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Dans le cadre de la série « Des idées oubliées pour renouveler la gauche », le journal en ligne Médiapart, que nous remercions, faisait paraître le 16 août 2022 cet article signé par Christophe Gueugneau. Il constitue une riche et complète introduction au courant de la critique de la valeur-dissociation.

Robert Kurz et Roswitha Scholz : relire Marx contre les marxistes

Depuis la fin des années 1980, en Allemagne, un courant théorique est revenu aux sources du Capital de Marx pour en tirer une nouvelle grille de lecture du capitalisme : la critique de la valeur-dissociation. Bousculant tant le marxisme traditionnel que le post-modernisme.

Fin des années 80, début des années 90 : le mur de Berlin tombe, l’URSS s’effondre, certains pronostiquent la fin de l’histoire, d’autres celle des idéologies. Le marxisme semble avoir fait son temps. La lutte des classes s’achève sur une défaite du prolétariat — c’est ce que dira le milliardaire Warren Buffet en 2005 : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner.  »

Le triomphe – apparent – de l’Occident met un coup aux mouvements marxistes mais en Allemagne, un petit groupe pose un diagnostic très différent : et si la chute de l’URSS n’était que la première étape de la crise finale du capitalisme ? En 1991, Robert Kurz (1943-2012) publie L’Effondrement de la modernisation (traduit en français en avril 2021 par Johannes Vogele pour les éditions Crise & Critique).

Vendu à 25 000 exemplaires en Allemagne, qualifié de « plus discutée des publications récentes » par le Frankfurter Rundschau, l’ouvrage défend la thèse suivante : l’URSS n’a jamais été socialiste, et cela n’est pas dû uniquement à la dictature bureaucratique mise en place, mais principalement au fait que l’Union soviétique n’a été qu’une variante de la société mondiale de la marchandise.

Pour Kurz, il s’agissait avant tout d’une « modernisation de rattrapage », « c’est-à-dire une version accélérée de l’installation des formes sociales de base du capitalisme, notamment en réagençant les vieilles structures sociales prémodernes pour y imposer la socialisation des individus par le travail », selon les mots d’Anselm Jappe et Johannes Vogele dans leur préface à l’édition française. D’où cette déduction : ce n’était pas une « alternative » au système capitaliste qui s’était écroulée, mais le « maillon le plus faible » de ce système même.

Lorsque le livre est publié, en 1991, Robert Kurz a 48 ans, et déjà un solide bagage théorique avec lui. Né à Nuremberg – il y passera toute sa vie et y exercera en permanence un travail, d’abord chauffeur de taxi puis empaqueteur de nuit pour le quotidien local –, Robert Kurz a milité entre 1966 et 1971 au sein du SDS (Union socialiste allemande des étudiants) et de l’APO (opposition extraparlementaire) qui a été à la pointe du 68 allemand. Par la suite, il rejoint, entre 1972 et 1976, un des nombreux K-Gruppen (groupes communistes) qui surgissent à l’extrême gauche : le KABD (Union communiste ouvrière allemande). Il en est exclu en 1976 mais reste, jusqu’au milieu des années 80, marqué par le marxisme-léninisme.

En 1984, Kurz et un petit groupe de ses camarades sont rejoints par une nouvelle génération, née après les années 60, et issue des milieux autonomes et des squats. Les « anciens » voulaient tirer les leçons des échecs des années 60 et 70, les « nouveaux » veulent faire le bilan des échecs des luttes récentes des jeunes au début des années 80. Arrive également dans le groupe Roswitha Scholz.

Proche des milieux antiautoritaires et de la gauche spontanéiste, Roswitha Scholz découvre une autre lecture possible du marxisme en assistant à des séminaires sur l’École de Francfort. « Il m’est vite apparu que je devais en apprendre davantage de Marx pour pouvoir comprendre ses textes, et c’est ainsi que je suis venue à l’Initiative critique marxiste, qui proposait un cours sur Marx, et où Robert Kurz était une figure centrale », explique-t-elle en 2017 dans un entretien.

