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Le fétichisme de la marchandise

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Anselm Jappe

 

Marx a mis en avant le rôle déterminant des choses et des objets produits dans les rapports entre les personnes. D'où son concept de fétichisme des marchandises.

   Le premier chapitre du Manifeste du Parti communiste, paru en 1848, commence par ces mots fameux : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes. » Même aujourd’hui, le premier concept qu’une grande majorité des personnes associent au nom de Karl Marx est assurément celui de « lutte des classes ». La lutte des classes évoque tout de suite le prolétariat, surtout celui des usines.

   Il existe des lectures de l’œuvre de Marx qui, tout en insistant sur son actualité, en privilégient des aspects différents de ceux habituellement évoqués. Ces approches se sont longtemps concentrées sur la question de « l’aliénation », une thématique développée surtout dans les œuvres de jeunesse de Marx. Il s’agit alors de ne pas dénoncer seulement l’exploitation économique, mais la globalité des conditions de vie créées par le capitalisme.

« Secret », « mystérieux », « hiéroglyphe »

   Depuis quelques décennies, c’est souvent le concept de « fétichisme de la marchandise » qui a retenu l’attention des marxistes critiques. Cette expression s’emploie souvent dans le discours ordinaire, mais pour renvoyer de manière vague à une espèce d’adoration excessive des marchandises et elle concerne plutôt la psychologie du consommateur. Chez Marx, le terme de « fétichisme » a une signification bien plus large et plus profonde. On trouve des références au fétichisme dans toute son œuvre, depuis ses tout premiers articles.

   C’est pourtant à la fin du premier chapitre du Capital, paru en 1867, qu’il en fournit l’approche la plus détaillée, dans un sous-chapitre intitulé « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret ». Ces quelques pages mêlent des considérations philosophiques, des références historiques et des citations littéraires, dans un style enjoué qui recourt à des formulations paradoxales comme « sensible suprasensible » et où apparaissent les mots : « secret », « mystérieux », « caprices », « énigmatique », « hiéroglyphe », « mysticisme », « forme fantastique », etc. Ces termes font comprendre que Marx entre ici dans une terra incognita de la réflexion. Un autre traitement du fétichisme se trouve à la fin du livre III du Capital.

   Le fétichisme, en termes plus généraux, est établi par le fait que, dans la société marchande, les rapports entre personnes se présentent comme des rapports entre des choses. Et les rapports entre les choses se présentent comme des rapports entre personnes (voir encadré page 31). Ce concept a suscité des interprétations assez divergentes. Selon les marxistes traditionnels, liés au mouvement ouvrier, Marx dénoncerait une mystification des vrais rapports de production capitalistes : l’exploitation de l’ouvrier serait cachée - voilée - derrière un rapport en apparence objectif entre les « facteurs de production », notamment le capital, le travail et la terre. Le fétichisme consisterait en une forme d’idéologie apologétique. On pourrait même dire : de tromperie.

   Un nombre restreint de marxistes, à partir de Georg Lukacs dans les années 1920, en passant par les auteurs de l’école de Francfort et les situationnistes, ont ouvert la voie à une interprétation contemporaine qui assigne une grande importance au fétichisme. C’est notamment le cas de la « critique de la valeur ».

La valeur créée par le travail abstrait

   Dans cette perspective, le concept de fétichisme est l’un des pivots de toute la critique de l’économie politique de Marx. On peut même parler d’une identité entre théorie de la valeur et théorie du fétichisme. Marx introduit le fétichisme après avoir analysé - au début du Capital - les catégories de base du capitalisme : la « marchandise » qui, à côté de sa valeur d’usage, possède une « valeur » qui est représentée dans « l’argent », mais qui est créée par le « travail abstrait », ou plus précisément, par le « côté abstrait du travail ».

   Dans le capitalisme, le travail n’est pas pris en compte socialement pour son utilité, mais pour le temps qu’il faut pour l’exécuter, sans égard pour son contenu. Chaque travail a en même temps deux côtés - il produit quelque chose, objet ou service, et en tant que tel, chaque travail est différent des autres. Mais en tant que dépense d’énergie humaine mesurée par le temps, tous les travaux sont égaux ; ils ne se distinguent que par leur aspect quantitatif.

