jamais été le même par la suite et c´est plutôt une longue dépression qui s´est ensuite installée. Les épisodes ultérieurs ne méritent à vrai dire même pas le nom de confinement au sens qu´il avait pris la première fois. C´était plutôt des semi-confinements, des couvre-feu partiels, des interdits de sortir qui signifient des obligations de travailler, des fermetures qui sont en même temps des ouvertures, des négociations avec la réalité pandémique, des revirements politiques incompréhensibles, le masque qu´il faut porter et celui qu´il ne faut pas, une cacophonie européenne, etc. Il n´est pas étonnant que cette histoire vécue essentiellement sur les écrans finisse par taper sur le système nerveux de tout un chacun et nourrir un déchaînement de théories du complot.

Comment s´expliquer en effet cette crise sanitaire et sa gestion politique ? Que pouvons-nous encore croire aujourd´hui ? Ne nous reste-t-il que le tournis des chiffres et pour seule boussole nos affects personnels ? Nous ne sommes même plus capables de dire si cette situation invraisemblable qui dure depuis un an et demi est grave, oui ou non. Oui, il y a déjà eu entre 4 et 5 millions de décès recensés de Covid, et il est absurde de mettre en doute l´efficacité statistique – qui est la seule qui oriente la politique sanitaire – de la vaccination à grande échelle. Mais un rapport de l´ONU ne nous dit-il pas que la pollution provoque tous les ans quelques 9 millions de morts prématurées, que 3,2 milliards de personnes vivent sur des terres dégradées et que 1,4 millions de personnes – au moins – meurent chaque année du fait d´une eau contaminée (Global Environnement Outlook, 2019) ? Pourquoi consentons-nous depuis un an et demi à vivre tracés, masqués, testés, désinfectés, vaccinés si pendant le même temps rien ne se passe pour faire cesser toutes ces autres formes de risques majeurs pour la vie humaine ? Est-ce seulement parce que cela ne touche pas du tout les mêmes populations ? Mais peut-être ne faut-il pas céder à la relativisation de tout avec tout et à une comparaison hâtive entre des causes de mortalité différentes, parce que la pandémie aurait pu faire bien plus de victimes en l´absence de réaction politique ? Mais alors à quoi riment toutes ces tergiversations autour du confinement ? Ce virus est-il donc assez grave pour que nous nous privions pendant un an et demi de ce qu´on appelle une « vie sociale » mais pas assez grave pour nous faire cesser de travailler ? Il est d´ailleurs intéressant de voir que certaines personnes ont justement tiré de cette pandémie la conclusion qu´il fallait déserter le marché du travail, phénomène surnommé la « grande démission », sans qu´on sache encore s´il sera à terme absorbé par le travail « hybride » ou « distanciel », ce qui ne ferait alors que grossir la cohorte des digital nomad.

Beaucoup d´entre nous ont maintenant le sentiment que ça ne finira jamais, que nous serons toujours plus accablés de mesures toujours plus intrusives qui semblent justifiées par des raisons supérieures – comme notre santé et notre sécurité – mais qui en fait cachent la réalité beaucoup plus sordide d´un monde qui met tout, absolument tout, en œuvre pour garder le même cap, quoi qu´il en coûte. On se prépare déjà à la prochaine vague ou à la prochaine pandémie, comme si c´était devenu notre nouvelle réalité, pourvu seulement que les chaînes de production tournent à plein tube.

Tout ce qui s´est passé après le premier confinement ressemble donc à un interminable bégaiement politique, à une suite de compromis bancals pour faire oublier, pour effacer, pour rendre nul et non avenu ce moment initial de saisissement, où les décideurs politiques du monde entier ont mis l´économie à l´arrêt pendant une courte période. Je propose de revenir sur ce moment initial – celui qui a accompagné la rédaction du livre – pour le mettre en perspective avec la situation où nous nous trouvons près d´un an et demi plus tard.

On sait que la destruction des espaces naturels, la déforestation, l´élevage industriel, le réchauffement climatique et la frénésie de vols internationaux ont largement eu leur part dans le déclenchement et la diffusion rapide de cette crise sanitaire. Ces causes, dont les publications spécialisées se sont fait l´écho, ne seront pourtant pas visées par les différentes politiques mises en œuvre pour combattre le virus. La seule et unique obsession qui se fait jour dès le début est de contenir le plus vite possible ce qui échappe aux prévisions et menace de faire s´effondrer l´économie mondiale. Le vocabulaire martial et l´inflation d´autoritarisme témoignent d´une panique devant l´irruption de l´incontrôlable. L´instauration d´un état d´exception permanent est en ce sens la réponse inévitable d´une sphère politique acculée devant une contradiction insurmontable. 

