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Parution de l’édition espagnole de
      « Ouvriers contre le travail
à Barcelone et Paris
sous le Front Populaire »

de Michael Seidman

Traduit de l’anglais par Federico Corriente
Pepitas de Calabaza, Logroño, mayo 2014 [1]

 

 

« Nous voulons voir la fin du sinistre loisir parce qu’il suppose le travail – et que le travail n’est qu’un bon prétexte pour ne rien faire »

La Polycritique, 1968

 

 

Nous avons déjà évoqué les éditions française et allemande de cet ouvrage [2] et mis à disposition sur ce site un commentaire critique [3] ainsi qu’une série d’articles intitulés : « De La lucha por Barcelona à El elogio del trabajo. L’anticapitalisme des anarchistes et anarcho-syndicalistes espagnols des années trente. », où il est fait usage de ce travail. [4]


Ouvriers contre le travail a été traduit et publié en japonais (1998), en Grec (2006), en Turc, en français (2010) et en Allemand (2011). En Espagne, seul un petit opuscule édité en 1988 par l’équipe barcelonaise d’ETCETERA [5] fit connaître les thèses de Seidman dans ce pays. Il a fallu attendre 2014 pour que paraisse enfin Obreros contra el trabajo, alors que les autres livres de Seidman traitant également de la guerre civile ont été traduits [6].

 

La sortie de l’édition française chez Senonevero a fourni l’occasion à Michael Seidman de tirer un bilan, en 2011, de l’accueil que son livre a reçu depuis sa parution en anglais en 1991. Dans « L’étrange Histoire de " Ouvriers contre le travail ". Les vicissitudes d’un livre. [7] » publié en bilingue aux bons soins d’« Échanges » [8] il rappelle que c’est durant son séjour en France (1979-1982) et au contact d’une « critique du travail » ambiante dans certains milieux qu’est née l’idée de ce livre. Et c’est en France 20 ans après qu’il fut le plus commenté :

 

« Cet essai aborde […] certains aspects de l’histoire du travail et de ses relations avec les théories des années 1970 à aujourd’hui ; il a finalement pour dessein d’explorer le milieu, peu connu mais intellectuellement actif, de l’extrême gauche en France durant cette période. […] L’intérêt des libertaires et des marxistes pour Ouvriers contre le travail manifeste le désir des militants d’extrême gauche de défendre, mais aussi de revivifier et réviser leurs théories. Contrairement aux générations précédentes de gauchistes qui assuraient que les ouvriers travailleraient pour la révolution, leurs héritiers d’aujourd’hui sont nombreux à constater que le problème le plus difficile ne sera pas tant de renverser la bourgeoisie que de mettre les salariés au travail pour la cause. Ces gauchistes ont accepté de meilleur gré que bon nombre d’universitaires les arguments d’Ouvriers contre le travail selon lesquels le mouvement ouvrier fut souvent un effort de la base pour éviter le lieu de travail et échapper au temps du travail. De nouveaux éléments de la gauche radicale ont apprécié la remise en question du productivisme des traditions capitaliste et anarchiste ou marxiste tout à la fois.

 

Ils ont aussi accueilli favorablement la conclusion d’Ouvriers contre le travail selon laquelle la prolongation du travail salarié servirait probablement de caution au besoin pour la société d’un État répressif afin de maintenir les travailleurs au travail pendant, et peut-être même après, la révolution.


L’étrange histoire d’Ouvriers contre le travail démontre les vicissitudes d’une œuvre intellectuelle et de sa réception. Un ouvrage reçu avec ambivalence par le milieu universitaire américain en 1990 a trouvé une audience plus enthousiaste en terre étrangère une génération plus tard. L’histoire du travail est retournée à ses racines non académiques du début du XIXe siècle présentes chez les théoriciens « utopiques » et « scientifiques » de la classe ouvrière. »

 

Les Giménologues, juin 2014.



