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« Dégager le noyau de la logique déployée

par Agamben »

*

Agamben, Foucault et la Wertkritik

 

Robert Kurz

 

   Dans le contexte de discussion des propos d'Agamben sur la crise du coronavirus, ci-dessous un extrait du livre de Robert Kurz, Impérialisme d'exclusion et état d'exception (Paris, Ed. Divergences, 2018, traduit par Stéphane Besson) à propos de la critique de certaines dimensions de l'œuvre d'Agamben. 

***

 

   On se sert ici de certaines faiblesses du livre d’Agamben pour récuser toute la problématique et critique contenues dans son argumentation. Ce qui le rend attaquable, c’est, en effet, une propension à l’ontologisation telle qu’on la rencontre, à un autre égard, aussi ailleurs, par exemple chez Hardt/Negri , et telle qu’elle caractérise plus généralement toute l’élaboration théorique postmoderne contaminée par Heidegger et sur laquelle Agamben prend appui. Il écope ainsi d’une manière de voir anhistorique qui met directement sur un seul et même plan différentes époques de l’histoire de la modernisation et de l’histoire (occidentale) en général, par quoi la structure sociale spécifiquement moderne qu’il entend traiter au fond, se trouve occultée [1].


   Cela concerne avant tout cette « obscure figure du droit romain archaïque », selon les mots d’Agamben lui-même, l’ « homo sacer » qui a donné son titre au livre. L’homo sacer pouvait être mis à mort impunément mais ne pouvait être sacrifié. Il symbolise ainsi, pour Agamben, la « vie nue », les humains comme biomasse soumise, disponible et tuable, l’étape préliminaire de la « capacité juridique » où la menace de pouvoir être tué impunément, celle de l’ « exclusion incluante » existe à l’état latent puisqu’elle est entrée dans la constitution de la forme du droit.


   Or, la figure de l’homo sacer ne peut tout au plus être prise que comme métaphore de la constitution moderne, ce qu’il faudrait mettre en évidence. Au lieu de cela Agamben place littéralement sur le même plan le problème de cette « obscure figure » et celui de la citoyenneté moderne, traçant ainsi une ligne anhistorique en termes conceptuels et socio-réels qui va des rapports religieux de la première antiquité archaïque à l’État constitutionnel moderne.


   À la réduction anhistorique opérée par la pensée postmoderne correspond une réduction phénoménologique, car à aucun moment ni faits historiques ni phénomènes actuels ne sont mis en relation avec une forme historique déterminée de société ; et à cet égard aussi Agamben reste prisonnier du discours postmoderne. S’appuyant sur le concept foucaldien de « biopolitique » dont il entend en quelque sorte de penser la logique philosophique à son terme, il écope également du concept positiviste diffus de « pouvoir » de Foucault qui ne permet plus une analyse structurelle claire des sphères sociales et des relations logiques qu’ils entretiennent [2].


   Aussi Agamben doit-il développer le caractère de la souveraineté et de l’état d’exception immédiatement à partir de la sphère politique, sans réfléchir le rapport politique-économique d’ensemble de l’ère moderne [3]. Son exposé glisse ainsi dans une mystification des catégories politiques et dans ce sens, cette figure antique « obscure » de l’homo sacer convient pour occuper un champ sémantique tout aussi flou.


   Dans ce flou disparaît alors également le caractère spécifique de l’antisémitisme et l’extermination des Juifs dans un concept général du « camp » à l’époque moderne – un topos qui dénote ainsi à bien des égards des traits apologétiques (et banalisant le nazisme). Agamben tombe ainsi dans l’erreur inverse à celle commise par les apologètes démocrates et bourgeois de gauche qui ne soulignent le caractère spécifique et singulier d’Auschwitz que pour délibérément escamoter et la logique de la modernité capitaliste sur le sol de laquelle seul Auschwitz pouvait pousser, et la forme coercitive du « camp » qui, sous des formes multiples, est inhérente à cette logique. On ne peut penser la singularité d’Auschwitz que conjointement avec l’universalité du « camp » à l’ère moderne, et vice versa.