Car, à ce moment, l´image triomphante du marché et de la démocratie se fissure et des choses désagréables se font jour, même si c´est un court moment, comme un moment d´étourdissement. J´en nommerai trois qui ont été développées dans le livre :

1/ Non, l´économie mondiale ne se portait pas bien à la veille de la crise sanitaire. La pandémie fait irruption au cœur d´une crise qui a débuté bien avant, et même avant celle de 2008. Depuis les années 70, on observe un ralentissement économique structurel qui a conduit notamment à une crise de l´endettement publique et à la montée du chômage. Prenons-en un exemple bien concret, celui du secteur aérien. C´est un secteur que tout le monde s´imagine florissant, au point qu´on l´accuse pour ses effets sur le changement climatique. Mais malgré la hausse constante du nombre total de vols en avion depuis les années 2000, les bénéfices nets étaient déjà en baisse depuis des années. Air France est par exemple une compagnie déficitaire depuis longtemps et aucun dividende n´y a été versé depuis 2008. La crise de Covid-19, dans un tel contexte, a mis de nombreuses compagnies aériennes en péril et le gouvernement français a volé à leur secours, comme on sait. Le directeur général de l´IATA (Association du Transport Aérien International) demandait à la sortie du premier confinement « l´aide des passagers, c´est vrai, et nous la demandons à genoux » car, disait-il, « la trésorerie des compagnies est dans un état absolument apocalyptique » (Les Échos, 15 juillet 2020). Mendier le soutien des consommateurs à genoux jure pour le moins avec les clairons de la relance économique verte et sociale. Il s´agissait en l´occurrence que les passagers renoncent à se faire rembourser les vols annulés durant le premier confinement et se contentent d´un avoir, ce qui est en contradiction avec le droit des consommateurs. Ce petit exemple parmi de nombreux autres montre l´état réel de l´économie sur laquelle s´est abattu le virus Sars-Cov-2. Ce qui sape l´économie de manière irréversible, comme le montrent les analyses de Robert Kurz, est la diminution constante de la masse de travail vivant impliqué dans un processus de production de plus en plus automatisé. Ceci conduit à une crise de la valorisation irréversible, car sans travail, il n´y a pas de substance économique. L´augmentation exponentielle d´argent fictif n´est rien d´autre qu´une tentative de contrecarrer cette tendance en spéculant sur une création de valeur future qui ne se réalise plus à la hauteur attendue depuis longtemps.

2/ Dans ce contexte, on comprend que ni l´État ni ses représentants ne disposent des capacités financières pour remplir les fonctions de protection sociale qui leur ont été dévolues après la guerre, à une époque où la croissance était favorable à leur mise en place. Pourtant, une certaine idéologie populiste continue de leur prêter de telles capacités, obnubilée par les profits obscènes qui sont engrangés par certains. Mais le fait que la richesse soit captée par certains acteurs ne dit rien sur l´état réel de l´économie. Il faut en effet comprendre le capitalisme pas seulement comme le marché, mais comme l´imbrication de plusieurs sphères fonctionnelles et complémentaires, dont le marché et l´État. La sphère de l´économie et celle de la politique se conditionnent mutuellement. L´État ne peut remplir ses fonctions qu´à partir d´une ponction fiscale dont le volume dépend de la croissance du PIB. C´est pourquoi, dans le cadre de la crise économique structurelle dont nous venons de parler, ce sont les fonctions de l´État qui se voient rognées, comme on l´a vu avec la diminution du personnel hospitalier ou du nombre de lits d´hospitalisation depuis des années. Il est problématique d´attribuer cette situation au seul désengagement de l´État ou à la mauvaise volonté de tel ou tel gouvernement. La rigueur budgétaire est, de longue date, la seule réponse possible à la crise endémique de la valorisation. Réclamer une intervention positive de l´État sans prendre en compte cette situation globale mène finalement à personnifier des problèmes qui sont de nature structurelle.

