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Marxisme et féminisme réconciliés ?

Aux sources de la théorie de la valeur-dissociation de Roswitha Scholz

Richard Sobel

paru dans la revue Œconomia, 12-4 | 2022

(Pour une présentation/découverte de la pensée de Roswitha Scholz on pourra consulter la page Wikipédia Roswitha Scholz qui est très bien faite - note Palim Psao). 

La théorie de la valeur-dissociation de Roswitha Scholz articule une perspective féministe au courant marxiste de la critique de la valeur. L’article propose une reconstruction de cette articulation. Il s’agit de mettre au jour les racines philosophiques qui permettent d’intégrer féminisme et marxisme sans hiérarchie entre les deux, et ce, à travers une souche commune au fétichisme de la marchandise et au fétichisme du genre. L’article se propose d’abord de retrouver, chez Marx, le sens profond du fétichisme de la marchandise. L’article se propose ensuite de dégager les ajouts nécessaires au-delà de Marx pour intégrer pleinement le fétichisme dans la théorie de la valeur-dissociation : à travers des lectures partielles mais complémentaires de Horkheimer-Adorno et de Beauvoir.

Plan :

 

 

Au début des années 1970, le marxisme s’est invité dans les débats féministes, donnant lieu à toute une série d’approches féministes-marxistes (Jackson, 2001) dont l’ambition était d’articuler oppression de classes (le salariat) et oppression de genre1 (le patriarcat). A partir des années 1980, ces approches ont perdu de leur importance, non seulement à cause des difficultés propres à articuler féminisme et marxisme (Capitalisme et patriarcat sont-ils des rapports sociaux de même niveau ontologique ? Y-t-il une hiérarchie entre eux ? Une articulation fonctionnelle ? Une domination en dernière instance ?) ; mais aussi parce que le féminisme s’est éloigné, en tout cas pour la partie poststructuraliste de ses courants, d’une analyse matérialiste des rapports sociaux de sexe (Lépinard et Lieber, 2020b).

S’agissant de l’analyse économique du monde moderne, il faut rappeler que le marxisme s’était, pour l’essentiel, centré sur le rapport marchand et sur le rapport salarial, deux institutions qui sont au cœur de l’accumulation du capital, entendue comme processus indéfini d’accroissement de la valeur. L’économie non marchande, et en particulier le travail domestique, étaient alors rabattus au rang d’objets secondaires, relevant au mieux d’une logique subordonnée à celle présidant l’accumulation du capital. Au sein du capitalisme et du point de vue de son fonctionnement, le seul travail pouvant être qualifié de productif, c’est-à-dire producteur de valeur pour le capital (Berthoud, 1976), est celui qui participe de l’exploitation salariale, rapport de classe conditionnant l’accumulation. Le travail domestique, producteur de valeurs d’usage mais pas de valeur, donc utile mais improductif, donnait certes lieu à oppression mais pas, au sens propre, à exploitation. Sous cette perspective marxiste orthodoxe, le lien qui était fait entre travail productif et travail domestique relevait de la seule logique de la reproduction des rapports sociaux de production capitalistes, en particulier l’entretien de la force de travail assurant la pérennité du processus d’accumulation du capital (Lautier, 1977 ; Vogel, 2013). De cette dépendance conceptuelle sur le plan analytique découlait une dépendance politique sur le plan normatif : la lutte contre l’oppression masculine, quand encore elle était reconnue et légitime (Balibar et Labica, 1985), était subordonnée à la lutte contre l’exploitation capitaliste, fer de lance de la lutte anticapitaliste et donc de l’émancipation sociale. Si l’oppression de genre était saisie d’un point de vue matérialiste (inscrite dans des rapports sociaux), elle ne donnait pas lieu à une théorie propre relevant des sciences sociales, c’est-à-dire une problématisation antinaturaliste2 de l’assignation des femmes au travail domestique et une conceptualisation économique de son mode spécifique de domination. C’est pour sortir de cette ornière, mais tout en restant dans la perspective d’une analyse matérialiste, que s’est développé un courant féministe matérialiste (Lépinard et Lieber, 2020a) dont Christine Delphy (1998) est sans doute la représentante la plus emblématique. Elle théorise le travail domestique comme relevant d’un mode de production spécifique (le mode de production domestique dont le type d’exploitation est structuré par le sexage et le patriarcat) et qui, s’il peut s’articuler au mode de production capitaliste suivant telle ou telle configuration sociohistorique, lui est essentiellement irréductible et possède une histoire propre3.

A travers ce bref rappel, il ne s’agit pas de faire une synthèse des débats d’analyse économique entre marxisme et féminisme ; mais de faire apparaître la ligne de taille d’une problématique et l’alternative qui s’en dégage. Faut-il, pour penser la spécificité économique de l’oppression de genre, la penser radicalement en dehors d’une analyse du capitalisme, comme le défend le féminisme matérialiste non marxiste? Ou bien, et sans retomber dans la subordination de celle-ci à celle-là, ne peut-on pas penser la spécificité de l’oppression de genre à partir d’une analyse marxiste du capitalisme ? Mais alors de quelle nouvelle manière mener à bien cette tâche ? Quelles reconfigurations radicales de l’analyse marxiste sont nécessaires pour rendre possible l’intégration d’un féminisme antinaturaliste ? C’est la perspective dans laquelle s’est engagée la théorie de la valeur-dissociation (Wert-Abspaltung), associée au courant néomarxiste de la Critique de la valeur4, perspective dont le présent article propose une reconstruction analytique à partir des racines philosophiques qui, selon nous, lui permettent de mener à bien cette tâche.

Développée en Allemagne par Roswitha Scholz5, cette théorie tente de reprendre à nouveaux frais la question, à la fois conceptuelle et pratico-normative, de l’articulation entre féminisme et marxisme, en la posant de façon radicale comme nouvel horizon indépassable de toute problématique d’émancipation dans les sociétés dominées par le capitalisme. Alors qu’elle a commencé à s’élaborer dans les années 1990, force est de constater que la Théorie de la valeur-dissociation n’est aujourd’hui que fort peu présente dans les débats de théorie féministe et dans ceux de théorie marxiste6, dans le monde anglophone et dans le monde francophone. Sans doute cette absence tient-elle au fait que cette approche féministe hétérodoxe s’est développée dans le cadre d’une théorie marxiste contemporaine elle-même hétérodoxe par rapport au courant marxiste dominant (ou marxisme exotérique), à savoir la Critique de la valeur (ou marxisme ésotérique).

Même si le statut de marginalité dans la marge n’est pas forcément en soi gage de nouveauté, nous faisons ici l’hypothèse que cette tentative de plus pour articuler marxisme et féminisme n’est peut-être pas une tentative pour rien. Cette confidentialité, de fait, ne signifie pas qu’il ne faille pas prendre toute la mesure, en droit, au moins à l’intérieur du marxisme, et plus largement au sein de la théorie critique (Fischbach, 2009), de cette approche. Elle se propose de renouer conceptuellement ce qui depuis presque 40 ans s’est dénoué, c’est-à-dire une pensée de l’émancipation intégrale qui ne pense en dessous des acquis critiques ni du marxisme ni du féminisme, mais qui en propose une articulation croisée et engage ainsi un dépassement par le haut de leur limite respective.

Pour expliciter une telle articulation, selon nous ambitieuse et originale, notre article se propose d’enchainer trois temps : (1) Dégager la spécificité du schéma théorique d’articulation marxisme-féminisme que propose la Théorie de la valeur-dissociation ; (2) Expliciter l’arrière-plan d’ontologie social-historique qui lui donne sa consistance et sa pertinence ; (3) Évaluer sa portée critique au regard de son ambition antinaturaliste.

Dans la première section, nous allons montrer comment la Théorie de la valeur-dissociation cherche à construire une théorie générale du mode d’être constitutif des sociétés dominées par le capitalisme et de leur régime spécifique de valorité7. S’inscrivant clairement dans le sillage du marxisme ésotérique de la Critique de la valeur, elle entend dépasser ce qu’elle estime être le biais androcentrique de celui-ci, c’est-à-dire le centrage de l’analyse exclusivement sur la logique homogénisante d’abstraction et la relégation au second plan de l’analyse des régimes d’altérité8. Pour la Théorie de la valeur-dissociation, l’intégration du « point de vue féministe »9 est précisément gage de cet anti-naturalisme radical qui manque encore au marxisme dès lors qu’il s’ambitionne comme mode de théorisation spécifique du monde humain-social. Spécifique au sens où l’analyse ne doit mobiliser au titre d’explanans aucunes données qualifiées de naturelles (telles la « féminité » ou le « féminin »), lesquelles doivent toujours demeurer de l’ordre de explanandum. Comme nous allons le montrer, cette problématique permet à Roswitha Scholz de mettre au jour, en lien consubstantiel avec le « fétichisme » de la marchandise (au centre de la Critique de la valeur), un « fétichisme de genre » (au centre de la Théorie de la valeur-dissociation), véritable part maudite du processus de déploiement de la logique du travail abstrait qui est au cœur du fonctionnement et de la reproduction du capitalisme.