 

Traduction française du quatrième de couverture de l’édition espagnole :

 

Ce livre constitue une étude comparative de l’histoire sociale et politique pendant la révolution espagnole à Barcelone et sous le gouvernement du front populaire à Paris au cours des années 1936-1939. Il se centre sur l’attitude adoptée par les ouvriers des deux villes à l’égard du travail alors que les organisations, qui prétendaient les représenter, exerçaient à des degrés divers certaines responsabilités gouvernementales.

 
Fruit des recherches réalisées à Paris, Barcelone et Salamanque, au début des années 1980, publié pour la première fois en 1991 aux États-Unis, Ouvriers contre le travail abonde en documents et informations sur les luttes ouvrières du quotidien. Il fait la démonstration que les approches productivistes et culturalistes sont incapables de saisir de manière adéquate certains aspects fondamentaux du comportement de la classe travailleuse.


Cet ouvrage qui offre un examen de l’activité ouvrière dans le contexte révolutionnaire comme en période réformiste met en évidence la persistance d’une résistance directe et indirecte au travail.

 

Seidman s’attache à des détails qui permettent de dépasser les sempiternelles querelles idéologiques et politiques. Il en résulte une étude rafraîchissante qui nous aide à comprendre l’histoire de ces deux pays, et à approfondir la compréhension de ces deux moments clé de l’histoire du XX° siècle européen. En outre, elle contribue à mettre en lumière une dimension du monde du travail jusqu’à il n’y a pas si longtemps considérée comme taboue : la résistance qu’il engendre, et le rôle joué en rapport par les organisations « ouvrières ».

 

Ce livre n’est pas particulièrement passé inaperçu : il a été traduit en sept langues et depuis sa parution, il a déchaîné des passions dans tout le spectre idéologique. Comme le dit l’auteur dans « L’étrange histoire d’Ouvriers contre le travail », « ses admirateurs ont été des universitaires, des libertaires, des communistes et des capitalistes, et ses détracteurs furent tout aussi hétérogènes. »

 

Ce volume publié aujourd’hui pour la première fois en castillan a été traduit par Federico Corriente et comprend un épilogue écrit en collaboration avec Jorge Montero : « Sur les viscissitudes d’ Ouvriers contre le travail », destiné à faire la lumière sur l’environnement qui l’a inspiré, et pour en même temps attiser un débat plus que nécessaire de nos jours.

 

Les éditeurs espagnols

 

 




Traduction française de l’épilogue :

Épilogue

Sur les vicissitudes de
      « Les ouvriers contre le travail »
 
*
Jorge Montero et Federico Corriente



Il faut reprendre l’étude du mouvement ouvrier classique d’une manière désabusée, et d’abord désabusée quant à ses diverses sortes d’héritiers politiques ou pseudo-théoriques, car ils ne possèdent que l’héritage de son échec.

 

« 14 thèses sur la Commune »,
Internationale situationniste n° 7 (1962)

 

Ici, il faut dire que nous n’avons jamais envisagé l’existence du “ mouvement anarchiste ”, mais seulement celle des réalités de notre époque. Il est vrai cependant que nous croyons les perspectives de l’I.S. incompatibles à long terme avec l’existence et les prétentions des “ autres mouvements politiques révolutionnaires ”, et pour la simple raison que, si la miséreuse bureaucratie anarchiste se met aujourd’hui à la traîne de tels “ autres mouvements politiques ” non précisés, pour notre part nous ne leur reconnaissions en rien la qualité de mouvements “ révolutionnaires ” ; et tout ce qui s’est passé depuis nous confirme dans notre opinion.