3/ Mais alors justement, comment s´expliquer l´intervention massive de l´État durant cette pandémie, une chose qu´on avait déjà observée en 2008 pour sauver les banques ? Bluffés par les milliards qui pleuvaient, beaucoup se sont mis à penser que, finalement, « quand on veut, l´argent est là » ! Quelle cohérence y a-t-il entre cette manne et le fait de lire dans le journal que dans certaines écoles il n´y a pas assez de papier hygiénique et qu´il faut se battre pour avoir assez de chaises pour chaque élève ? (Libération, 27 septembre 2019). De telles situations nombreuses et parfaitement scandaleuses nécessitent cependant un détour théorique pour être replacées dans le cadre plus général des règles de fonctionnement du capitalisme. Comme on l´a dit, l´État est investi de fonctions essentielles liées à la reproduction du capital lui-même, laquelle garantit tout le fonctionnement de l´économie et donc, en bout de course – mais seulement en bout de course –la fourniture par l´Éducation nationale de papier et de chaises pour les écoles, par exemple. Si l´économie s´effondre, il n´y a plus de papier hygiénique ni de chaises. L´État libéral garantit le cadre de la valorisation capitaliste et le jeu de la concurrence, parce que son fonctionnement en dépend étroitement. Il ne s´agit donc pas en dernier ressort du « bien-être des citoyens », mais de garantir la stabilité relative de ce cadre. Avec l´irruption de la pandémie, tous les artifices de cette construction moderne sont mis à plat d´un seul coup. Les États sont brusquement mis en face de leur contradiction structurelle. Vont-ils « protéger les citoyens » comme ils le prétendent à longueur de temps ou bien vont-ils s´occuper d´abord de l´économie ? Ils doivent à ce moment, et dans l´urgence, à la fois s´occuper de sauver des vies – sous peine de décrédibiliser encore davantage le discours des « protections » par le service public – et à la fois sauver l´économie menacée d´un effondrement sans précédent depuis la fin de la guerre. C´est bien dans ce contexte qu´il faut replacer la valse chaotique des mesures contradictoires prises depuis le début de la pandémie, dont la tendance à long terme est bien l´augmentation du contrôle social. Car il est inévitable que les individus soient de plus en plus amenés à payer dans leur chair la « facture » invisible des contradictions du système capitaliste tout entier. Celui-ci ne connaît aucune solution politique et aucun happy end ; le filet est donc tout naturellement en train de se refermer sur les individus eux-mêmes après qu´ils aient bien voulu croire aux monts et merveilles de ce mode de production. Chaque État, comme on l´a vu et comme le décrit De virus illustribus, a eu sa propre manière de gérer cette contradiction, parfois plus autoritaire, parfois plus libérale. Mais le point commun est la multiplication des formes de compromis bancals, qui n´ont finalement évité ni des millions de morts de Covid ni une dette publique mondiale qui a atteint un pic historique en 2020. 

Les points qui viennent d´être développés permettent d´aborder l´actualité en évitant peut-être de sombrer à nouveau dans nos pires illusions. Je ne peux m´empêcher de penser à ce qu´écrivait Freud devant le désastre de la première guerre mondiale : « Nous-mêmes ne savons plus quel sens donner aux impressions qui nous assaillent et quelle valeur accorder aux jugements que nous formons. […] Chaque ressortissant d´une nation peut, dans cette guerre, constater avec effroi … que l´État a interdit à l´individu l´usage de l´injustice, non parce qu´il veut l´abolir, mais parce qu´il veut en avoir le monopole, comme du sel et du tabac. […] C´est ainsi que le citoyen du monde civilisé … peut se trouver désemparé dans un monde qui lui est devenu étranger – sa grande patrie en ruine, les biens communs dévastés, les concitoyens divisés et avilis ! Sa déception pourrait faire l´objet de quelques critiques. A le bien prendre, elle ne se justifie pas, car elle consiste en la destruction d´une illusion. Les illusions se recommandent à nous par le fait qu´elles nous épargnent des sentiments de déplaisir et nous font éprouver à leur place la satisfaction. Il nous faut donc accepter sans nous plaindre qu´elles se heurtent un jour à une partie de la réalité et s´y brisent. Cette guerre a suscité notre désillusion pour deux raisons : la faible moralité, dans leurs relations extérieures, des États qui se comportaient à l´intérieur comme des gardiens des normes morales et, chez les individus, une brutalité de comportement, dont on n´aurait pas cru que, participant de la plus haute civilisation humaine, ils fussent capables. » (Sigmund Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort »).

