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Jean-Marie Vincent dans le texte ci-dessous (PDF) part dans le même sens que la fameuse interprétation de l'antisémitisme nazi et moderne par Moishe Postone : l'idéologie antisémite  nazie dans sa spécificité historique (distincte donc du traditionnel antijudaïsme chrétien) nait du monde capitaliste. De plus, le nazisme a été aussi une forme réactionnaire « d’anticapitalisme » (tronqué), ou de réaction à la modernité capitaliste. De manière plus générale à propos d'Auschwitz, Hiroshima ou le Goulag, ou du massacre industriel des animaux dans l'industrie agro-alimentaire, comme nous l'a apprit J-M Vincent, ce serait une imposture théorique immense que de renvoyer cela à une «  nature humaine » éternelle et transhistorique, à une métaphysique du MAL, à un état de nature (Durkheim aussi a montré que le suicide était aussi un fait social, et non pas unilatéralement, un fait de nature), ou à un principe ontologique éternel qui viendrait à soi dans l'histoire. Car pour Jean-Marie Vincent, la barbarie est bien produite dans des rapports sociaux et par des individus mutilés au sein des rapports sociaux à chaque fois spécifiques. La thèse de la banalité du mal d'Arendt, si elle n'est pas corrigée, n'est finalement qu'un discours métaphysique de plus. Il faut donc à chaque fois spécifier historiquement la forme sociale que prend la barbarie, elle n’existe pas de manière intangible comme un principe éternel qui traverserait de manière intacte les différentes formes de vie sociale à travers l’histoire. On pourrait dire la même chose du racisme. Si le rejet de l’autre existe dans de nombreuses sociétés, la forme sociale qu’il prend dans la société moderne capitaliste, est liée intrinsèquement (et non comme « expression ») aux formes sociales de l’agir individuel et collectif historiquement spécifique à cette même société. On voit bien comment le racisme dans nos sociétés est façonné par les conditions muettes du fétichisme du travail, de la valeur et de l’argent, et que le rejet ou la peur de l’autre, est aussi d’abord la peur, dans la concurrence et la compétition économique mondialisée, d’être rendu superflu par la dynamique du capital, au profit de tels individus de tel ou tel pays, ou alors par l’arrivée sur le marché concurrentiel du travail, de telle ou telle population immigrée (le livre de Gérard Noiriel sur le massacre des Italiens à Aigues-Mortes est encore un de ces exemples d'une forme spécifique de racisme liée aux formes sociales de la vie capitaliste). Aujourd'hui se forme aussi une sorte de ressentiment latent contre les Chinois, en France, en Europe, une peur de la nouvelle puissance chinoise, dont les conditions sont aussi ce cadre de la vie capitaliste que nous partageons avec eux. Le moralisme et le devoir de mémoire ne suffisent donc pas, tant que la société capitaliste ne se transformera pas dans une autre forme de vie sociale, comme dit J-M Vincent, Auschwitz peut connaître une suite... Lutter contre la forme de barbarie spécifiquement moderne implique de lutter contre la société que nous formons, telle est la leçon du philosophe.

 