Pour théoriser ce fétichisme de genre et l’intégrer à l’analyse marxienne ésotérique centrée exclusivement sur le fétichisme de la marchandise, nous allons montrer comment Roswitha Scholz sort de l’usage des concepts marxiens stricto sensu et, pour ainsi dire, branche10 sur Marx deux ressources théoriques extérieures, assez différentes et qui ne dialoguent habituellement pas entre elles: la théorie critique d’Horkheimer et Adorno (Deuxième section) et la phénoménologie existentialiste de Simone de Beauvoir (Troisième section). Si ces deux références sont mobilisées explicitement et à plusieurs reprises dans la Théorie de la valeur-dissociation, elles ne donnent pas lieu pour autant à des développements conséquents, systématiques et articulés. Mais surtout, leur mobilisation peut sembler relever d’un bricolage théorique éclectique, alors même que, selon nous, leur emboîtement est ce qui constitue le point d’appui sur lequel la Théorie de la valeur-dissociation peut produire, à partir de Marx mais au-delà de Marx, une articulation originale entre marxisme et féminisme.

Pour rendre compte du fonctionnement et de la portée de ce double branchement, nous allons montrer comment la Théorie de la dissociation-valeur les combinent à partir de leurs deux points aveugles respectifs. Horkheimer et Adorno proposent une historicisation de la genèse du patriarcat qui offre à la Théorie de la dissociation-valeur une approche constructiviste de la subjectivation pouvant être articulée à une analyse du déploiement historique de la structure capitaliste. Mais, faute d’une conceptualisation approfondie du régime d’altérité que met en place la domination masculine, ils maintiennent encore la genèse de la subjectivité féminine dans un horizon de pensée insuffisamment antinaturaliste. A l’inverse, la perspective existentialiste de Simone de Beauvoir et sa théorisation de la femme comme Autre offrent un point d’appui radicalement antinaturaliste qui évite à l’analyse des processus de subjectivation de retomber dans des approches essentialistes en termes de féminité. Mais, adoptant le point de vue transhistorique de la condition humaine en général, la perspective beauvoirienne ne permet finalement pas, pour Roswitha Scholz, de saisir la forme spécifique de la subjectivation féminine dans le capitalisme en lien avec son régime de valorité.

La Théorie de la valeur-dissociation se propose de construire une théorie générale du mode d’être constitutif des sociétés dominées par le capitalisme en dépassant le caractère androcentrique du marxisme ésotérique. Cette section est consacrée à la question de savoir en quoi consiste ce dépassement et ce qu’il signifie exactement. Pour la Théorie de la valeur-dissociation, la théorie générale qu’elle a en vue ne peut pas se développer en deçà des acquis les plus critiques de la théorie de Marx11, en tout cas du Marx-ésotérique tel que le révèle la lecture radicale qu’en fait la Critique de la valeur. Mais, pour la Théorie de la valeur-dissociation, il s’agit là d’une condition nécessaire, pas d’une condition suffisante. Ce que nous allons montrer, c’est que l’apport de la Théorie de la valeur-dissociation ne consiste pas simplement en l’élaboration d’une branche féministe à la Critique de la valeur – cette dernière conservant son statut de théorie générale dont la théorie féministe serait une branche particulière ou application. L’enjeu n’est donc pas d’articuler deux structures d’oppression (classe et genre) qui seraient déjà données – comme ce fut le cas dans les tentatives précédentes entre marxisme et féminisme (Jackson, 2001), avec le risque de subsumer celle-ci sous celui-là –, mais de mettre au jour quelque chose comme une métastructure depuis laquelle ces deux structures s’originent, se déploient et s’étayent réciproquement.

 

Si l’on nous accorde l’idée que le marxisme se caractérise principalement, sur le plan de l’analyse économique de la modernité, par une théorie de la forme-valeur sous l’hégémonie du travail-abstrait (Bidet, 1985), on peut dire que la Critique de la valeur se caractérise, en tant que courant néomarxiste, comme l’approche qui donne à cette théorie sa portée analytique et critique maximale, notamment s’agissant de comprendre la logique d’extension, à toutes les autres formes de socialisation et de subjectivation, de ce régime spécifique de valorité.

Pour la Critique de la valeur12, la valeur ne désigne pas une dimension universelle, inconditionnée et transhistorique à toute société humaine (économisme ahistorique qui, pourrait-on dire, voit de la valeur travail-abstrait partout et toujours13). Elle ne désigne pas non plus simplement – malgré l’apport critique de cette perspective constructiviste sur l’essentialisme de la perspective précédente –, une construction sociale propre aux sociétés marchandes-capitalistes modernes (historicisme économique qui ne « voit » de la valeur travail-abstrait qu’au sein de la modernité). Pour la Critique de la valeur, si la valeur est bien une construction, c’est une construction qui présente un statut ontologique spécifique : elle n’est pas une construction sociale parmi d’autres dans un monde social qui les totaliserait toutes et envelopperait chacune d’elle ; elle est le monde social lui-même tel qu’au fond il se structure, même si en surface il peut apparaître comme une multiplicité différenciée et hétérogène de constructions sociales.

Ce point est décisif pour comprendre ce qui est au cœur de la perspective de la Critique de la valeur et que conserve, pour l’essentiel selon nous, la Théorie de la valeur-dissociation. A analyser le régime de valorité des sociétés capitalistes, on pourrait penser que la logique de la valeur travail-abstrait ne fait qu’énoncer ce qui est considéré, sous la forme d’un compromis entre différents registres de valorisation, principalement comme richesse. Dans ce cadre, les acteurs collectifs concourant à sa production – à savoir : le capital en tant qu’acteur dominant, et le travail en tant qu’acteur dominé – ne ferait finalement que s’opposer à propos de sa juste répartition. Un tel conflit aurait pour issue soit une modification du compromis, soit le renversement de ce rapport de force entre le capital et le travail, soit la disparition de l’un de ses éléments et donc la reconfiguration de la structure de distribution – mais jamais la redéfinition de la richesse elle-même et du cadre de sa production.

Or, cette approche constructiviste-conflictuelle, c’est très précisément ce que la Critique de la valeur qualifie de lecture exotérique de Marx ou encore « marxisme exotérique » (Jappe, 2003). S’appuyant sur la théorie du fétichisme de la marchandise chez Marx qu’elle constitue en véritable ontologie sociale14, la Critique de la valeur élabore à l’inverse un « marxisme ésotérique » qui envisage essentiellement la valeur en tant que rapport social fétichiste déterminant fondamentalement le mode d’être des sociétés dominées par le mode de production capitaliste. La valeur n’est donc pas simplement, comme c’est le cas pour le « marxisme exotérique » (Kurz et Lohoff, 2021), un rapport social conflictuel caractérisant l’ordre économique, un ordre certes important mais un ordre social parmi d’autres (Sobel, 2019).

Précisons ce point avec quelques rappels de la théorie de Marx. Dans le cadre capitaliste de la production pour des marchés anonymes, la socialisation des producteurs s’opère par la vente de marchandises, lesquelles constituent la totalité essentielle de la richesse sociale15. Pour participer de cette totalité, chaque marchandise intègre une certaine quantité de travail-abstrait qui s’exprime sous la forme du médium social général qu’est l’argent. Là-dessus, marxisme exotérique et ésotérique sont d’accord. Or – et c’est là que la divergence commence –, le propre de ce rapport social, c’est qu’il modifie profondément les relations entre les humains et les produits de leur travail. Il apparaît non comme un rapport entre humains, mais comme un rapport entre choses, c’est-à-dire entre objets émancipés de leurs sujets et entrant directement en relation entre eux à travers la quantité de travail-abstrait qu’ils incorporent et représentent les uns pour les autres en tant que marchandises. Pour ainsi dire, les choses sont personnifiées et, du même coup réciproquement, les humains chosifiés.