L’Initiative critique marxiste naît d’un constat partagé par le groupe : il est urgent de sortir du cycle « maniaco-dépressif » de l’activisme privé de réflexion théorique de fond. Dans la suite de la réflexion de Theodor Adorno, le groupe estime que « la théorie ne doit plus être un simple outil de légitimation de la praxis, elle ne doit pas être la servante de l’activisme militant mais doit constituer un domaine propre et autonome », explique Clément Homs, animateur du site francophone sur la théorie critique de la valeur (palim-psao.fr) et cofondateur de la revue Sortir de l’économie.

Pour ce faire, le groupe estime qu’il est indispensable de revenir à Marx et à sa critique de l’économie politique. Ses membres estiment que l’échec du marxisme jusqu’ici est dû à une lecture partielle de l’auteur du Capital, qui a laissé de côté la critique par le penseur allemand des catégories mêmes qui fondent le capitalisme : la marchandise, la valeur, le travail, l’État, etc., et aussi sa théorie de la crise fondamentale du capitalisme. En clair, ils opposent le Marx du Capital à celui du Manifeste du parti communiste.

Rebaptisé Krisis dans le courant des années 90, le groupe ne part pas de zéro. Il y a Georg Lukács, d’abord, qui dans la première partie de son œuvre avait repéré la critique chez Marx de la forme-marchandise et de la forme-valeur. Rosa Luxemburg, Henryk Grossmann et Paul Mattick, ensuite, qui ont chacun tenté de développer une théorie de la crise fondamentale du capitalisme (sur Rosa Luxemburg, voir le premier volet de cette série). Et puis, depuis les années 60-70, on assiste à la résurgence de théoriciens marxistes oubliés comme Isaak Roubine, Evgueni Pachoukanis et Roman Rosdolsky.

Dans un texte de 1957, Rosdolsky estime qu’« on peut tout à fait parler d’un Marx ésotérique et d’un Marx exotérique – au sens où nous voulons comprendre la différence entre la théorie originale et les conclusions et projections dérivées ». Cette distinction n’a rien d’anodin. Elle expose chez Marx un flou dans son discours : les grandes catégories du capitalisme – le travail, la valeur, l’argent, la marchandise – apparaissent tour à tour comme propres au capitalisme, mais aussi, à d’autres endroits de son texte, comme transhistoriques, comme naturelles et présentes depuis toujours.

« Le Marx exotérique, c’est le Marx de son temps, un homme du XIXe siècle marqué par les idées du progrès, des Lumières, par cette idée aussi de naturalisation de l’économie, explique Clément Homs. Mais dans d’autres parties, dans les mêmes textes, Marx spécifie historiquement les catégories du capitalisme, c’est le Marx ésotérique. » 

L’étude détaillée de la critique marxienne des grandes catégories du capitalisme et leur historicisation (on peut aussi se référer à Anton Pannekoek, voir notre article), leur dénaturalisation, est l’un des premiers apports de ce courant de la critique de la valeur dont Robert Kurz est la figure de proue.

Krisis va également reprendre chez Marx des parties de son texte sur la crise fondamentale du capitalisme, le « Fragment sur les machines » dans les Grundrisse étant le plus significatif. Robert Kurz démontre que la « théorie de l’effondrement » – c’est-à-dire le fait que le capitalisme se dirige vers ses propres limites –, loin d’être l’objet d’un large consensus parmi les marxistes, était plutôt un « serpent de mer ». D’après lui, les seules théories qui analysaient ces limites, celles de Rosa Luxemburg et de Henryk Grossmann, restaient à mi-chemin et n’exerçaient aucune influence réelle sur le mouvement ouvrier.

 Pour comprendre cette crise annoncée, il faut repartir de Marx. Qu’est-ce que la valeur d’une marchandise ? C’est la quantité de travail abstrait socialement nécessaire qui s’y trouve. À la différence du travail concret, le travail qui donne forme à la marchandise, le travail abstrait ne considère ce même travail que comme « une dépense du cerveau, des nerfs, des muscles, des organes, des sens » pour reprendre Marx.

Peu importe la qualité de ce travail (le travail concret), c’est la quantité (le travail abstrait) qui se retrouve dans la valeur d’une marchandise pour qu’elle soit échangeable contre une autre marchandise dont la valeur sera déterminée par ce même travail abstrait. Mais cette « dépense du cerveau, des nerfs, des muscles », etc., n’est pas prise en compte en tant que telle dans la valeur d’une marchandise, car cette dernière dépend en dernier ressort du « temps de travail moyen socialement nécessaire à sa production ».