 

Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti,
« Sur la décomposition de nos ennemis »,
dans La véritable scission dans l’Internationale (1972)

 

 

L’aspect le plus intéressant du livre de Michael Seidman (Les ouvriers contre le travail : Barcelone et Paris sous le Front Populaire), traduit aujourd’hui pour la première fois en castillan, est celui de constituer une analyse de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire comme phénomènes de transition entre la domination [9] formelle et la domination réelle du capital [10] (terminologie que n’emploie certes pas Seidman) et la démythification qui en résulte de l’anarchisme ibérique, et il nous montre à quel point ce dernier se convertit, au moins à partir d’un certain moment, en une forme d’adaptation conflictuelle à l’intégration dans la société capitaliste, plutôt qu’en un mouvement de contestation radicale de celle-ci.

 

Seidman souligne le rôle fondamental joué par le développement (et le sous-développement) industriel dans le procès d’assimilation progressive de l’anarcho-syndicalisme espagnol par le système capitaliste durant les années trente. Déjà avant juillet 1936, le projet communiste libertaire avait été reformulé à tel point que, pour le courant majoritaire du mouvement, « faire la révolution » signifiait adapter l’anarchisme aux exigences de la société industrielle et prendre la place d’une bourgeoisie « parasitaire et improductive », incapable de développer les forces productives.

 

Les anarcho-syndicalistes des années trente partageaient pour l’essentiel le point de vue de ce que Moishe Postone a qualifié de « marxisme traditionnel » [11], à savoir une critique du capitalisme « du point de vue du travail », ou, ce qui est la même chose, à partir d’une optique qui considérait les rapports de production basés sur la propriété privée des moyens de production et le marché comme les principaux obstacles au développement des forces productives et à l’« émancipation du travail ». Ainsi donc, selon Postone, on pourrait dire que tant le « marxisme traditionnel » que l’anarcho-syndicalisme substituèrent à la critique émise par Marx du mode de production – une « critique du travail dans le capitalisme », c’est-à-dire de la totalité identifiée au capital et constituée par le travail, en ce qu’ils étaient tous deux les objets centraux de la critique – un projet politique de modification de la distribution du produit social, et au corollaire de cette critique, l’auto-abolition du prolétariat, une théorie de l’« émancipation du travail » entendue comme conquête du pouvoir (politique ou social) par la classe laborieuse et généralisation à toute la société de la condition ouvrière.

 

Tout au long de la période ascendante du mouvement ouvrier, tant les marxistes que les syndicalistes révolutionnaires (anarchistes ou non) placèrent leurs espoirs de dépassement du capitalisme et de la société de classe dans le pouvoir toujours plus grand de la classe ouvrière au sein du capitalisme. Les anarcho-syndicalistes espagnols, par exemple, convertirent le syndicat en une entité de lutte contre le capital qui préfigurait la société émancipée du futur. Ainsi, tandis que le congrès fondateur de la CNT (en 1910) avait défini le syndicalisme comme un moyen de lutte et de résistance et non comme une fin en soi, le syndicat s’était converti, à l’occasion de son IIIe congrès (en 1931), dans « le type d’organisation indépassable, non seulement comme instrument de résistance face au capitalisme, mais en outre comme principe pour le supplanter dans l’hégémonie et la direction de la société ».

 

Le projet du communisme libertaire ibérique, donc, était complètement imprégné de l’idéologie ouvriériste de l’époque, qui portait, selon Seidman, « l’acceptation du travail à sa conclusion extrême, bien que logique, et proposait de construire une utopie centrée sur les lieux de travail ». Les anarcho-syndicalistes ne remettaient aucunement en question la centralité du travail dans le mode de production capitaliste, ni non plus des phénomènes plus « abstraits » comme les ravages sociaux et psychiques causés par la dictature de la valeur (dont la substance n’est autre que le travail abstrait producteur de survaleur). Tout au contraire, si quelque chose mobilisait leurs ardeurs critiques, c’était le non-travail sous toutes ses formes : celui des capitalistes, évidemment fainéants et parasites, mais également celui qui plongeait ses racines dans l’aversion au travail des classes populaires, qu’ils accusaient fréquemment d’être inspirées par les premiers ou par le désir de les imiter. C’est la raison pour laquelle la perspective utopique d’abolir le travail à un horizon situé au-delà de la révolution sociale devait paradoxalement avoir pour point de départ l’élimination de toutes les restrictions qui pèseraient sur lui et, en conséquence, l’extension de la condition ouvrière à tout le monde. C’est donc en pleine cohérence avec ce qui précède que le fameux grand chef de la CNT-FAI, Diego Abad de Santillán, fit sienne en 1936 la maxime biblique (et bolchevique) : « Qui ne travaille pas ne mange pas. »