   Concrètement, une bouteille de vin et une table sont bien différentes ; côté abstrait, leur seule différence réside dans le fait que la bouteille représente, disons, une demi-heure de travail et la table une heure. En effet, moins il faut de temps de production pour une marchandise (et ses composants), moins elle a de valeur (et moins elle coûte).

   L’aspect vraiment révolutionnaire - souvent sous-estimé par les marxistes eux-mêmes – de cette analyse est de ne pas concevoir l’argent et la valeur, la marchandise et l’argent, comme des facteurs « évidents » ou « naturels » présents dans toute société quelque peu « évoluée ». Marx démontre que ce sont plutôt des éléments spécifiques au capitalisme, et il établit également leur caractère destructeur.

   Dans une société basée sur ces catégories, il ne peut pas y avoir de contrôle conscient de l’économie. Les humains regardent les marchandises qu’ils ont créées et leurs interactions (les prix, le marché, les crises, etc.) comme des divinités qui les gouvernent. La référence ironique à la religion contenue dans le concept de fétichisme trouve ici tout son sens : l’homme s’incline face à des choses dont il ne sait pas qu’elles sont ses propres produits. En même temps, il ne s’agit pas d’une fatalité : cette subordination de l’homme à ses produits est le résultat du mode de production capitaliste (même si elle prolonge des formes précédentes de fétichisme, notamment religieuses).

   Dans le fétichisme de la marchandise - qui est inséparable de la société capitaliste elle-même et ne disparaîtra qu’avec elle -, le côté concret des produits, des travaux et finalement de toute manifestation de la vie humaine se voit placé au deuxième rang, derrière le côté « quantitatif ». Le côté concret n’est que le « porteur », la « représentation », « l’incarnation » d’une substance invisible, abstraite et toujours égale : le travail réduit à sa seule dimension temporelle.

   La valeur contient la survaleur - celle qui donne le profit - et dont la recherche motive les capitalistes. Cependant, Marx n’effectue pas une critique moraliste : la « soif de profit » n’est qu’une des roues de l’engrenage. Ce qui distingue la société fétichiste est son caractère anonyme et automatique. Tous les acteurs ne font qu’exécuter des lois qui se sont créées « dans leur dos ». Le marché fera cesser la production de jouets et privilégiera la production de bombes, si cela donne plus de profit, sans prendre en compte leur côté « concret » et ses conséquences. En effet, la logique fétichiste fait abstraction de la différence concrète entre la bombe et le jouet ; elle ne compare que deux quantités de travail abstrait. Si un capitaliste, par scrupule, se refusait à cette logique, il serait rapidement éliminé du marché. Les marchandises « sensibles » (concrètes) sont assujetties à leur invisible nature « suprasensible », donnée par le travail abstrait.

Une explication de la crise écologique

   Bien avant d’être une société de classes basée sur l’exploitation, le capitalisme est déjà, à un niveau plus profond et structurel, une société absurde, destructrice et autodestructrice, parce que le côté abstrait - non humain - y prévaut sur le côté concret et humain. Les êtres humains y sont à la traîne des choses qu’ils produisent et dont ils ont perdu le contrôle. Aucun accord conscient n’y est possible, même pas entre capitalistes : chaque acteur produit isolément, et ce n’est que dans l’échange sur le marché que ses produits acquièrent a posteriori une dimension sociale et créent un « lien social ».

   La théorie du fétichisme permet d’expliquer, entre autres choses, un phénomène que Marx ne pouvait pas encore bien connaître : la crise écologique. Le rôle toujours majeur des technologies et les gains de productivité qu’elles permettent font diminuer le travail nécessaire pour une marchandise donnée, et alors sa valeur ainsi que la survaleur qu’elle contient diminuent aussi. La seule solution - et qui elle-même n’est que temporaire - est de produire davantage d’exemplaires de la marchandise en question et de susciter une demande équivalente. Le problème est que la consommation de ressources et d’énergie croît ainsi de manière exponentielle, pour seulement éviter que la quantité globale de valeur ne chute. La théorie du fétichisme contient donc aussi une théorie de la crise, autant économique qu’écologique.