Si un tisserand met dix heures pour produire une chemise, mais qu’un ouvrier d’usine, grâce à une machine, ne met que une heure pour produire la même chemise, celle-ci ne « vaut » qu’une heure de travail, ne sera échangeable que pour cette valeur. Cette valeur de la chemise rapportée au « temps de travail moyen socialement nécessaire à sa production » lui permet d’être échangée avec d’autres marchandises.

 « La forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n’ont absolument rien à faire avec leur nature physique, souligne Marx dans le chapitre premier du Capital. C’est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles. »

De là se pose un problème : si c’est la dépense de cerveau, muscles, nerfs, etc., qui est contenue dans la valeur d’une marchandise, mais que, dans le même temps, le capitalisme, pour prospérer, tend à réduire cette dépense – par la mécanisation des procédés notamment –, alors, au moment où il espère gagner de la valeur, il en perd ! Le capitalisme sciant la branche sur laquelle il est assis, voilà sa contradiction fondamentale. C’est la théorie de la crise de l’effondrement. Une crise rendue plus immédiate encore par la troisième révolution industrielle, celle de la micro-informatique, qui remplace toujours plus le travail humain par celui des machines, dans des dimensions non compensables par d’autres mécanismes. 

À cette crise interne, il faut encore ajouter les limites externes du capitalisme : les limites environnementales et le saccage du vivant, mais aussi la barbarisation des relations humaines généralisée à presque tous les niveaux de la vie sociale et privée.

C’est sans doute ici l’une des grandes originalités de la critique de la valeur : donner une explication globale et satisfaisante de la crise dans laquelle s’enfonce le capitalisme depuis cinquante ans. Une explication qui permet de voir la financiarisation récente de l’économie pour ce qu’elle est : non pas un pas de plus dans le capitalisme, mais un dernier soubresaut de celui-ci pour tenter de se sauver, en s’abreuvant sur des revenus futurs au lieu de revenus présents.

Dans L’Effondrement de la modernisation, Robert Kurz en est donc là de ses réflexions. Mais, comme le soulignent Anselm Jappe et Johannes Vogele dans leur préface, ce livre « comprend diverses limites qui seront par la suite dépassées dans les écrits ultérieurs de Kurz ». Parmi ces limites, « la critique du travail comme fondement de la société de la valeur, travail qui doit être aboli, et non valorisé, n’est pas encore achevée ».

C’est chose faite en 1999. Robert Kurz signe avec Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, au nom du groupe Krisis, un Manifeste contre le travail. Dans la préface à l’édition française, Alastair Hemmens revient aux deux Marx : « Le Marx exotérique a vu dans le travail une forme sociale positive et transhistorique qui s’est trouvée aliénée et exploitée par une classe dominante : la bourgeoisie. Le “capital”, dans ce sens, serait une sorte de vol d’une richesse qui reste inquestionnée. […] Le Marx ésotérique, au contraire, a vu dans le travail en tant que tel l’essence même du capitalisme : une domination fétichiste, abstraite et sans sujet. […] Ainsi, suivant la logique de ce Marx ésotérique, l’anticapitalisme aujourd’hui consisterait non seulement dans l’accaparement des “moyens de production” mais plus fondamentalement dans l’abolition du travail en tant que rapport social. »

C’est le sens du Manifeste. Il propose une critique catégorielle du travail et non pas une critique d’un travail qui serait « aliéné », et pose un fait majeur, qui découle immédiatement du processus capitaliste : le travail est en train de mourir, de disparaître. « Un cadavre domine la société, le cadavre du travail. Toutes les puissances du monde se sont liguées pour défendre cette domination : le pape et la Banque mondiale, Tony Blair et Jörg Haider, les syndicats et les patron·nes, les écologistes d’Allemagne et les socialistes de France. Tou·te·s n’ont qu’un mot à la bouche : travail, travail, travail ! », écrivent ainsi les auteurs au tout début du Manifeste.