 

Dans son livre, Seidman suit les contours de l’idéologie anarcho-syndicaliste à partir de la trajectoire de Abad de Santillán, qui, d’une opposition à la domination du syndicalisme au sein du mouvement anarchiste, se convertit en peu de temps en l’un des partisans les plus farouches du syndicat comme base de la révolution. De la même façon, s’il critiquait en 1931 la technologie et écrivait que « l’industrialisme moderne, à la Ford, est du pur fascisme », il s’était converti deux ans plus tard en fervent partisan du fordisme et en vint même à soutenir que même si les moyens de production étaient transférés de la propriété privée à la propriété collective, l’essence de la production et les méthodes de production ne changeraient en rien. En plus de Abad de Santillán, Seidman cite d’autres pontes anarchistes espagnols renommés, depuis les plus modérés jusqu’aux individualistes, en passant par les collectivistes, tous fervents défenseurs du travail, du progrès et de la gestion ouvrière de la production, très sainte trinité destinée, selon eux, à la réorienter en direction de la satisfaction des besoins des travailleurs.

 

L’anarcho-syndicalisme mettait ainsi en évidence jusqu’à quel point il avait assumé la logique et la dynamique du capitalisme, ainsi que sa conséquence inévitable : l’incompréhension totale et l’hostilité avec lesquelles il accueillerait le refus d’une grande partie du prolétariat espagnol de se laisser imposer une « nouvelle » organisation du travail à partir de juillet 1936. Dès que les militants de base de la CNT, conjointement à d’autres travailleurs, s’emparèrent spontanément de la plupart des entreprises de Barcelone, les bonzes cénétistes ne tardèrent pas à faire l’éloge de l’excellente organisation scientifique du travail et à proposer la rationalisation, la concentration et la standardisation des industries « bloquées sous le régime de la propriété privée », en faisant appel, à l’instar de vulgaires bolcheviques, aux méthodes capitalistes les plus « avancées » (comme le taylorisme).

 

Ainsi, à partir de juillet 1936, la CNT dut affronter non seulement ses ennemis de classe, mais en outre ceux qu’elle prétendait représenter. Comme les patrons l’avaient fait dans leurs entreprises avant la révolution, les syndicats lièrent la paie au rendement et rétablirent en 1937 le travail à la pièce et les primes (supprimés en juillet 1936) dans les entreprises collectivisées. Non contents de ces mesures, les dirigeants anarcho-syndicalistes menacèrent les tire-au-flanc avec les carnets de producteurs ou « carnets d’identité de travailleurs » défendus par le dirigeant cénétiste Ángel Pestaña. Pour finir, et pour le cas où cela ne suffirait pas, il restait toujours l’option des « camps de travail » créés par le ministre « anarcho-bolchevique » Juan García Oliver [12], au sein desquels la fameuse « œuvre constructive de la révolution espagnole » avait prévu de racheter les péchés contre-révolutionnaires des vagabonds, fainéants, factieux, délinquants et autres « mauvaises herbes » à travers la thérapie salvatrice du travail. Néanmoins, en dépit des appels des dirigeants syndicaux qui étaient à la tête des usines à travailler toujours plus et à se sacrifier au nom de la révolution, les revendications ouvrières traditionnelles ne cessèrent point, et nombreux furent les travailleurs qui continuèrent à exiger des augmentations de salaire et à persévérer dans toutes ces pratiques destinées à réduire le temps de travail et diminuer la productivité (absentéisme, retards, manque de ponctualité, faux arrêts - maladie, sabotage, baisses des cadences, indiscipline et indifférence).