Là où le marxisme exotérique ne voit qu’une illusion secondaire, le marxisme ésotérique prend au sérieux cette illusion réelle et peut ainsi penser la spécificité du capitalisme. Pour la Critique de la valeur, l’important n’est pas tant de comprendre ce qui se passe dans le cadre capitaliste, même en y étant critique et mettant au jour le conflit capital/travail que certaines analyses économiques tendent à masquer derrière la notion homogénéisante d’économie de marché. L’important est d’abord de comprendre le capitalisme comme cadre, cadre que l’analyse du fétichisme de la marchandise permet précisément de débusquer pour mettre au jour la structuration profondément capitaliste du monde social16. C’est à ce niveau radical que marxisme ésotérique et exotérique divergent. Pour la Critique de la valeur, centrer l’analyse sur le conflit Capital/travail comme le fait le marxisme exotérique, c’est en rester à un premier niveau critique, un niveau ni faux ni inutile, mais un niveau qui s’avère finalement secondaire si l’on n’en reste qu’à lui, voire définitivement illusoire parce qu’on n’en resterait qu’à lui. Ce qui caractérise fondamentalement la structure capitaliste, ce n’est pas tant qu’elle soit clivée – toutes les sociétés de classes le sont dans l’histoire humaine –, mais qu’elle soit totalisante, homogénéisante et immanente. La thèse que défend la Critique de la valeur en s’appuyant sur certaines formulations de Marx (Kurz, 2002), c’est qu’au fond, la structure du capitalisme n’est rien d’autre que le déploiement d’une seule entité, un quasi sujet – le capital compris comme automouvement de la valeur en procès. En tant que pleinement intégré à ce mouvement, tel l’autre face du capital, le travail n’est donc pas un sujet à part entière, un sujet certes dominé mais qui, s’opposant au capital, existerait en propre et face à lui dans un rapport d’extériorité (Kurz, 2019). Ce qu’on appelle communément « travail » est ainsi analysé par la Critique de la valeur comme le principe dominant de la « synthèse sociale capitaliste » par laquelle le tout social fait précisément société (Sohn-Rethel, 2010), c’est-à-dire comme activité socialement médiatisante et historiquement spécifique au système capitaliste. Conséquence politique de cette perspective ésotérique : le travail n’est pas – comme la met en scène la lecture exotérique de Marx – une activité transhistorique, essence générique de l’homme qui aurait été phagocytée par le capital mais qui pourrait, moyennant la révolution prolétarienne, être enfin rendue pleinement à elle-même et se libérer du capital-parasite dans le socialisme puis s’épanouir pour elle-même dans le communisme ; pour changer la société, il faut sortir du travail (Holloway, 2007).

Sur le plan pratique, pour la Critique de la valeur, une société véritablement émancipée doit se débarrasser complétement de tout medium-fétiche qui s’interpose entre les humains et les fait exister dans un monde aliénant, la valeur travail-abstrait étant la forme de médium-fétiche la plus totalisante qui ait existé dans l’histoire des sociétés jusqu’à aujourd’hui. Du coup, l’émancipation ne consiste pas à aménager les effets du principe capitaliste de totalisation sociale (pour les rendre plus acceptable, comme c’est le cas – pour les tenants de la Critique de la valeur – des compromis socio-démocrates ou keynéso-fordistes (Boyer, 2015) et du développement des États-sociaux dans les nations capitalistes avancées (Castel, 1995). L’émancipation doit changer de principe de totalisation sociale. Si la Théorie de la valeur-dissociation maintient cette perspective radicale et donc propose d’articuler féminisme et marxisme sur cette base, en revanche elle en questionne profondément l’universalisme abstrait, c’est-à-dire le biais androcentré qui est sous-jacent à cette analyse du régime de valorité capitaliste. Dans ce qui suit, nous allons examiner quelle modification elle fait subir à la problématique en termes de travail-abstrait pour "féminiser" la Critique de la valeur.

Pour la Critique de la valeur, on l’a vu, le problème n’est pas tant celui de l’appropriation de la survaleur – problème secondaire, et même illusoire sur le plan politique, car il naturalise la valeur et donc déplace l’enjeu de l’émancipation –, mais d’abord celui de la valeur elle-même en tant que principe social formel structurant la société. La Théorie de la valeur-dissociation ne remet pas en cause ce niveau fondamental d’analyse. Simplement, elle juge que la perspective que propose la Critique de la valeur reste encore insuffisamment critique : elle prend le processus d’abstraction comme résultat sans problématiser sa condition concrète de possibilité et donc, pour ainsi dire, sa part maudite, comme le suggère Johannes Vogele :

pour la « critique de la valeur », c’est ce rapport fétichiste qui est au cœur de la société capitaliste, et non « la domination de classe ». Dans le capitalisme, tous les membres de la société sont dominés par un mécanisme autonomisé : la valorisation de la valeur. Il s’agit de l’augmentation ininterrompue du capital à travers le processus de production, c’est-à-dire le travail. Celui-ci est une invention purement moderne et capitaliste. Loin de représenter l’activité (productive) en général, le travail est l’activité aliénée des hommes produisant des marchandises. Il se distingue par son indifférence absolue au contenue sensible de sa production (Vogele, 2014, 105-106).

La Théorie de la valeur-dissociation introduit la question du patriarcat pour problématiser cette « indifférence absolue au contenu sensible » du processus capitaliste de productionCette théorie17 reproche à la Critique de la valeur de cantonner l’analyse du capitalisme à la seule problématique de l’appropriation privée conflictuelle. Or, en rester à ce niveau conduit à ne percevoir le patriarcat (ou rapport social de domination des hommes sur les femmes) que comme « contradiction secondaire » par rapport à la « contradiction principale » que serait le salariat (rapport social de domination du capital sur le travail). Selon la Théorie de la valeur-dissociation, c’est l’ornière théorique dans laquelle le marxisme exotérique a placé les approches féministes et dont elles ont vainement essayé de sortir18. La Théorie de la valeur-dissociation ne veut évidemment pas tomber à nouveau dans ce piège, et doit donc problématiser le rapport capitalisme/patriarcat comme une métastructure, c’est-à-dire une structure originelle située plus en amont du double effet d’oppression auquel elle donne lieu.

L’enjeu est donc de sortir d’une analyse d’après-coup, celle d’un capitalisme qui ne fonctionnerait qu’en déployant un emboîtement de deux jeux de rôles conflictuels, celui du patriarcat (le salarié exploite sa ménagère d’épouse, laquelle peut par ailleurs être également salariée, donc exploitée par son capitaliste de patron) dans celui du salariat (le patron exploite le salarié). Or, la mise au jour d’une telle métastructure est hors de portée pour la Critique de la valeur. En effet, elle centre exclusivement l’analyse du capitalisme sur le seul déploiement du sujet automate, ce dernier restant définitivement « abstrait » de ses conditions ontologiques de possibilités et se déployant comme s’il posait par lui-même ce qu’il présuppose (Postone, 1993). L’enjeu pour la Théorie de la valeur-dissociation, c’est de sortir le patriarcat de son statut de contradiction secondaire pour le hisser au niveau de condition ontologique de possibilité du principe formel de socialisation capitaliste. Mieux même : de socialisation capitaliste-patriarcale, pour reprendre une formulation récurrente de Roswitha Scholz.

 

Pour comprendre cette ambition de re-théorisation du capitalisme, Il faut d’abord insister sur le fait que, pour la Théorie de la valeur-dissociation, le patriarcat n’est pas une structure transhistorique de la condition humaine (et ce, contre Beauvoir, voir section 3), mais une construction social-historique caractérisant la société occidentale (et ce, avec Adorno et Horkheimer, voir section 2), c’est-à-dire une construction contemporaine et de même niveau ontologique que le capitalisme :

Pour définir le patriarcat, je pars du constat que les différences sociales entre genre sont un produit de la culture et qu’elles ne reposent donc pas sur des faits biologiques (par exemple : la capacité d’engendrer des enfants). [] Comme les recherches comparatives entre les cultures le démontrent, l’existence du patriarcat ne doit pas être ontologisée. [] Même là où se manifeste des éléments d’une domination masculine, ceux-ci ne possèdent pas la même signification partout. Le patriarcat, compris dans le sens d’une détermination des rapports sociaux de façon patriarcale par le travail abstrait et la valeur, n’est caractéristique que de la société occidentale. C’est pourquoi on doit examiner celle-ci séparément. (Scholz, 2019a, 23-25)

La « féminisation » de la Critique de la valeur ne consiste pas en un ajout ad hoc d’une dimension féministe à un noyau dur théorique qui resterait pour l’essentiel inchangé. Cette « féminisation » consiste en une transformation interne de ce noyau dur, transformation qui prend au sérieux la part maudite de la forme valeur dont nous parlions tout à l’heure. Pour la Critique de la valeur, il y a une contradiction fondamentale entre la substance et la forme de la valeur (Kurz, 2019) ; mais cette contradiction n’est pas vraiment spécifiée. C’est précisément ce que se propose de faire la Théorie de la valeur-dissociation. Sa thèse centrale est que la spécificité de genre détermine la contradiction19 fondamentale de cette socialisation par la valeur.