[…]

   Pour dégager le noyau de la logique déployée par Agamben, il est toutefois nécessaire de la remettre de la tête d’un postmodernisme anhistorique et phénoménologique sur les pieds d’une critique élargie de l’économie politique. C’est seulement sous l’angle de la machine « sans sujet » de la valorisation capitaliste, de cet irrationnel « sujet automate » (Marx) de la modernité, dont le concept se trouve étonnamment occulté chez Agamben, que la logique de souveraineté et d’état d’exception, de « vie nue », de ban et d’inclusion excluante prend tout simplement un sens discernable. Ce qui, d’une certaine manière, « animalise » les êtres humains et les réduit à de « simples corps vivants » avant qu’on les laisse « qualifier » leur vie de façon secondaire, ce n’est pas la fausse ontologie foucaldienne du « pouvoir » (anhistorique) ou de la domination en tant que tels mais la constitution polaire spécifiquement moderne de politique et d’économie, de travail abstrait et de machine étatique, etc.


   La forme-valeur ou le rapport-valeur, incarnée dans la forme-argent tournant en boucle sur elle-même via le procès de valorisation, constitue au fond primordialement ce vide métaphysique, la « forme simple d’une législation universelle », cette forme kantienne absurde et dépourvue de tout contenu qui, chez Agamben, apparaît comme « être-en-vigueur sans signification » ou « principe vide ». Cette entité divine sécularisée d’une énorme forme vide, d’un vacuum en termes de contenu, dominant l’ensemble du procès de vie, fait de la modernité le rapport de domination le plus monstrueux de toute l’histoire humaine.


   Quant à la souveraineté, la volonté générale partant tout aussi vide, elle n’est rien d’autre que le rapport coercitif politique de cette forme vide monstrueuse. Et ce complexe d’ensemble de valorisation abstraite et de souveraineté, issu à l’origine de l’économie des armes à feu du début de la modernité et du despotisme militaire qui y est lié, représente en soi déjà un état d’exception permanent lequel s’est en quelque sorte sédimenté dans la société.


   L’état d’exception, cela ne signifie en réalité rien d’autre que l’assujettissement aggravé, dépassant le degré normal (quel que soit la définition qu’on en donne) des membres de la société à des mesures échappant à leur propre décision. Sous la domination de formes-fétiche intériorisées qui se manifestent aussi à l’extérieur par des institutions coercitives, des administrations humaines, des rapports de domination, etc., il ne saurait y avoir de toute évidence quelque chose comme une « libre décision » de la part des membres de la société. Mais l’état d’exception signifie précisément une condensation, un durcissement et une aggravation poussée de la domination au-delà d’un degré « habituel », devenu « normal ».

R. Kurz.

 

Note : 

[1] Pour creuser la critique que fait Kurz au réductionnisme anhistorique d'Agamben, on peut désormais se référer en français au chapitre 1 de son ouvrage La Substance du capital (L'Echappée, 2019) : « Absoluité et relativité dans l'histoire. Remarques critiques sur la réduction phénoménologique de la théorie sociale ». Kurz y opère une critique générale et détaillée de ce problème, et implicitement à côté de quantité d'auteurs et de courants, Agamben est aussi la cible de cette critique.

[2] Voir la critique de l’œuvre de Michel Foucault dans Robert Kurz, « Grau ist des Lebens goldner Baum und grün die Theorie. Das Praxis-Problem als Evergreen verkürzter Gesellschaftskritik und die Geschichte der Linken » (Exit !, n°4, Horlemann Verlag, 2007), notamment la section 11 intitulée « Le pendule de Foucault. Du marxisme de parti à l’idéologie de mouvement ». Ce texte est à paraître en français en 2021. 

[3] Sur cet aspect-là, voir R. Kurz, « La fin de la politique ». 

 

Tag(s) : #Critique de l'Etat - du politique - du droit
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