 

Dans la seconde moitié du livre, Seidman analyse les révoltes anti-travail des ouvriers parisiens sous le gouvernement de Front Populaire, et il nous explique comment – à l’image de ce qui était survenu à Barcelone – le refus du travail précédait la victoire électorale de la coalition du Front Populaire. À la différence de l’Espagne, où persistait la domination formelle du capital, la transition vers la domination réelle s’était déjà accomplie en France. L’introduction de l’organisation scientifique du travail dans les industries automobiles de la région parisienne avant la Première Guerre mondiale avait provoqué des grèves contre l’accélération des rythmes de travail et la réduction des tarifs du travail à la pièce comme conséquence de la déqualification des tâches entraînée par les nouvelles méthodes d’organisation. La situation s’aggrava dans les années vingt, période au cours de laquelle le taylorisme se généralisa, les chaînes de montage se multiplièrent dans toute l’industrie automobile et les travailleurs qualifiés se virent peu à peu remplacés par des ouvriers spécialisés auxquels il fallait imposer une discipline rigoureuse et insupportable dans les usines afin qu’ils se soumissent à des tâches répétitives et ennuyeuses.

 

Après la victoire électorale du Front Populaire français en mai 1936, les travailleurs parisiens déclenchèrent une vague de grèves avec occupations spontanées des usines (pour la première fois dans l’histoire de France) dans les secteurs aéronautique, métallurgique et automobile. Peu après la fin des occupations d’usines – non sans la collaboration inestimable des staliniens, qui jouèrent de la matraque contre « ceux qui ne savent pas terminer une grève » et « se laissent entraîner dans des actions inconsidérées » [13] (Thorez, secrétaire général du PCF le 8 juin 1936) –, de nombreux travailleurs profitèrent du relâchement d’une discipline d’usine rien moins que militaire pour arriver tard, partir tôt, manquer au travail et ralentir au maximum le rythme de production. Même la législation du travail plus « radicale » de la IIIe République, approuvée par le gouvernement de Léon Blum le 7 juin 1936 (semaine de travail de quarante heures, congés payés et augmentations de salaires), ne parvint pas à persuader les ouvriers parisiens de travailler de façon plus diligente et intensive. L’immense majorité des travailleurs, toutefois, ne manifesta pas la moindre intention de s’emparer des moyens de production ni d’en assurer la gestion ; simplement, ils avaient très peu envie de travailler, que cela fût pour le patron ou pour l’État.

 

La résistance au travail a accompagné en grande ou en moindre partie toutes les étapes de l’industrialisation, même si elle le fit de manière plus souterraine à certaines étapes et plus ouverte à d’autres. Néanmoins, à partir du milieu du XIXe siècle, les organisations, partis et syndicats ouvriers (quelle que soit leur couleur idéologique) la combattirent et la condamnèrent à la clandestinité jusqu’à ce que, à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, toute une vague de luttes antisyndicales et anti-travail la ramène au premier plan et rende visiblement étrange la proposition de reconstruire le monde autour de lieux que les occupants fuyaient comme la peste

 

En juin 2011, Michael Seidman publia un article intitulé « L’étrange histoire de Ouvriers contre le travail » [14] , qui était destiné à préciser les origines de l’œuvre et faciliter la compréhension de l’« étrange réception » qu’il avait reçue dans des milieux des plus hétéroclites (« Ses admirateurs en ont été des universitaires, des libertaires, des communistes et des capitalistes ; ses détracteurs à peu près également hétérogènes. ». Il proposa à cet effet d’explorer, entre autres sources de son livre, le milieu – peu connu mais intellectuellement actif, selon lui – de l’« extrême gauche » française des années soixante-dix, pour être plus précis de l’« ultragauche » historique. Cela dit, bien que le texte ne manque pas d’intérêt, il ne contribue pas trop à tirer la chose au clair.