Tout ce qui ne se réduit pas à la forme-valeur abstraite, mais qui conditionne néanmoins la reproduction sociale, tout ce contenu sensible, est délégué à la femme (la sensibilité, l’émotivité, etc.). Certes, ceci est thématisé depuis longtemps par la littérature féministe en tant que mécanisme de la dissociation, mais [], n’est nulle part rapporté à la constitution négative de la socialisation par la valeur – dans le sens d’une critique de la valeur et du travail. (Scholz, 2019a, 25-26)

Ce qu’il faut alors penser – avec le marxisme mais au-delà du marxisme, y compris ésotérique –, c’est le fait que :

la dissociation spécifique entre les genres ne peut pas être directement dérivée de la forme-valeur elle-même. Au lieu de cela, elle est pour ainsi dire l’ombre projetée par la valeur, qui ne peut cependant pas être saisie par le dispositif conceptuel « positif » marxiste. La dissociation de ce qu’on appelle le « féminin », le contexte de la vie féminine et les domaines d’activité assignés aux femmes (ménage, éducation des enfants, « travail » relationnel, etc.) sont ainsi, d’un côté, des parties constituantes de la socialisation par la valeur, et d’un autre côté, à l’extérieur de celle-ci. (Scholz, 2019a, 26)

En effet, pour la Critique de la valeur, le système capitaliste tend à éliminer toutes les différences qualitatives qui prennent place au sein du monde social-humain dans lequel ce système se déploie – que ces différences soient d’ordre culturel, générationnel ou sexuel. La valeur absorbe et recode tout ce qui, de son point de vue, constitue ces « archaïsmes » que sont l’ensemble des coutumes et pratiques sociales, les rapports hiérarchiques et les institutions étrangères à la production et à la circulation marchande telles qu’elles se déploient dans la société. C’est ce que nous allons essayer de préciser maintenant en étudiant en quoi le travail-abstrait, qui se présente comme un processus d’homogénéisation, est d’abord essentiellement un processus de dissociation ; autrement dit, en quoi le travail-abstrait est un rapport essentiellement dual, asymétrique et hiérarchique.

Pour la Critique de la valeur, le capitalisme tend à absorber, intégrer, marginaliser ou éliminer – même si, en fait, historiquement, il y a toujours des phénomènes résiduels –, toutes les oppressions qui sont étrangères à l’exploitation du travail-vivant dont il se nourrit fondamentalement. Au mieux, les autres formes d’oppression ont le statut de contradictions secondaires20 et, de toute façon, pour la philosophie marxiste de l’histoire (Preve, 2011), ces oppressions ont toutes vocation à être dépassées dans le même mouvement qui abolira le capitalisme pour autant qu’on le saisisse comme rapport d’oppression capital/travail. Il n’y a donc ni problème théorique ni problème pratique spécifiques liés à ces différentes oppressions, et en particulier à l’oppression de genre. Pour la Théorie de la valeur-dissociation, c’est bien là le signe que la Critique de la valeur est intrinsèquement et définitivement une approche masculine-universaliste du mode d’être du capitalisme (Scholz, 2000) ; ce qui ne peut manquer de faire entrer sa puissance théorique, pourtant si prometteuse au regard des limites du marxisme exotérique, dans des rendements critiques finalement décroissants.

Le problème qui résulte de l’emploi que le groupe Krisis fait de la « critique fondamentale de la valeur » est qu’il se veut un concept sexuellement neutre. En ceci il est tout à fait semblable au concept marxiste du mouvement ouvrier qui est l’objet de sa critique. L’usage du concept de la « critique fondamentale » et de la critique du travail abstrait, effectué par Krisis, fait abstraction de sa connotation spécifiquement sexuée et ne perçoit pas que ce « travail » abstrait qu’il critique est un principe fondamentalement masculin qui va de pair avec des relations de genre asymétriques ou, autrement dit, avec la domination masculine. Ainsi, la « critique de la valeur » se présente comme masculine-universaliste, et suggère qu’elle vaut pareillement pour tous, pour chacun et chacune. (Scholz, 2019a, 19-20)

La logique de la valeur ne permet pas de rendre compte de l’ensemble des activités sociales qui sont pourtant sa condition de possibilité. Ce qui est dissocié d’elle lors de sa constitution et qu’il est impossible de subsumer sous la catégorie de travail-abstrait si l’on en reste à la logique d’analyse de la Critique de la valeur, c’est l’ensemble des activités considérées comme non économiques, à savoir les activités de reproduction, mais également – pour reprendre les formulations de Roswitha Scholz –, celles qui relèvent des sentiments, des émotions et autres affects humains. Roswitha Scholz parle d’une co-originarité du travail abstrait et de la dissociation, le rapport dissociatif constituant ainsi une métastructure donnant lieu, pour elle, aux deux structures d’oppression sociale que sont le salariat et le patriarcat. Or, ces deux structures, les approches critiques ne font que les constater dans leur déploiement au sein du monde capitaliste et doivent ainsi chercher, après-coup et au prix de difficultés théoriques, à les relier entre elles.

La critique par la Théorie de la valeur-dissociation du masculo-universalisme de la Critique de la valeur se situe d’abord et avant tout au niveau théorique. Ce qui relève du simple niveau factuel de reconnaissance de l’importance du patriarcat dans le fonctionnement et la reproduction du capitalisme ne trouve pas sa traduction dans une formulation théorique adéquate, alors qu’il trouve le plus souvent et de façon convaincante à s’exprimer dans les travaux empiriques des recherches féministes en sciences humaines et sociales :

Cette vision de la « critique fondamentale de la valeur » […] laisse complètement de côté, dans la logique qui est la sienne, le rapport de genre. Clairement, ce ne sont ici que la « valeur » et avec elle le « travail abstrait » – sexuellement neutres – qui sont dignes d’être théorisées, même si c’est en tant qu’objet d’une critique radicale. Ce qui demeure ignoré, c’est le fait que, dans le système de production marchande, il faut aussi pourvoir aux tâches domestique, élever les enfants et soigner les personnes faibles et malades, qu’il faut donc exécuter des tâches dont la charge incombe habituellement aux femmes (même si elles exercent un travail salarié) et que des professionnels21 ne peuvent assurer ou seulement en partie (Scholz, 2019a, 80).

Quelles que soient la virulence et sans doute – ne faisons pas de procès d’intention – la conviction avec lesquelles est dénoncé par la Théorie de la dissociation-valeur le caractère androcentré de la Critique de la valeur, on peut néanmoins se demander en quoi ce que propose celle-là pour dépasser les insuffisance de celle-ci est fondamentalement différent des approches marxistes en terme de reproduction sociale (Federici, 2014 ; Bhattacharya, 2017), lesquelles insistent sur l’importance des activités domestiques pour le procès de reproduction élargie du capital. Certes, ces approches mettent le doigt sur le problème – et mieux même : le documente et le décrive précisément sur le plan historico-empirique. Pour autant, elles ne parviennent pas à l’articuler conceptuellement avec le mouvement du capital, ce qui est la condition nécessaire de toute analyse ontologique du capitalisme pour Roswitha Scholz. On en reste finalement et au mieux à la description des conditions socio-institutionnelles et socio-environnementales du processus de valorisation du capital, bref à une problématique d’encastrement – risquons ici, pour nous faire comprendre, cette terminologie d’inspiration polanyienne qui n’est pas celle de la Théorie de la dissociation-valeur ; problématique suivant laquelle on plonge après coup, dans un environnement déjà constitué et qui lui est extérieur, une logique, celle du capital, d’abord pensée en elle-même, pour elle-même et indépendamment de lui.