Que la société reprenne son destin en main

   La théorie du fétichisme n’absout pas les hommes, et les classes dirigeantes en particulier, de leurs responsabilités. Elle insiste cependant sur un autre aspect : la grande tare du capitalisme consiste dans le fait que les hommes n’y sont que les exécutants d’une logique qui semble résider dans les choses, mais qui, en vérité, est le résultat des actions humaines. Sortir du fétichisme signifierait donc que la société reprenne son destin en main. Mais cela ne sera pas possible sans sortir des bases mêmes du fétichisme : argent et travail, marchandise et valeur. Vaste tâche ! On ne la réalisera pas en un jour.

   On voit pourtant que ces catégories se dissolvent un peu partout : la société du travail n’a plus beaucoup de travail à offrir, et l’argent « vrai » (au lieu du « capital fictif » du crédit, comme Marx le nomme) commence à être rare. Dans le chapitre sur le fétichisme, Marx évoque « pour changer, une association d’hommes libres, travaillant avec des moyens de production collectifs et dépensant consciemment leurs nombreuses forces de travail individuel comme une seule force de travail sociale ». Ce serait une société post-fétichiste.

Anselm Jappe.

Auteur de Guy Debord. Essai (Denoël, 2001), Les Aventures de la marchandise. Pour une critique de la valeur (La Découverte, 2017), Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques (Lignes, 2011) et La Société autophage (La Découverte, 2017).

Article paru dans Alternatives économiques, « Dossier Marx », n°103, avril 2018.

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Marx et l'inversion réelle

Au-delà la compréhension tronquée (marxiste traditionnelle) du fétichisme de la marchandise comme simple mystification des "vrais" rapports capitalistes (compris seulement en termes de classe et d'exploitation) 

   Dans un passage du « supplément » à la première édition allemande du Capital, Marx donne certainement la meilleure description de l'inversion qui caractérise déjà la marchandise singulière. Le concret devient réellement un simple porteur de l'abstrait. Il n'a d'existence sociale que dans la mesure où il sert à l'abstrait pour se donner une expression sensible :

« A l'intérieur du rapport de valeur et de l'expression de valeur qui y est incluse, ce qui est abstrait et général ne compte pas comme propriété de ce qui est concret, sensible et réel, mais, à l'inverse, ce qui est sensible et concret ne compte que comme forme phénoménale ou forme de réalisation déterminée de ce qui est abstrait et général. Par exemple, à l'intérieur de l'expression de valeur de la toile, ce n'est pas le travail du tailleur contenu dans l'équivalent habit qui possède la propriété générale d'être en outre du travail humain. Au contraire. Être du travail humain compte comme son essence ; être du travail de tailleur ne compte que comme forme phénoménale ou comme forme de réalisation déterminée de cette essence qui est sienne [...]. Ce renversement grâce auquel ce qui est sensible et concret ne compte que comme forme phénoménale de ce qui est abstrait et général, au lieu qu'à l'inverse ce qui est abstrait et général compte comme propriété du concret, un tel renversement caractérise l'expression de valeur. Il rend en même temps difficile la compréhension de cette dernière »

Extrait de Marx, Le Capital, première édition (1867), première partie, in Dognin Pierre Dominique, Les Sentiers escarpés de Karl Marx. Le chapitre I du Capital dans trois rédactions successives, texte allemand et français, Editions du Cerf, Paris, 1977b, p. 131 et p. 133.

 

Note :

[1] Voir Groupe Krisis, Manifeste contre le travail, Lignes, 2002 ; Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, 2009 ; Robert Kurz, Lire Marx, La Balustrade, 2012 ; Robert Kurz, Vies et mort du capitalisme. Chroniques de la crise, Lignes, 2011 ; Moishe Postone, Critique du fétiche capital. Le capitalisme, l’antisémitisme et la gauche, PUF, 2013 ; Norbert Trenkle et Ernst Lohoff, La Grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’Etat ne sont pas les causes de la crise, Post-éditions, 2014 ; Anselm Jappe, Les aventures de la marchandise. Pour une critique de la valeur, La Découverte 2017 ; Anselm Jappe, La société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, La Découverte, 2017 ; Robert Kurz, Impérialisme d’exclusion et état d’exception, Editions Divergences, 2018.

Tag(s) : #Présentation de la critique de la valeur
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