 

Seidman commence par dire que la conception d’Ouvriers contre le travail se vit influencée – bien que non entièrement déterminée – par la « critique du travail » post-soixante-huitarde prépondérante dans ce milieu, à laquelle il fut exposé durant son séjour à Paris entre 1979 et 1982. Néanmoins, un peu plus loin, il reconnaît comme autres influences de cette époque la recherche générique d’« autonomie » et le refus de la part des ouvriers, des femmes et des prisonniers des techniques disciplinaires et du rôle dirigeant traditionnel des intellectuels, thématique très liée au nom de Michel Foucault.

 

Bien que Seidman ne le mentionne pas explicitement, les origines et les perspectives de ces deux influences déclarées sont radicalement distinctes (et nous laissons délibérément de côté la question de l’influence de diverses écoles historiographiques, qui compterait aussi pour beaucoup) [15] . Pour le dire vite, on peut difficilement considérer que le « discours de la dissidence » foucaldien et les élaborations de l’ultragauche post-soixante-huitarde aient grand chose en commun, bien qu’ils puissent paraître compatibles à première vue, car le premier commença à gagner de l’audience dans le contexte de la crise de la gauche établie (le PCF et les diverses extrêmes gauches), dans les marges de laquelle il cohabitait fort pacifiquement, tandis que l’ultragauche la considérait comme une des expressions fondamentales du monde qu’elle combattait.

 

Pour autant, et vu que les positions de Foucault sont très connues, nous concentrerons notre attention sur l’« extrême gauche française » [sic] à laquelle Seidman fait référence, à savoir les différents groupes qui surgirent en France après Mai 68, et qui s’approprièrent de manière critique le legs des Gauches Communistes historiques, que ce soit sur leur versant germano-hollandais (conseilliste) ou italien (bordiguiste), ainsi que les thèses de Socialisme ou Barbarie et de l’Internationale Situationniste (I.S.). Cette dernière fut un des rares groupes qui exercèrent une influence considérable sur la vague révolutionnaire de ces années, grâce dans une large mesure à sa critique du travail. Néanmoins, sa défense simultanée du slogan « Ne travaillez jamais ! » et de la devise « Tout le pouvoir aux conseils ouvriers ! » révélait également la contradiction existant entre la contestation situationniste du travail et son exhortation aux travailleurs pour qu’ils s’approprient les usines et les gèrent.

 

Après sa dissolution, la critique du travail de l’I.S. fut mise à jour par les mouvements sociaux du début des années soixante-dix, mais aussi à travers les écrits contemporains de différents groupes et revues qu’il conviendrait de qualifier rétrospectivement de « communisateurs » (bien que ce terme fût rarement employé à ce moment-là), et elle prit la forme du refus du conseillisme en tant que frère siamois stérile du léninisme et produit d’une époque dépassée [16]. Cette position, diffusée à travers la revue néobordiguiste Invariance (fondée par Jacques Camatte en 1968), est celle qui est sous-jacente à la critique du conseillisme réalisée par Jean Barrot (Gilles Dauvé) dans « Contribution à la critique de l’idéologie ultragauche » (1969). La question de fond, toutefois, allait beaucoup plus loin, car Barrot avait indiqué qu’« il suffi[sait] de voir que, de 1917 à 1936, de la révolution russe à la révolution espagnole, en passant par les insurrections en Allemagne, en Chine et ailleurs, aucun mouvement social d’envergure ne met en cause le fond même du capitalisme. Dès qu’un mouvement révolutionnaire triomphe, il ne peut qu’essayer de gérer le capitalisme, mais non de le bouleverser ».