 

Pour bien comprendre ce que signifie le rapport dissociatif sur le plan théorique et donc expliciter ce qui est implicite chez Roswitha Scholz, il faut revenir à l’analyse de la forme marchandise, caractéristique du capitalisme. C’est un objet social comportant deux dimensions, une valeur d’usage et une valeur d’échange, recto et verso caractéristique de son mode d’être spécifique. Or ce que Marx a bien montré et dont la portée n’est pas toujours comprise, c’est que ces deux termes ne sont pas d’abord définis l’un indépendamment de l’autre, puis rapportés entre eux après coup par une mise en relation externe. Au contraire, ils se co-définissent essentiellement dans une relation interne22. La valeur d’usage ne désigne pas simplement l’utilité concrète d’un objet qui, par ailleurs mais sans que cela engage quelque chose de fondamental pour lui, circulerait en tant que marchandise. La valeur d’usage est toujours la valeur d’usage d’une certaine valeur d’échange d’une certaine marchandise. Marx souligne clairement que valeur d’usage et valeur d’échange ne s’opposent pas comme s’oppose le concret et l’abstrait, car la valeur d’usage d’une marchandise représente le support abstrait, le matériau déjà abstrait d’une forme elle-même abstraite, c’est-à-dire le support de l’expression d’une forme. Dans son commentaire, Clothilde Nouët (2019) a très bien vu l’effet de cette opération sur la reproblématisation par la Roswitha Scholz de la forme marchandise :

La relation d’un substrat à une forme, qui seule permet d’établir un « égal », une substance commune, est ainsi dissymétrique, puisque ce n’est pas la forme de x (comprendre ici : la valeur d’usage) qui reflète la forme de y, mais bien le corps matériel de x qui est la condition de possibilité de l’expression de y (comprendre : la valeur d’échange), mais bien le corps matériel de x qui est la condition de possibilité de l’expression de y comme forme (Nouët, 2019, 164).

La Théorie de la valeur-dissociation peut ainsi débusquer l’impensé de la mobilisation du concept de la valeur d’usage dans le concept de valeur envisagé d’un point de vue androcentrique :

La valeur d’usage y est présentée comme « féminine » et, en tant que telle, censée receler des potentialités de résistance. Mais l’équation « valeur d’usage = féminin, valeur d’échange = masculin », tout en maintenant la subordination hiérarchique de la valeur d’usage à la valeur d’échange, fait toujours dériver les disparités sexo-spécifiques de la seule forme marchandise prétendument neutre quant au genre. A la manière androcentrique, l’analyse reste confinée à l’espace intérieur de la marchandise (Scholz, 2019a, 83).

Le dissocié se présente ainsi comme quelque chose « de quasiment anhistorique, comme une masse molle et informe à l’instar du féminin23 » :

Le dissocié féminin se trouve ainsi être l’Autre de la forme-marchandise comme un étant à part entière ; mais, d’un autre côté, il reste asservi et sous-valorisé précisément parce qu’il s’agit du moment qui est dissocié au sein de la production sociale générale. On pourrait donc dire que, si la forme abstraite correspond à la marchandise, l’absence de forme abstraite correspond, elle, au dissocié ; et on pourrait à propos du dissocié aller jusqu’à parler paradoxalement d’une forme de l’informe, celle-ci […] ne pouvant logiquement plus être saisie au moyen des catégories intrinsèques à la forme-marchandise. La science et la théorie androcentrique de la forme-marchandise ne peuvent plus tenir compte de ce rapport, car leurs théories et leur appareils conceptuels doivent « expulser » comme « alogique » et « aconceptuel » tout ce qui n’est pas compatible avec la forme-marchandise (Scholz, 2019a, 86).

Le concret n’est finalement qu’une construction toujours déjà abstraite, à savoir du travail-concret compris comme miroir inversé du travail-abstrait. Le concret ne peut donc constituer un camp de base extérieur, autonome et authentique depuis lequel la logique et le règne de l’abstrait, caractéristiques du capitalisme, pourraient être contestés, sauf à tomber dans un naturalisme naïf, voire dans la figure refuge d’un romantisme critique de la modernité (Löwy et Sayre, 1992). C’est donc bien la relation qui est importante, et non pas les termes que ce fétichisme « au carré », ce redoublement du fétichisme (un fétichisme de genre au cœur du fétichisme marchand), pourrait-on dire, fait apparaître après-coup. Le fétichisme déjà repéré par Marx – et qui est au cœur des développements la Critique de la valeur – contient24 ainsi un fétichisme de genre par lequel se joue quelque chose comme une ontologisation substantialiste du féminin propre au capitalisme, sous figure de « l’Autre de la forme marchandise », suivant l’expression de Roswitha Scholz, sur laquelle nous reviendrons plus précisément en section 3.

Sur la base des remarques précédentes, nous sommes maintenant en mesure de comprendre en quoi consiste l’effort théorique que promeut la Théorie de la valeur-dissociation : une mise au jour de ce double fétichisme, lequel engage un mécanisme de naturalisation très puissant au cœur des sociétés modernes. Mais, pour en saisir les tenants et aboutissants, Roswitha Scholz ne peut en rester à la seule exégèse conceptuelle marxienne. Elle va devoir mobiliser deux ressources théoriques extérieures à Marx, la théorie critique d’Adorno-Horkheimer et l’existentialisme de Beauvoir. Nous allons essayer de montrer, dans les deux sections suivantes, que la théorie de la valeur-dissociation mobilise ces deux ressources en les articulant à partir de leur point aveugle respectif. Résumons, par anticipation et pour en donner d’emblée un aperçu, le mouvement de l’argumentation que nous allons développer dans les deux sections suivantes. Adorno-Horkheimer proposent une historicisation de la genèse du patriarcat qui offre à la Théorie de la dissociation-valeur une approche de la subjectivation articulable avec la perspective analysant le déploiement historique de la structure capitaliste. Mais ils maintiennent encore la genèse de la subjectivité féminine dans un horizon de pensée insuffisamment antinaturaliste. A l’inverse, la perspective existentialiste de Simone de Beauvoir et sa théorisation de la femme comme Autre offrent un point d’appui radicalement antinaturaliste qui évite de retomber dans des approches essentialistes en termes de féminité. Mais, adoptant le point de vue transhistorique de la condition humaine en général, elle ne permet pas de saisir la forme spécifique de la subjectivation féminine dans le capitalisme. La Théorie de la valeur-dissociation les emboîte, chaque perspective corrigeant, pour ainsi dire, les effets limitatifs du point aveugle de l’autre.

L’analyse de ce fétichisme du genre n’est pas présente chez Marx (Zarifian, 2002). S’il faut le penser à partir de Marx (section 1), il faut aussi le penser au-delà de Marx. Roswitha Scholz (2004) s’appuie elle le débusque éministe à par mobiliser, sait. socile ment richesses, Purra amorcer une discussion interne au marxisme à parsur La Dialectique de la raison d’Horkheimer et Adorno pour dégager une perspective féministe susceptible de renforcer sa critique et son dépassement de l’androcentrisme de la valeur tel qu’elle le débusque dans la Critique de la valeur. Ce texte fondateur de la théorie critique de l’Ecole de Francfort lui permet de mobiliser, à travers l’analyse de la genèse de la subjectivité masculine qui s’élabore en dominant la « Nature », la genèse d’une subjectivité féminine, au sens où l’être prétendument « naturel » des femmes est une construction sociale-historique coextensive à la genèse de la subjectivité masculine.

La valeur et la dissociation se situe réciproquement dans un rapport dialectique. Il n’y a pas entre elles de hiérarchie de dérivation logique ; chacune procède de l’autre, chacune est contenue dans l’autre, et la dissociation se soustrait à l’analyse au moyen des seules catégories économiques. On peut par conséquent considérer la dissociation-valeur également comme une logique d’un niveau supérieur qui englobe les catégories intrinsèques de la société marchande. (Scholz, 2004, 2)

Roswitha Scholz lit La Dialectique de la raison en premier lieu comme une approche alliant explicitement théorie marxiste et psychanalyse – comprise pour elle au sens large de théorie des processus de subjectivation – et élaborant, sur la base de cette alliance, le récit de la co-constitution de la société capitaliste et de la subjectivité moderne. Cela constitue, pour elle, autant de points de contact directs et pertinents avec la Théorie de la valeur-dissociation. Ce sur quoi nous voudrions ici insister, c’est sur le caractère partiel et partial de la lecture de Roswitha Scholz. Selon nous, La Dialectique de la raison est d’abord et avant tout pour elle un outil dont elle fait usage comme un premier bras de levier pour – risquons encore un néologisme – dé-androcentrer le marxisme ésotérique. Le second bras de levier sera sa lecture de Simone de Beauvoir (que nous examinerons en section 3), la combinaison de l’effet de ces deux bras de levier constituant le noyau conceptuel original de la Théorie de la valeur-dissociation.