Freud reste pleinement imprégné, jusque dans ces lignes amères, d´une notion idéalisée de la civilisation, la sienne propre naturellement. Tout son œuvre porte la trace à la fois de cette idéalisation et d´un combat théorique contre cette idéalisation. Il est complètement stupéfait que « la plus haute civilisation humaine » tombe aussi bas. Mais ce qu´il faut retenir, c´est qu´il renvoie « le citoyen » à ses illusions infantiles, en l´occurrence celle de la croyance en la valeur élevée des idéaux de la « civilisation » tout comme celle de la fausse protection des figures tutélaires de la sphère politique qui se comportent avec une telle sauvagerie sur la scène internationale. En somme, nous voilà responsables de l´immense déception que nous éprouvons devant un tel gâchis, aussi longtemps que nous continuons de nous représenter l´État comme un bon chef de famille et la « civilisation » comme le lieu de réalisation de notre bonheur délégué à nos représentants. Freud est loin de tirer toutes les conséquences de ces indications, mais il indique du moins une voie qui reste à approfondir pour nous.

Il est possible de traduire cette mise en garde freudienne, vieille de plus d´un siècle, dans des termes plus actuels : les « valeurs européennes » ne sont qu´une construction idéologique destinée à consolider l´édifice politico-juridico-économique qui a vu l´Europe coloniser plus des trois quarts de la planète et la modeler dans sa forme moderne. Comme on sait, des débats peu ragoûtants ont eu lieu sur les supposés fondements judéo-chrétiens des valeurs européennes, mais aussi, en miroir, sur leur relativité eu égard à d´autres cultures extra-européennes. Tous ces débats restent enfermés dans l´idéalisation de certaines valeurs morales, occidentales ou non-occidentales – selon les goûts – qui sont le supplément d´âme du mode de production capitaliste, lequel ne connaît pas la morale et ne la connaîtra jamais, puisque son seul point de référence sont les chiffres de la croissance.

Ces débats restent également enfermés dans l´increvable projection œdipienne faite sur un homme fort, celui qui nous tirera de cette impasse, et sur les institutions qui sont censées en garantir la fabrication et l´élection. La France a, certes, une histoire particulière avec les « hommes providentiels ». Ils n´ont pas évité les guerres qui ont jalonné le XXe siècle parce que celles-ci découlaient de la dynamique d´instauration du système international des États-nations. Cela ne veut pas dire qu´il ne puisse pas y avoir de meilleures ou de pires décisions. Cela veut dire que ces décisions ne sont pas dictées par les seules intentions personnelles et n´ont en aucun cas les impacts attendus sur la dynamique mondiale. Ainsi, certains décideurs se gargarisent de la lutte contre le réchauffement climatique et d´autres affirment que celui-ci n´existe pas : convenons que le résultat est le même.

Mais depuis quelque temps, les regards semblent aussi se tourner vers celles qu´on n´a pas honte d´appeler les « femmes fortes » et que Roswitha Scholz nomme pour sa part les « femmes des ruines » en référence à ces femmes qui au sortir de la guerre survivaient en fouillant dans les décombres des villes détruites. Certaines femmes, se hissant au sommet de la gestion du capitalisme de crise, semblent vouloir relever le gant, qui plus est à l´aide parfois de valeurs considérées comme féminines, voire « écoféministes », sans voir que ces prétendues « valeurs féminines » – tout comme les « valeurs extra-européennes » mises en avant par le mouvement décolonial – ne sont que la réification d´une partie dissociée de la seule valeur qui compte, la valeur économique. Il n´est pas possible de renverser la logique de valorisation de la valeur en s´appuyant sur sa partie dissociée : les fonctions de soin, dites féminines, ne sont pas les alternatives bienvenues au capitalisme puisqu´elles sont indispensables à sa reproduction, quoique tenues pour des services gratuits. Ce n´est pas en rémunérant les prétendus services gratuits ni en accordant la « reconnaissance » aux femmes qu´on sortira de ce modèle. 

Que donne une telle revendication ? Cela donne Delphine Batho, ex-candidate à la primaire écologiste, qui s´est approprié le vocabulaire de la décroissance. Son contradicteur dans un débat, François Asselin (chef de la Confédération des Petites et Moyennes Entreprises) lui répond : « Cette notion de décroissance… n’est pas compatible avec la logique d’entreprendre. Qui a envie de décroître ? Quand vous êtes entrepreneur, vous voulez entreprendre ! » Que lui répond Delphine Batho ? « Certaines [entreprises] demandent des régulations, car elles font face à des règles du jeu „truquées“, puisqu’aujourd’hui la croissance est basée sur la destruction gratuite du climat et de la biodiversité. » (Libération, 15 septembre 2021). Mais ce qui est magnifique, c´est qu´à la fin de ce genre de débat, derrière le pinaillage sur les marqueurs politiques, tout le monde est quand même d´accord, la politicienne décroissante qui se dit « 100% écoféministe » et le responsable patronal : « Pour moi, la décroissance, c´est plus d´emplois », affirme Delphine Batho. Ce n´est pas plus absurde que de dire en langage orwellien : « La décroissance, c´est la croissance. » Voilà à peu près où conduit de vouloir ménager la chèvre et le chou.