 

Et c’est autour de cette question que se manifeste le manque d’intérêt de Seidman pour aborder ce que ce « mouvement anti-travail », pour ce qui le concerne, aurait à abolir (ou non), à savoir le rapport social capitaliste comme tel. S’il est bien vrai qu’il interroge le rôle joué par une gauche déterminée à « émanciper le travail » sans supprimer les bases du capitalisme [17] et met également en question la vision productiviste de celle-ci, Seidman ne met à aucun moment en relation la guérilla anti-travail et la critique du capital comme totalité, et il s’en dégage une attitude contemplative devant ce qui peut en sortir, le capitalisme contemporain par exemple, qui précisément doit son existence (et une grande partie de ses caractéristiques plus « novatrices ») au fait de s’être imposé pendant les années soixante-dix face à des luttes qui brandissaient la bannière du refus du travail (c’est pourquoi cela n’a pas beaucoup de sens, et encore moins maintenant, quand un chômage structurel galopant ne cesse de s’accroître, de ressortir cette bannière de la boue).

 

Contrairement à ce que l’on pourrait croire (il suffit, par exemple, de considérer les positions du post-opéraïsme contemporain), cette attitude contemplative n’est en rien incompatible avec l’assomption acritique de ce que la terminologie des opéraïstes italiens nommait le « point de vue ouvrier », c’est-à-dire l’antagonisme immédiat du « pôle travail » du rapport social capitaliste (« plus d’argent, moins de travail »), et elle se marie également très bien avec l’immédiatisme du désir prolétarien, qu’il soit individuel ou de masse, que semble défendre Seidman. Ce trait fondamental de sa méthodologie, dans celle-ci comme dans d’autres œuvres, est ce qui l’apparente plus étroitement à Foucault et compagnie qu’à l’« ultra-gauche » post-soixante-huitarde. Que cela soit bien clair, cependant : presque tous ceux qui critiquent et font des objections à Ouvriers contre le travail se situent dans la pratique sur le « pôle capital » de cet antagonisme, car ils assument idéalement la nécessité d’une « gestion politique » du processus révolutionnaire dont les conséquences et la signification sont connues de tous.


Traduction effectuée par les Giménologues

 

Notes de bas de page :

 

[1] http://www.pepitas.net/

 

[2] article 462 et article 510

 

[3] article 509

 

[4] article 550

 

[5] « Hacia una historia de la aversión de los obreros al trabajo. Barcelona durante la revolución española 1936-38. »

 

[6] A ras de suelo. Historia social de la República durante la guerra civil. (2003). La victoria nacional : la eficacia contrarrevolucionaria en la guerra civil. (2012)

 

[7] disponible à la fin de cet article : article 510 

 

[8] Les premiers en France avoir traduit et publié en 2001 un gros article de M. Seidman qui contient l’essentiel de sa thèse : « Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail. Paris et Barcelone Pendant le front populaire français et la révolution espagnole 1936-1938. »

 

[9] Le terme exact est « subsomption », mais les auteurs ont préféré se contenter du terme plus courant, bien que moins précis, de « domination » (NdT).

 

[10] Durant les années soixante-dix, les concepts de domination « formelle » et de domination « réelle » du capital commencèrent habituellement à circuler dans le contexte d’un retour général à Marx et en rapport avec la popularité croissante de son célèbre Chapitre VI « inédit » du Livre 1 du Capital (Résultats du procès de production immédiat), qui avait fait l’objet d’une longue étude pionnière de la part de Jacques Camatte dans la revue Invariance. Au stade de la domination formelle, le procès de travail est dans les grandes lignes le même que celui qu’il était avant que le capital ne s’en empare, à la différence qu’il est maintenant organisé par ce dernier et soumis à son autorité. Néanmoins, cette autorité est limitée par la capacité que possèdent les ouvriers d’y résister sur la base de leur métier, et la modalité fondamentale qu’adopte l’exploitation est la prolongation de la journée de travail, ou extraction de survaleur absolue. La domination réelle du travail par le capital va se concrétiser dans la mesure où ce dernier révolutionne le procès de travail et le transforme à son image. L’application de la science et de l’innovation technologique permet alors au capital d’augmenter la productivité du travail sans prolonger la journée de travail (extraction de survaleur relative), voire en la raccourcissant, ce qui provoque à son tour des transformations ultérieures dans la société en général et dans les relations entre travail et capital en particulier.