Pour l’heure, quelques rappels sur la perspective d’Horkheimer et Adorno sont utiles pour comprendre l’usage particulier qu’en fait Roswitha Scholz. Au sein du marxisme, Engels (2020) a développé le premier, d’un point de vue historique et ethnologique, une genèse critique du patriarcat. Horkheimer et Adorno, dans La Dialectique de la raison (2004), s’inscrivent dans cette démarche qui consiste à développer une approche critique du patriarcat pour sortir des limites d’une approche économiciste des formes de domination sociale propre à la théorie marxiste. Ils proposent une genèse de l’ordre patriarcal qu’ils envisagent sous la forme d’un rapport essentiellement dissymétrique qui constitue le sujet féminin en revers négatif d’un sujet masculin, lequel est érigé en norme anthropologique. Ce rapport emboite deux rapports sous-jacents, le second étant celui que ressaisira Roswitha Scholz en l’étoffant sur le plan théorique : (1) la rationalité dominatrice retournée contre elle-même et qui reste toujours menaçante envers l’autre (naturalisé) qu’elle a constitué comme tel pour se constituer elle-même ; (2) le sujet de la propriété qui est masculin et constitue un trait essentiel du capitalisme. Adorno et Horkheimer procèdent ainsi à la critique du sujet occidental autonome et transhistorique, qu’ils analysent à partir de trois points de repère de la philosophie rationaliste-idéaliste moderne (le cogito de Descartes, le sujet transcendantal de Kant et l’union entre savoir et pouvoir chez Bacon), points de repère dont l’articulation permet de comprendre le rapport constitutif entre les catégories transcendantales qui structurent la raison et le projet occidental d’assujettissement de la nature par la science moderne.

Partant de là – et c’est ce que Roswitha Scholz retient surtout –, Adorno et Horkheimer mettent au jour les exclusions que produit cette extension de la rationalité dominante, parmi lesquelles celle des femmes, des juifs et des sauvages – autant de figures résistantes au déploiement de cette rationalité homogénéisante. Pour Adorno et Horkheimer, Ulysse est le personnage mythique qui symbolise, au cœur d’une des œuvres structurantes la culture occidentale (L’Iliade d’Homère) et corrélativement au déploiement de l’intelligence technique, l’émergence du principe masculin dominant et donc le fondement archaïque de la domination masculine (Horkheimer et Adorno, 2004, 58-91). Fondée sur l’accumulation « primitive » des biens, la subjectivité masculine asservit les « non propriétaires », doublement en l’occurrence, les « travailleurs » et les « femmes »25.

 

La lecture de Roswitha Scholz consiste (1) à ne pas suivre Horkheimer et Adorno lorsqu’ils font remonter cette construction de la subjectivité dominatrice moderne androcentrée à l’Antiquité grecque, (2) à recentrer cette construction sur l’époque bourgeoise des sociétés capitalistes et (3) à considérer que leur contribution reste fondamentalement descriptive et qu’il lui manque la théorisation d’un processus décrit uniquement sur le plan empirique. Citant une autre commentatrice de La Dialectique de la raison, Roswitha Scholz précise son point de vue26 :

Andrea Maihofer, il me semble, ne s’y est pas trompée : « Des phénomènes paraissant d’habitude distincts les uns des autres, tels que production capitaliste des marchandises, rationalité instrumentale, maîtrise de la nature, domination bourgeoise patriarcale, subjectivité « masculine », etc. sont vus ici [c’est-à-dire dans La Dialectique de la raison] dans un rapport étroit et constitutif de genèse et de reproduction. Contrairement au soupçon qui pèse souvent sur lui, ce rapport n’est pas conçu comme un rapport de dérivation purement économique, mono causal, en vertu duquel tout serait lié à tout ; en définitive, le tout est plutôt la forme (fonctionnelle) sous laquelle se manifeste la capacité de l’économie à « agréger » tous ces aspects »27. La parenté avec la théorie de la dissociation valeur devient par-là évidente. Le sujet (mâle) dissocie ses pulsions et ses sentiments ; il lui faut désormais être contrôlé et dominé. Ce qui donne lieu à une dialectique de la domination et de la soumission, ou plus exactement de l’auto soumission. (Scholz, 2004, 4)

Mais, cette parenté étant soulignée, elle s’empresse de relever, pour bien marquer la différence entre la Théorie critique et la Théorie de la valeur-dissociation, ce qui pour elle constitue, en « même temps », la limite de l’analyse d’Adorno et Horkheimer, à savoir un antinaturalisme qui reste de surface28 :

Mais en même temps, par ce raisonnement, Horkheimer et Adorno reconstruisent en réalité le discours capitaliste-patriarcal sur les sexes, réintroduisant ainsi non seulement les stéréotypes sexuels bourgeois mais présentant en outre leur constitution que d’une manière qui n’est que timidement critique. Car si implicitement ils prennent en considération également le niveau culturel-symbolique et perçoivent donc le patriarcat capitaliste comme un modèle de civilisation absolument irréductible à l’économie, ils ne vont pas jusqu’à présenter et critiquer radicalement le rapport de dissociation-valeur comme étant son noyau constitutif. Leurs remarques sur le rapport entre les sexes ont surtout un caractère descriptif. (Scholz, 2004, 4)

Explicitons un peu le ressort de cette critique. Dans La Dialectique de la raison et pour Roswitha Scholz, Horkheimer et Adorno ont décrit l’aliénation subjective des femmes comme effet du fonctionnement d’une structure sociale objective, celle que la civilisation occidentale a développée sur la base de son organisation technico-économique et qui reconduit ainsi la domination patriarcale sous des formes nouvelles. Pour eux, l’opérateur de ce processus est le développement de la rationalité instrumentale qui s’exprime dans la maîtrise technique de la nature (et de tout ce qui est constitué en nature par la perspective humaine andocentrée) et que le capitalisme, combinant le mouvement infini du capital et le mouvement infini29 de la technique, ne fera finalement que pousser à son extrême sans en changer l’essentiel :

[Les femmes] ne prennent pas une part personnelle à l’activité efficace sur laquelle est basée cette civilisation. L’homme doit sortir dans le monde hostile, c’est à lui d’agir et de lutter. La femme n’est pas un sujet. Elle ne produit rien, mais se contente de s’occuper de ceux qui produisent, monument vivant de temps révolus depuis longtemps, où l’économie domestique était une économie fermée. La division du travail obtenue et imposée par l’homme ne lui fut guère favorable. Elle devint le symbole de la fonction biologique de la nature dont l’oppression est le titre de gloire de cette civilisation. Pendant des millénaires, les hommes ont rêvé de dominer la nature, de transformer le cosmos en un immense territoire de chasse. C’est là-dessus que se concentraient les idées des hommes dans une société faite par les hommes. (Horkheimer et Adorno, 2004, 270-271)

Mais, dans la suite du texte, on voit que l’origine de la domination reste pensée à partir d’un registre argumentatif finalement naturaliste, au sens où c’est une différence physiologique – faiblesse de la femme par rapport l’homme – qui cause une domination sociale :

C’est ce que signifiait pour eux la raison dont ils étaient très fiers. La femme était plus petite et plus faible. Il y avait entre elle et l’homme une différence qu’elle ne pouvait surmonter, une différence imposée par la nature, la chose la plus humiliante et la plus dégradante que l’on pût imaginer dans une société virile. Pour ceux qui considèrent que la domination de la nature est le véritable objectif, l’infériorité biologique reste une marque indélébile, la faiblesse imprimée par la nature, la cicatrice qui invite à la violence. (Horkheimer et Adorno, 2004, 270-271)

Cette domination30 trouve son expression complète dans le modèle patriarcal qu’impose finalement la bourgeoisie (Comprendre, dans une perspective marxiste exotérique : la classe sociale dominante que le capitalisme déploie dans le jeu de rôle qu’il instaure comme structure d’ensemble) :