Cette mort du travail entraîne son lot d’exclu·es à qui il ne reste « qu’une fonction sociale : celle de l’exemple à ne pas suivre. Leur sort doit inciter tous ceux qui jouent encore à la chaise musicale de la société du travail à lutter pour les dernières places. Et, par-dessus le marché, tenir en haleine les perdants, de sorte que ceux-ci n’aient même pas l’idée de se révolter contre les exigences insolentes du système ».

En s’en prenant au travail comme catégorie, le Manifeste parachève un autre élément-clé de la critique de la valeur, celle de la dénonciation de la lutte des classes comme « l’alpha et l’oméga catégoriels de la théorie marxienne ». C’est ce qu’écrivaient dès 1989 Robert Kurz et Ernst Lohof dans le court essai Le Fétiche de la lutte des classes (éditions Crise & Critique, 2021). Dans leur analyse, le sujet historique censé, dans la logique marxiste, reprendre son avenir en main, à savoir la classe prolétarienne, ne figure qu’une « pseudo-subjectivité » qui « reste prisonnière du fétichisme de la forme-marchandise ».

« La lutte des classes existe, elle est réelle, explique Clément Homs, mais elle se passe à l’intérieur du capitalisme. Cette lutte est logique mais par essence, elle continue de faire partie du mécanisme de base du capitalisme. »

Au contraire, il y a une inversion sujet-objet au sein du capitalisme figurée par le fétichisme de la marchandise. Le terme est employé par Karl Marx dans Le Capital. En substance, la marchandise est bel et bien créée, fabriquée par l’homme, mais c’est cette marchandise – et plus exactement l’abstraction qu’elle représente – qui va devenir le centre du capitalisme, son véritable sujet, l’homme n’en étant plus que l’objet. « Tout tourne autour de cette abstraction, les hommes vont devenir les créatures de leur propre création », explique Clément Homs.

Robert Kurz parle de « domination sans sujet » (c’est le titre d’un de ses essais publié dans le recueil Raison sanglante (éditions Crise & Critique, 2021), mais, selon Clément Homs, « pas au sens où les sujets seraient les marionnettes d’autres sujets, plutôt au sens où les marionnettes tireraient elles-mêmes leurs ficelles, dans une sorte d’autodomination en quelque sorte ». Cette domination l’emporte sur toutes les autres : les dominations personnelles d’individus sur d’autres individus, ou d’une classe sur une autre. Marx estime lui-même que les individus sont des « personnifications des rapports sociaux », des « masques de caractère ».

Cette domination sans sujet a une conséquence logique dans la lecture de ce que ne doit pas être l’anticapitalisme. Si tous les individus, en effet, sont pris dans le fétichisme de la marchandise, il y a inutilité et même risque à s’en prendre aux seuls capitalistes. Le populisme, le discours « eux contre nous », le mouvement Occupy Wall Street contre les 1 %, tous ces discours ne répondent pas à l’entièreté du problème. Il y a même ici l’ombre de l’antisémitisme.

En marge du groupe, ce travail théorique est complété par celui de Roswitha Scholz, compagne de Robert Kurz à la ville. Dans un entretien avec la philosophe et féministe espagnole Clara Navarro Ruiz, donné en 2017, elle explique : « J’avais formé un groupe d’outsiders avec d’autres personnes [dans lequel] nous avons étudié l’histoire des mouvements féministes et des textes de théorie féministe. » De ce travail de réflexion va naître un texte décisif : « La valeur, c’est le mâle » (il sera publié en français en 2017 dans Le Sexe du capitalisme, « masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Crise & Critique, 2019).

Le texte a paru en Allemagne en 1992 et propose un ajout de taille à la critique de la valeur jusqu’ici élaborée, au point d’en changer le nom en « critique de la valeur-dissociation » (en allemand, la Wertkritik devient la Wertabspaltungskritik).

Roswitha Scholz constate d’abord que le marxisme traditionnel, et même pour une part le mouvement de la critique de la valeur, au moins à son début, considère que le rapport capitaliste est sexuellement neutre. Le lien avec le rapport asymétrique de genre n’y est pas du tout thématisé. Scholz affirme au contraire que le rapport capital est immédiatement connoté sexuellement. 