Ce mode de production est incapable d´assumer une interruption aussi prolongée que nécessaire de l´activité économique, et ceci même quand ladite activité économique est qualifiée de « non essentielle ». Pour sauver l´activité économique, nous nous sommes également engouffrés dans la numérisation accélérée de toutes les activités, comme si les contacts humains n´étaient pas, eux aussi, un besoin essentiel. Il est bien significatif qu´entre-temps nous ne sachions même plus comment nous saluer ou nous embrasser. Nous nous sommes également engouffrés dans une consommation en ligne décomplexée dont la publicité s´étale insolemment sur les murs de la ville. A quoi rime de se faire livrer une boîte d´œufs chez soi, comme y invitait une telle publicité à Berlin ? A quelle précarisation infâme du travail des livreurs et à quelle multiplication des coûts énergétiques conduit par ailleurs une telle évolution ? Aussi on a raison de se dire que quelque chose ne marche pas dans la manière dont on parle aujourd´hui des risques collectifs et des manières de les traiter. Est-il acceptable que notre santé dépende à ce point de la « bonne santé » des marchés ? Est-il acceptable que ce qui nous reste de sociabilité, déjà atomisée par deux cents ans de libéralisme, soit sacrifié sur l´autel du travail abstrait ? Certains défilent à présent contre le « passe sanitaire » en recourant à des réflexes et des amalgames répugnants. Ils donnent ainsi une apparence de sens à cette espèce de stupeur qui nous prend devant une telle absurdité et un tel déboussolement général.

Il vaudrait mieux commencer à déchiffrer cette situation en partant de ses traits structurels. Ce qui est en train de se passer n´est que la cristallisation des éléments du cocktail originel : un pouvoir impuissant décidé à imposer la reprise économique quoi qu´il en coûte ; une population qui fait sa crise d´adolescence en continuant de réclamer des protections fantasmatiques, mais si possible sans le ton autoritaire (c´est pourquoi des mesures à peu près identiques passent mieux dans d´autres pays comme l´Allemagne) ; une situation globale encore plus vulnérable qu´avant, qui alimente le puits de la dette publique et la fuite en avant du crédit fictif, lequel sera pris à tort pour la seule malveillance d´une classe égoïste soucieuse de profits faciles, alors qu´il est la seule réponse disponible en l´état des « règles du jeu » économique : à savoir  financer la reprise en spéculant sur une valeur future qui, elle, risque fort de se faire attendre jusqu´au prochain écroulement.

C´est pourquoi ce n´est pas à la « régulation » de l´économie mais à sa fin qu´il faut songer. C´est pourquoi aussi nous sommes nombreux à avoir eu la faiblesse d´y croire pendant quelques semaines, lors du premier confinement. Nous avons vu qu´une chiquenaude – quelques semaines d´interruption – pouvait mettre à plat toute l´économie et donner plus que des sueurs froides aux dirigeants du monde entier. Nous avons entrevu ce que ça pourrait être de vivre non pas reclus et connectés, mais libérés de nos « emplois » et de la nécessité de « gagner notre vie ». Bien sûr, ce n´était en aucun cas une délivrance, puisque tout était en place pour que ça reparte immédiatement. C´était tout sauf un nouveau départ, mais c´était comme un coup d´œil sur l´autre côté. C´était encore une illusion au sens freudien, mais elle nous renseigne aussi sur beaucoup de choses. Ce virus a décidément touché le talon d´Achille du système capitaliste et c´est pourquoi les gouvernements lui ont déclaré une guerre impitoyable et universelle jusqu´à aujourd´hui. Parfois je me demande si ce n´est pas ce premier confinement que les gouvernements occidentaux ne se pardonnent pas et qu´ils cherchent à effacer de nos mémoires, comme s´il fallait conjurer un faux-pas et s´assurer que ça ne se reproduise jamais.

21 septembre 2021.

Source : Lundi.matin, n°306

Sandrine Aumercier est psychanalyste à Berlin et participe au collectif d’édition Crise & Critique. Elle est l’autrice récemment de Le Mur énergétique du capital. Contribution au problème des critères de dépassement du capitalisme du point de vue de la critique des technologies (Crise & Critique, septembre 2021)

 

 

Tag(s) : #Chroniques de la crise au quotidien
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