Dans la société bourgeoise, la femme est en tant que représentante de la nature est devenue un symbole énigmatique de la séduction irrésistible et de l’impuissance. Elle restitue ainsi à la domination, comme en un miroir, le vain mensonge qui pose comme principe l’assujettissement de la nature, au lieu de la réconciliation avec elle. (Horkheimer et Adorno, 2004, 84)

Le choix de Roswitha Scholz de reproblématiser le lien entre patriarcat et capitalisme à partir de la théorie critique d’Horkheimer-Adorno n’est donc pas fortuit, car c’est bien dans un horizon marxiste que ceux deux théoriciens ont tenté d’élaborer ce lien (Naït-Ahmed, 2020). La Dialectique de la raison est en effet l’un des seuls textes francfortois31 qui traite de la genèse du patriarcat. Comme nous l’avons montré, l’idée centrale est que La dialectique reconstruit la genèse de la domination masculine et du patriarcat en l’analysant comme un rapport social dissymétrique dont le fonctionnement produit le sujet « féminin » comme le pendant négatif d’un sujet « masculin », lequel se voit érigé en norme anthropologique par le même mouvement32. Pour autant – et en dépit de la discussion historique sur le commencement du modèle occidental du patriarcat –, l’inspiration que puise Roswitha Scholz dans La Dialectique de la raison marque pour elle et selon son propre jugement une limite : la genèse apparemment dénaturalisante de ce modèle recèle malgré tout un fond naturaliste.

 

Chez Adorno-Horkheimer, il y a bien une critique de la domination de la logique d’identité comme principe structurant, l’instauration d’un ordre de l’homogénéité par le haut et la soumission de tout ce qui est particulier, contingent, équivoque, différent à cette norme, avec la possibilité d’une non-adéquation à la norme, d’une présence irréductible du non-identique. Mais pour autant,

ce mode de pensée propre à la logique d’identité ne correspond pas [dans l’approche d’Horkheimer-Adorno] uniquement à l’échange, ou, pour mieux dire, à la valeur. Car le point décisif n’est pas simplement que l’élément commun – une fois ôtées les qualités – soit la force de travail sociale moyenne, c’est-à-dire le travail abstrait, qui se tient en quelque sorte derrière la forme équivalence ; c’est plutôt le fait que cet élément commun nécessite à son tour de marginaliser et de regarder comme inférieur ce qui est connoté féminin, à savoir les tâches domestiques, le sensible, l’émotionnel, ce que l’on ne peut saisir par l’analyse, ce qui est différent du contradictoire (Scholz, 2004, 6).

La dissociation du féminin, ce n’est pas simplement le « non identique » qu’Adorno théorisera par la suite dans la Dialectique négative (Adorno, 2004). C’est d’abord pour Roswitha Scholz, la « face obscure »33 de la valeur elle-même, nécessaire mais occultée par la mise en place coextensive au régime capitaliste de valorité d’un régime spécifique d’altérité. C’est dans une discussion avec l’œuvre de Simone de Beauvoir et la figure de l’Autre que ce point pourra être éclairci et, ainsi, que le bouclage de la conceptualisation de la métastructure de la modernité patriarcal-capitaliste pourra s’opérer.

L’enjeu ici n’est pas de discuter pour elle-même l’approche de Simone de Beauvoir, ni même – réciproquement – d’évaluer l’exactitude ou la pertinence de la lecture qu’en fait Roswitha Scholz. Nous nous situons à l’intérieur du parti-pris structuraliste de celle-ci (qui n’est pas exactement, comme nous le préciserons, la phénoménologie existentialiste de celle-là) et de la perspective historico-critique que ce parti-pris lui permet de développer à propos de l’extension de la forme valeur. A partir de là, nous essayons de comprendre ce que la mobilisation de Beauvoir permet d’expliciter, de préciser, d’étayer dans l’exposition des thèses de la Théorie de la valeur-dissociation. Pour nous, ce que fait Roswitha Sholz à partir de Beauvoir consiste essentiellement en deux choses. D’une part, il s’agit de reprendre à son compte cette idée beauvoirienne d’une dissociation fondamentale du féminin comme point d’ancrage de l’affirmation du masculin et, partant, la critique de la domination de l’homme comme seul Sujet Universel au cœur de ce régime d’altérité. Mais, d’autre part, il s’agit de réintégrer cette structure de l’Autre – et le processus existentiel qui la produit – dans le contexte social-historique du patriarcat producteur de marchandises, c’est-à-dire, comme nous l’avons vu, réinscrire ce processus dans la dialectique de valeur-dissociation caractérisant le monde capitaliste et son régime propre de valorité.

La mobilisation de Simone de Beauvoir se comprend d’abord parce que Le deuxième sexe développe une critique du déterminisme technico-économique d’Engels34 qui, cherchant dans L’origine de la famille à rendre compte de l’origine du patriarcat, en manque selon elle l’essence : la constitution des femmes comme Autre. Comme le souligne d’emblée Roswhita Scholz, une grande partie des difficultés théoriques d’articulation entre marxisme et féminisme vient sans doute de la négligence par les courants marxistes de cet ouvrage – quelle que soit par ailleurs leur plus ou moins bonne volonté à promouvoir la cause féministe (Chaperon et Rochefort, 2018). Un retour à Beauvoir est alors un préalable « matérialiste » nécessaire – mais pas suffisant pour Roswitha Scholz, comme nous le verrons –, en ces temps déconstructivistes (Lépinard et Lieber, 2020b) : 

Les années 1970 célébrèrent Simone de Beauvoir avec emphase, puis, après une phase de féminisme différentialiste, l’évaluation de ces idées connut un revirement complet : la politique et la théorie queer tenait désormais le genre pour quelque chose de tout à fait contingent, et beaucoup pensent encore, en une plate interprétation branchée de la théorie de Judith Butler, que l’on peut changer de genre comme de chemise35. […] Il me semble pourtant qu’à l’inverse, de par son obstination à étudier les hiérarchies réelles, l’analyse beauvoirienne représente un préalable pour éclairer la constitution patriarcale fondamentale du capitalisme. Plonger cette dernière dans un brassage de notions déconstructivistes superficielles ne suffit pas à l’abroger. (Scholz, 2014, 31)

Pour Simone de Beauvoir, l’Autre est une catégorie d’ordre existentiel36 qui permet de caractériser le fonctionnement du « Mitsein » humain, c’est-à-dire une catégorie qui qualifie la condition humaine en général, indépendamment des lieux et des temps qui spécifient toujours déjà la situation dans laquelle elle se déploie :

La perspective que nous adoptons, c’est celle de la morale existentialiste. Tout sujet se pose concrètement comme une transcendance ; il n’accomplit sa liberté que par son perpétuel dépassement vers d’autres libertés ; il n’y a d’autres justification de l’existence présente que son expansion vers un avenir indéfiniment ouvert. Chaque fois que la transcendance retombe en immanence, il y a dégradation de l’existence en « en soi », de la liberté en facticité ; cette chute est une faute morale si elle est consentie par le sujet ; si elle lui est infligée, elle prend la figure d’une frustration et d’une oppression ; elle est dans les deux cas un mal absolu. Tout individu qui a le souci de justifier son existence éprouve celle-ci comme un besoin indéfini de se transcende. Or, ce qui définit de manière singulière la situation de la femme, c’est que, étant comme tout être humain, une liberté autonome, elle se découvre et se choisit dans un monde où les hommes lui imposent de s’assumer contre l’Autre : on prétend la figer en objet, et la vouer à l’immanence puisque sa transcendance sera perpétuellement transcendée par une autre conscience essentielle et souveraine (Beauvoir, 1986, tome 1, 31).