Ainsi si nous écoutons J-M Vincent, dans cette spécification historique des formes de pensée (voir aussi Alfred Sohn-Rethel, La pensée-marchandise, Le croquant, 2010, préface d’Anselm Jappe), « le nazisme n'est pas un accident de l'histoire, mais l'actualisation de virtualités propres à la société capitaliste. » Il précise alors que « c'est pourquoi au-delà du travail de mémoire (qu'il n'est pas question de rejeter) il faut un retour autocritique sur la façon dont ont été pensés la modernité capitaliste, mais aussi l'anticapitalisme. » Il faut repenser une « théorie du noyau social du capitalisme » (Postone) en passant par-dessus bord le ballast du marxisme, son matérialisme historique, son économisme transhistorique et son schéma base-superstructure. La façon de penser la modernité capitaliste et l'anticapitalisme, « le moins que l'on puisse dire poursuit J-M Vincent, est qu'ils ont été largement pensés avec des instruments empruntés à la conceptualité propre à la société capitaliste. L'économisme profond de la société capitaliste en particulier n'a pas été saisi comme un problème fondamental, comme quelque chose à déchiffrer et à démontrer dans sa complexité. Tout au contraire, les courants critiques ont eu tendance à concentrer leur attention sur les défaillances supposées de la dynamique économique capitaliste et à en faire l'élément essentiel de la crise du système social et donc de son dépassement. [...] On ne s'interrogeait pas sur la production et la reproduction de la violence dans les relations entre les groupes sociaux, entre les générations, entre les sexes et entre les individus. On se laissait aller à croire que des effets de civilisation devaient peu à peu s'étendre un peu partout. Or, la réalité ne correspond pas du tout à ces vues : les individus, lorsqu'ils sont exploités et dominés, n'ont pas à leur disposition toutes les ressources nécessaires pour se retrouver dans leur situation.» Rejoignant Moishe Postone et les risques barbares d’un « anticapitalisme tronqué » (comme l’antisémitisme de gauche, etc.), Jean-Marie Vincent met en garde : «  Dans leurs combats pour leur survie physique et psychique ils sont portés à réagir en fonction de schémas d'interprétation de la réalité qui sont loin d'être adéquats. La production symbolique des groupes et des individus opprimés se manifeste souvent sous la forme de sous-cultures de la révolte, mais aussi fréquemment sous la forme de souscultures de l'authenticité passive et de l'adaptation ou encore de l'exorcisme de dangers mythifiés. C'est pourquoi la participation de larges masses à des actions collectives ne se fait pas toujours dans la clarté, loin de là, mais au contraire dans l'équivoque et le malentendu. Les modalités d'adhésion aux mouvements sociaux et politiques, dans leur diversité, véhiculent beaucoup d'ambiguïtés et de contradictions. Les raisons de participer des uns ne sont pas celles des autres, et les objectifs proclamés ne peuvent avoir la même signification pour tous, pour les organisateurs et les organisés par exemple. Les actions sont construites avec des matériaux hétéroclites qu'on ne peut combiner pour en faire des ensembles cohérents à la portée politique univoque. Des composantes réactionnaires, tournées vers la réaffirmation de traditions plus ou moins mythiques, peuvent voisiner avec la recherche d'orientations concrètes pour dépasser l'ordre existant ».

 

  Au sujet de ce texte de J-M Vincent, on pourrait faire un parallèle rapide avec l'interprétation postonienne de l'antisémitisme moderne, et plus largement des formes de pensée (on pourra se reporter à son texte " Antisémitisme et national-socialisme " ou encore au chapitre « Formes de médiation sociale et formes de pensée » dans TTDS). La théorie social-historique de la connaissance proposée par Postone et plus largement la mouvance de la critique de la valeur, saisit les formes de médiation sociale (constituées par des formes structurées de pratique) et les formes de subjectivité comme étant intrinsèquement liées entre elles. Cette théorie n'a  plus rien à voir avec la théorie de la connaissance « du reflet  » ou avec l'idée que la pensée est une « superstructure » [1] (voir déjà Evgeni Pasukanis qui dans sa théorie du droit, ne comprenait plus celui-ci comme « superstructure juridique », on lira aussi la préface d'Antoine Artous au livre de Isaak Roubine, Essais sur la théorie de la valeur de Marx) , de plus elle réfute l'idée classique de la théorie matérialiste qui dérive la subjectivité des intérêts individuels ou de classes. Pour Postone, « Cette théorie analyse à la fois l’objectivité et la subjectivité en tant que socialement constituées par des formes de pratiques structurées historiquement spécifiques » (TTDS, p. 321).