Au contraire d’autres courants féministes, si Roswitha Scholz est d’accord pour dire qu’il y a eu au cours de l’histoire diverses formes de patriarcat, elle refuse de valider l’existence d’une essence transhistorique du patriarcat. Pour elle, le patriarcat d’aujourd’hui est spécifique et indissociable de la naissance du capitalisme, d’où son concept de « patriarcat producteur de marchandise ».

Selon elle, toute la sphère de l’économie d’entreprise, mais aussi la sphère politique, celle de la science ont besoin pour exister de représentations, de valeurs, d’objectifs qui vont être connotés immédiatement comme masculins. Au mâle vont être associées la rationalité, la performance, l’efficacité, et, au contraire, tout ce qui est étranger à cette sphère de la valorisation est dissocié des sujets masculins et projeté sur le féminin : des attitudes, des tâches domestiques, des émotions.

Surtout, Roswitha Scholz insiste : ce n’est pas le capitalisme qui crée cette forme de patriarcat, les deux sont consubstantiels. La dissociation est le présupposé de la valorisation, et inversement. « Ma thèse est que les tâches ménagères et de reproduction sociale ne sont pas seulement dissociées de la valeur économique et du travail abstrait, mais en représentent en outre la condition préalable tacite. Cette structure fondamentale, que je schématise ici à grands traits, imprègne la culture et la société dans leur totalité », déclare-t-elle sur le site féministe du quotidien autrichien de gauche Der Standard en 2011.

« Au cours des premières années qui ont suivi notre rencontre, raconte Roswitha Scholz, Robert Kurz et moi avions des accrochages réguliers au sujet du féminisme. Mais à mon grand étonnement, lorsque je lui ai soumis la thèse : “la valeur c’est le mâle”, cela lui a semblé évident. À partir de ce moment-là, il a essayé, en tant que tête pensante du groupe, de faire valoir cette thèse auprès des membres de Krisis, qui étaient tous des hommes. Ce fut pour lui une surprise de voir qu’il n’est parvenu que difficilement à promouvoir cette thèse, contrairement à d’autres innovations. »

Mais Roswitha Scholz ne fait pas que compléter la critique de la valeur, elle va également se confronter aux théories postmodernes de l’époque. Elle va proposer, sous l’influence d’Adorno notamment, un nouveau concept d’essence de la société. « Elle juge que les théories postmodernes ont raison de dire qu’il y a d’autres dimensions, d’autres discriminations qui sont à prendre en compte mais en même temps, ces mêmes théories ont tort d’abandonner ce niveau de l’essence, de la totalité », explique Clément Homs.

Scholz met ainsi en place une théorie de plusieurs niveaux dans la société. Le niveau macrologique correspondrait à l’essence de la société, la valeur-dissociation, et traverserait l’ensemble de la société mais ne suffirait pas à expliquer l’ensemble de la société. D’où le niveau mésologique : les instituions, les classes, les discriminations, le sexisme, l’antisémitisme… Puis enfin le niveau micrologique, le niveau individuel. Ces niveaux ont leur propre dimension à prendre en compte, explique Scholz.

Sans en être forcément la cause principale, cette tension entre les tenants de la critique de la valeur et ceux de la critique de la valeur-dissociation  contribue à l’éclatement du groupe. Scholz, Kurz et d’autres finissent par quitter Krisis et fondent la revue Exit ! en 2004.

Les années qui précèdent cette scission donnent lieu à un « conflit acharné » (dixit Robert Kurz) à propos d’un sujet qui découle immédiatement des avancées de Roswitha Scholz : le tabou de la modernité et la critique des Lumières. En 2002 et 2003, Robert cherche en effet à publier dans la revue Krisis une série de texte sur ce sujet, tous publiés en 2021, en français, sous le titre Raison sanglante, Essais pour une critique émancipatrice de la modernité capitaliste et des Lumières bourgeoises (éditions Crise & Critique, 2021).