 

[11] Selon Postone, l’expression « marxisme traditionnel » ne désigne aucune tendance historique spécifique du marxisme, mais englobe plutôt de manière générale toutes les perspectives théoriques qui critiquent le capitalisme « du point de vue du travail ». Cela étant, une périodisation qui, sur la base de ce dénominateur commun, mettrait dans le même sac le marxisme de la IIe Internationale et Lukács, Korsch, I. I. Roubine ou C. L. R. James, par exemple, sans tenir compte de la transition qui s’opère au sein du marxisme lui-même comme conséquence du passage de la domination formelle à la domination réelle, serait plus que contestable. Nous ne pouvons évidemment pas aborder ici l’opposition entre le Marx « exotérique » et le Marx « ésotérique » établie par les représentants de la « critique de la valeur », très proches sur ce point des postulats de Postone, mais elle présente les mêmes inconvénients.

 

[12] En décembre 1936, le tout nouveau ministre de la Justice inaugura le premier camp de travail à Totana (Murcie), à l’entrée duquel était accrochée une énorme pancarte sur laquelle on pouvait lire : « Travaille et ne perds pas l’espérance ! »

 

[13] Un des aspects les plus intéressants de l’analyse de Seidman est précisément le processus à travers lequel le PCF se transforma, d’une secte à peu près insignifiante dans le panorama ouvrier français, en une organisation fondamentale pour le contrôle de la force de travail hexagonale (pour être juste, avec l’accord majoritaire de celle-ci).

 

[14] On peut en trouver une édition bilingue (anglais et français) à cette adresse : http://gimenologues.org/IMG/pdf_Sei...

 

[15] Malgré tout, nous ne résistons pas à la tentation de reproduire ce passage du texte de Loren Goldner, « The Remaking of the American Working Class » (http://home.earthlink.net/~lrgoldne...), assez pertinent pour critiquer certaines limites de la méthode de Seidman : « Les tentatives pour relier la dynamique de la lutte des classes à la conjoncture capitaliste, même dans un seul pays, pour ne rien dire du monde entier, sont tout aussi rares. Durant quinze ans, les “radicaux” parmi les historiens révisionnistes américains ont écrit l’histoire “d’en bas” de la classe ouvrière, particulièrement pour la période qui va de 1840 à 1945, produisant une succession de monographies pittoresques. […] Et le marché du travail international ? Et la conjoncture mondiale ? Et la transition de la phase extensive à la phase intensive de l’accumulation du capital ? Et le rôle de la “gauche” dans ce procès ? Silence. Le New Deal et la formation du Congress of Industrial Organizations comme parties prenantes de l’organisation de la dévalorisation ? Pour autant que de telles questions soient tout de même posées, on les accueille avec perplexité et consternation. » (Traduction à partir de l’original. NdT.)

 

[16] Un parfait exemple de cette complémentarité nous est offert par l’acceptation intégrale de la part de l’I.S. de la théorie lukacsienne de la « conscience de classe », bien qu’il s’agisse de l’apologie la plus aboutie du parti bolchevique jamais formulée.

 

[17] En se basant sur l’« utopie sur le lieu de travail » de Seidman, la « giménologue » Myrtille, dans « De la lutte pour Barcelone à l’éloge du travail » (sd-1.archive-host.com) conduit une analyse novatrice et très valable de l’évolution de la notion de travail, en particulier parmi les anarchistes espagnols avant et durant la guerre civile, en mettant en vis-à-vis les arguments de Seidman et l’approche de Postone.  

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