 Ainsi Postone pour comprendre l'antisémitisme moderne (mais aussi toutes autres formes de conscience, l'antisémitisme est pris là comme exemple) saisit comme étant liées entre elles, les formes de médiation sociale et les formes de subjectivité. Il lui faut donc expliquer pourquoi la subjectivité antisémite moderne va avec les formes de médiation sociale encore aujourd'hui présente, ce qui explique la persistance de l'antisémitisme moderne. Postone va démontrer que l'antisémitisme naît de la manière dont apparaissent les deux côtés de la marchandise, puis du capital, et qu'il peut être compris comme une révolte « anticapitaliste » primaire immanente au monde qu'elle prétend défaire, immanente car elle affirme l'ordre même contre lequel elle s'insurge, une révolte qui, au lieu d'en finir avec la société capitaliste, débouche sur la destruction des Juifs. La mise en avant de la notion de fétichisme (complètement réinterpréter pa rapport au marxisme traditionnel) lui permet d'expliquer que les rapports sociaux médiatisés par le travail sont nécessairement (et non de manière contingente) opaques (on parle alors de fétichisme réel : « le travail revêt nécessairement la forme de la valeur » du fait de son caractère socialement automédiatisant, cf. TTDS, p. 100 et 101) et qu'ils n'apparaissent pas en tant que tels et que de plus ils apparaissent de façon antinomiques comme opposition entre l'abstrait (dérivé du caractère socialement auto-médiatsant du travail) et le concret (support de l'abstrait). Et cette dimension abstraite qui est celle du fétichisme réel de la valeur en tant que sujet automate, est le seul véritable sujet qui existe dans la société moderne, tout se meut autour de lui, faisant de la dimension concrète du travail et des individus qui l'exécutent, les simples supports, les simples matériaux, les simples rouages martyrisés de la logique abstraite, coercitive et totalitaire de la valeur. Cette opposition entre l'abstrait et le concret inhérente aux formes de médiation sociale fait que l'abstrait, c'est-à-dire par exemple, l'argent, va apparaître comme le mal et au contraire le concret (le support de l'abstrait) comme le naturel, le bien. Un bon concret est alors opposé au mauvais côté de l'abstrait, et c'est alors que dans la forme de pensée de l'anticapitalisme tronqué,  il faut alors « libérer » le concret de l'abstrait.  Cependant, cette dimension abstraite étant impersonnelle et indirecte, elle n'est pas palpable, mais suprasensible (la valeur qui n'est pas le prix, est une médiation sociale invisible mais pourtant constituée socialement par le travail qui est son contenu social), il y a alors un formidable détournement qu'opère l'antisémitisme moderne en personnifiant le Sujet automate de la valeur, dans un groupe sociologique, les Juifs, auxquels les antisémites vont transférer comme par hasard (!), toutes les caractéristiques de domination et d'invisibilité du sujet automate de la valeur.

 