Dans le premier texte, « Raison sanglante », Robert Kurz écrit : « Ce qui est devenu nécessaire, c’est une nouvelle critique fondamentale de la constitution bourgeoise et de son histoire. Les ruines inhabitables de la subjectivité occidentale ne requièrent pas le décorateur intellectuel au goût exquis, mais le grutier et sa boule de destruction. »

Pourquoi vouloir critiquer les Lumières ? Parce que « c’est à l’aune de ses résultats catastrophiques qu’il convient de mesure la “modernité” : sans faux-fuyants, sans aucune dialectique crispée faite de justifications et de relativisations », répond Kurz d’emblée. Pour le penseur allemand, « les Lumières ont été une idéologie qui a contribué à imposer le système moderne de la production marchande ».

Dans le texte « Tabula rasa », Kurz expose le « cœur du problème » : « ce cœur est la forme-sujet bourgeoise moderne, structurellement masculine ». Plus loin il écrit : « La forme-sujet n’est rien d’autre que le mode général du rapport au monde capitaliste moderne, la forme générale de penser et d’agir de la socialisation par la valeur. »

En une trentaine d’années, la critique de la valeur-dissociation a profondément renouvelé la lecture de Marx, proposant une grille de lecture actuelle de l’état du capitalisme mondial entré en crise. Le mouvement a également bousculé certaines certitudes de la gauche traditionnelle : la remise en cause de la lutte des classes comme condition de dépassement du capitalisme, la mise au centre de sa réflexion de la nécessité d’abolir le travail, une autre lecture du patriarcat moderne.

Ses détracteurs lui reprochent d’être trop théorique, trop abstraite. Pour Clément Homs, cette critique constitue une « fausse interprétation ». « La théorie critique n’a pas à proposer une nouvelle utopie, des réponses toutes faites et une société clé en mains. Ceux qui ont de telles attentes se comportent un peu comme devant un produit de supermarché. La critique de la valeur-dissociation est très modeste dans son objet : comprendre le monde présent, le décortiquer. Au mieux elle peut indiquer de manière négative ce que seraient de mauvaises solutions », affirme-t-il.

« En aucun cas nous ne sommes opposés à un engagement critique concret – au contraire –, par exemple contre des tendances néofascistes. Mais ce type d’engagement ne peut pas être opposé à une élaboration théorique nécessaire, et qui opère à un niveau différent », affirmait Roswitha Scholz à Clara Navarro Ruiz en 2017. 

En 2004, dans un entretien au journal brésilien Reportagem (lire ici une traduction en français),  Robert Kurz concluait ainsi : « Le dépassement émancipateur du système moderne de la production marchande et de la dissociation afférente nécessite une intervention sociale de haut niveau, à la préparation de laquelle l’élaboration théorique critique ne peut contribuer que si elle reste à distance des événements et ne cède pas à la pression d’une revendication de praxis dans une fausse immédiateté. »

Ce problème de la tension entre la praxis et la théorie a été abordé en 2007 par Robert Kurz dans l’essai Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie. Le titre lui-même est une inversion de la formule du Faust de Goethe « Grise, mon ami, est toute théorie, / Mais vert est l’arbre d’or de la vie ». Dans cet essai, Kurz affirme que « l’élaboration théorique de la critique de la valeur-dissociation a longtemps évité “le problème de la pratique” ou le niveau de l’action ; non pas en tant que défaut d’un quelconque “activisme”, mais parce que ce problème n’était pas thématisé dans la réflexion théorique elle-même » (c’est Kurz qui souligne). Le risque, pour l’auteur, c’est que « le “problème de la pratique” recouvre l’élaboration de la théorie et détermine son horizon alors que ce devrait être l’inverse ».

Cet essai n’a été traduit qu’en 2022 en français, par les éditions Crise & Critique, de même qu’un autre, L’État n’est pas le sauveur suprême, pourtant rédigé par Kurz entre 2010 et 2011. Dans son dernier ouvrage, Argent sans valeur, en 2012, Kurz évoque à propos de la critique de la valeur-dissociation « une révolution théorique inachevée ». Depuis, d’autres auteurs en France, parmi lesquels Anselm Jappe, Alastair Hemmens, Sandrine Aumercier, Benoît Bohy-Bunel ou encore Clément Homs, poursuivent le travail, au sein notamment de la revue Jaggernaut.

Christophe Gueugneau


 

 

 

 

Tag(s) : #Présentation de la critique de la valeur
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