 Ainsi  pour Postone, la dimension abstraite (la domination abstraite dont le « sujet » est la valeur) peut être personnifiée sous la figure du Juif. Et c'est là justement la spécificité historiquement de l'antisémitisme moderne, qui prétend que les Juifs sont le seul véritable Sujet historique qui complote et tire les ficelles, derrière le rideau qui les masque (et c'est là justement la spécificité historique de l'antisémitisme moderne par rapport à l'ancien antisémitisme chrétien, qui n'affirmait pas encore la thèse du vaste complot économique mondial : là aussi la forme de pensée antisémite est liée comme disent Jean-Marie Vincent et Postone, aux rapports sociaux mutilants capitalistes caractéristiques d'une formation sociale particulière). Pour les nazis et les antisémites modernes les forces occultes du mal devaient donc être rendues visibles, et le premier pas pour réaliser cela  consiste à déshumaniser les Juifs, c'est-à-dire à leur arracher le « masque » de l'humanité, de la spécificité qualitative, pour les montrer « tels qu'ils sont réellement » : des ombres, des chiffres, des abstractions.  Cette forme « d'anti-capitalisme » repose donc sur une attaque unilatérale de l'abstrait. Comme dit Postone, on comprend trop peu que la forme mystifiée (la valeur, l'abstraction sociale) est liée nécessairement dans sa génèse à son contenu : le travail dans sa double dimension abstraite et concrète. Le marxisme traditionnel pensait de manière erronée que la forme (la valeur) voilait ce qui seraient les vrais rapports sociaux éternels et non capitalistes : le travail comme essence de toute société humaine (cf. le matérialisme historique et l'adhésion du marxisme traditionnel à la théorie classique de la valeur-travail de Smith et Ricardo - pensant faussement que Marx l'accepte). Or, c'est faux, il faut repenser la relation entre le contenu (le travail) et sa forme (la valeur), le fétichisme n'a rien à voir avec une manipulation mentale masquant un contenu qui serait sain et bon et que l'on pourrait affirmer positivement. C'est nécessairement que tout travail socialement médiatisant, prend la forme de la valeur. Il faut parler avec Isaak Roubine, de « base objective du fétichisme » (voir Essais sur la théorie de la valeur de Marx, Syllepse, 2009). « Les formes sociales écrit Postone, quasi objectives, impersonnelles, exprimées par des catégories telle que marchandise et valeur ne masquent pas simplement les rapports sociaux " réels " du capitalisme (c'est-à-dire les rapports de classe) ; en fait les structures abstraites exprimées par ces catégories sont ces rapports sociaux " réels " » (TTDS, p. 100). L'erreur est de croire que la relation entre le contenu et la forme est contingente (une manipulation mentale) alors qu'elle est nécessaire. C'est pour cela que la lutte contre le fétichisme de la valeur, est une lutte pour l'abolition de tout travail socialement automédiatisant (c'est-à-dire tout ce que nous entendons comme " travail " dans notre société et que nous rétroprojetons sur les formes de société passées). Si on pense autrement, c'est alors que dans l'anticapitalisme réactionnaire comme dans le marxisme traditionnel, que l'abstrait et le concret ne sont pas saisis dans leur unité, comme partie fondatrice d'une antinomie pour laquelle le dépassement effectif de l'abstrait - de la dimension de la valeur - suppose le dépassement pratique et historique de l'opposition elle-même, ainsi que celui de chacun de ses termes.

 

Pour s'opposer à la société capitaliste que nous formons tous (c'est-à-dire que l'on ne saurait réduire la compréhension de son noyau social, au travers d'une simple et unilatérale théorie de l'exploitation et de la domination directe d'une classe par une autre classe), le texte de Jean-Marie nous invite à passer par dessus bord le vieux cadavre du marxisme traditionnel et tout pseudo-anticapitalisme tronqué, pour (re)penser enfin une théorie critique radicale de la société marchande-capitaliste afin de s'arracher à la forme sociale de la vie présente dans l'ensemble de ses fondements sociaux. En un mot, pour sortir de l'économie.

 

On pourra lire aussi dans la même veine que la spécification historique de l'émergence concrète de la barbarie, au sein de rapport sociaux particuliers, et aujourd'hui donc des rapports capitalistes et mutilants, le texte de Robert Kurz : Saignant et purulent par tous les pores : le vilain capitalisme et sa barbarie.

 

Bonne lecture,

 

Clément.

 

PS :

 

Merci à Laurent pour la belle photo de Jean-Marie Vincent, elle date de 2002 lors d'une rencontre dans la grande salle de la Bourse du travail à Saint-Denis (J-M. Vincent est mort en 2004). Merci aussi à Jean-François pour la retranscription de ce texte " Auschwitz et la suite ". Nous recherchons d'ailleurs un autre texte de Vincent, " La domination du travail abstrait " qui reste encore aujourd'hui difficilement trouvable.

 

 

 

logo-pdf.pngVoir le Fichier : JM_Vincent_-_Auschwitz_et_la_suite.pdf

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 


 

 Notes :

 


[1] " L'idée que les catégories expriment à la fois des rapports sociaux "réifiés" spécifiques et des formes de pensée, diffère essentiellement du principe courant de la tradition marxiste qui conçoit ces catégories en termes de "base économique" et la pensée en termes de superstructure dérivée d'intérêts et de besoins de classes" Cf. Moishe Postone "Antisémitisme et national-socialisme", dans Marx est-il devenu muet ? Face à la mondialisation. Textes traduits de l'américain et présentés par Olivier Galtier et Luc Mercier, L'Aube, 2003, p.91

 

OL2477164M-M

 

 

 

Tag(s) : #Racisme - homophobie - antisémitisme
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