Pour Simone de Beauvoir, ce ne sont pas des données physiques ou biologiques qui permettent de comprendre que la femme est l’Autre, au sens d’être constituée comme Autre par les hommes. Aucunes données ou différences de type naturel, pour réelles qu’elles soient, ne peuvent être convoquées pour rendre compte d’une structure qui caractérise fondamentalement le mode d’être des humains – le pluriel est essentiel pour ne pas tomber dans l’essentialisme –, à savoir ce que l’ontologie phénoménologique qualifie d’existence (Sartre, 1943), et qui a donc toujours à être ressaisie philosophiquement dans sa spécificité. Bien au contraire, ces données ou différences naturelles ne peuvent faire sens comme telles que pour autant qu’elles sont reprises et rendues signifiantes à l’intérieur d’un monde humain37 :

Dès que le sujet cherche à s’affirmer, l’Autre qui le limite et le nie lui est cependant nécessaire ; il ne s’atteint qu’à travers cette réalité qu’il n’est pas. […] En face de soi, l’homme rencontre la nature, il a prise sur elle, il tente de se l’approprier. Mais elle ne saurait le combler […]. Il y a présence de l’autre que si l’autre est lui-même présence à soi : c’est-à-dire que la véritable altérité est celle d’une conscience séparée de la mienne et identique à elle. C’est l’existence des autres hommes qui arrache chaque homme à son immanence et qui lui permet d’accomplir la vérité de son être, de s’accomplir comme transcendance, comme échappement vers l’objet, comme projet. Mais cette liberté étrangère qui confirme ma liberté, entre aussi en conflit avec elle […] : chaque conscience prétend se poser seule comme sujet souverain38. Chacune essaie de s’accomplir en réduisant l’autre à l’esclavage. (Beauvoir, 1986, tome 1, 238)

Cela fait qu’ « exister » – et non pas être, au sens d’être en-soi sur le mode de la chose – est une entreprise toujours déjà et définitivement difficile, périlleuse et sans fin. En effet,

[l’homme39] n’aime pas la difficulté, il a peur du danger ; […] Il sait bien […] que sa distance à l’objet est la rançon de sa présence à soi ; mais il rêve de quiétude dans l’inquiétude et d’une plénitude opaque qu’habiterait cependant la conscience. Ce rêve incarné, c’est justement la femme ; elle est l’intermédiaire entre la nature étrangère à l’homme et le semblable qui lui est trop identique. Elle ne lui oppose ni le silence ennemi de la nature, ni la dure exigence d’une reconnaissance réciproque ; par un privilège unique, elle est une conscience et cependant, il semble possible de la posséder dans la chair. Grâce à elle, il y a un moyen d’échapper à l’implacable dialectique du maître et de l’esclave qui a sa source dans la réciprocité des liberté […] . [La femme] est la nature élevée à la translucidité de la conscience, elle est une conscience naturellement soumise [… L’homme] espère s’accomplir comme être possédant charnellement un être, tout en se faisant confirmer dans sa liberté par une liberté docile. […] Apparaissant comme l’Autre, la femme apparaît du même coup comme une plénitude d’être par opposition à cette existence dont l’homme éprouve en soi le néant ; l’Autre, étant posé comme objet aux yeux du sujet, est posé comme en soi, donc comme être. Dans la femme s’incarne positivement le manque que l’existant porte en son cœur, et c’est en cherchant à se rejoindre à travers elle que l’homme espère se réaliser. (Beauvoir, 1986, tome 1, 238-240)

Comment utiliser au mieux les apports de ce qui reste, pour Roswitha Scholz, le travail fondateur de Simone de Beauvoir afin de saisir aujourd’hui encore le fétichisme de genre ? Il faut le reprendre à sa base – la mise au jour du régime d’altérité –, mais en y intégrant d’emblée une critique de la figure beauvoirienne de l’Autre en tant qu’elle est construite indépendamment de sa constitution spécifique dans le régime de valorité du capitalisme. En fait, pour Roswitha Scholz, ce que Beauvoir développe s’arrête au seuil de ce qu’il lui faut articuler pour aller au bout de sa démarche – à savoir : fétichisme de genre (régime d’altérité) avec fétichisme de la valeur (régime de valorité) – et risque ainsi de produire une conception des rapports de genre autonomisés, notamment au regard des rapports marchands :

L’abstraction anhistorique de son point de départ et l’indétermination du social qui va de pair avec cette abstraction ne permettent pas à Beauvoir d’arriver à une compréhension suffisante des projections sur le biologique. Il n’empêche que ses textes font tout de même partie des prémisses théoriques de la critique de la dissociation-valeur : celle-ci, en effet, en définissant la dissociation du féminin comme « l’Autre de la valeur », emprunte indubitablement à Beauvoir une de ses idées fondamentales. A ceci près que, cette fois, le concept d’Autre en référence aux rapports de genre ne reste pas pour ainsi dire en suspens dans une immédiateté existentialiste ; il s’inscrit dans la constitution historique spécifique du capital et dans son contexte structurel-processuel, […] la question n’est plus uniquement celle du rapport de genre en lui-même, mais […] il s’agit désormais de la « construction structurelle » du rapport social fétichiste tout entier, à partir de la dissociation-valeur comme principe de base (Scholz, 2014, 27).

Pour Roswitha Scholz, l’Autre dissocié que met au jour l’approche beauvoirienne n’est pas une catégorie existentialiste transhistorique qui serait ainsi constitutive de rapports de genre susceptibles d’être définitivement autonomisés. Cet Autre reste une forme intrinsèquement associée au déploiement du capitalisme et à son régime spécifique de valorité40, comme nous l’avons explicité en section 1. Pour Roswitha Scholz, il n’y a pas d’être-jeté au monde comme le postule et l’explore l’ontologique phénoménologique beauvoiro-sartrienne, et donc pas non plus de concept ahistorique d’existence en général. C’est là encore, pour elle, un effet du fétichisme capitaliste auquel n’échappe donc pas Simone de Beauvoir. En effet, à partir de la Théorie de la valeur-dissociation, on peut même soutenir la thèse que la perspective existentialiste, en tant que perspective abstraite sur le genre humain, est elle-même rendue possible par le déploiement historique de la valeur-dissociation :

Dans sa totalité concrète, la synthèse sociale fétichiste propre à l’ère moderne constitue, par ailleurs, la vraie raison expliquant pourquoi se fait jour en réalité un questionnement abstrait à propos de l’existence de l’être humain dans le monde ; car les hommes abstraits et anhistoriques, ça n’existe pas. Ce problème en soi absurde ne s’explique lui-même que d’un point de vue à la fois concret-historique et logique, à partir de la dissociation-valeur et son histoire. (Scholz, 2014, 41)

Pour Roswitha Scholz, la perspective de Beauvoir, toute existentialiste qu’elle soit, ne parvient pas complétement à s’émanciper d’une perspective naturaliste41. Non point tant d’un naturalisme mobilisant un déterminisme physique ou biologique – sur ce point, Beauvoir est plutôt un très bon antidote. Mais d’un naturalisme plus subtil qui postule que la réalité transhistorique de l’existence humaine en général ne peut que conduire à sa substantification, du moins lorsque l’analyse s’en tient à ce seul niveau d’appréhension de la condition humaine. La mise au jour du régime d’altérité qu’elle crédite définitivement Beauvoir d’avoir engagé sur la bonne voie antinaturaliste et qui lui permet de dépasser l’ontologisation du féminin à laquelle conduit l’approche finalement descriptive d’Adorno-Horkheimer (voir section 2), cette mise au jour ne peut cependant produire tous ses effets antinaturalistes que pour autant qu’elle se trouve intégrée à la mise au jour corrélative du régime spécifique de valorité de la modernité capitaliste. Seule leur articulation, dans le cadre de la Théorie de la valeur-dissociation, conduit à une compréhension aboutie la métastructure qui norme le fonctionnement du monde capitaliste.

Ce que nous avons essayé ici de montrer, c’est l’originalité et la radicalité de l’articulation entre marxisme et féminisme que propose la Théorie de la valeur-dissociation développée par Roswitha Scholz. Pour ce faire, nous avons adopté une lecture exclusivement interne, dont l’apport est d’essayer d’expliciter comment Roswitha Scholz formule le problème de cette articulation en partant d’une certaine lecture de Marx comme condition nécessaire (le Marx ésotérique de la Critique de la valeur) et comment elle cherche à dépasser, à partir de Marx mais au-delà de Marx, le point aveugle androcentré du marxisme :

« La valeur c’est le mâle », non pas l’homme en tant qu’être biologique, mais en tant que porteur historique de l’objectivation de la forme-valeur. Ce sont presqu’exclusivement des hommes qui ont été les initiateurs et acteurs de la socialisation de la forme-valeur. Bien sûr, sans le savoir, ils ont mis en mouvement des mécanismes fétichistes qui ont commencé à mener dans leur dos (et bien sûr, également dans le dos des femmes) une vie autonome de plus en plus criante. Parce que la femme dans ce processus était désignée face au « travailleur » abstrait comme un contre-être objectivé, qui devait fournir dans l’ombre les services de réconfort « féminins » à partir d’une position inférieure, la constitution fétichiste de la forme-valeur était déjà investie dans son fondement du rapport asymétrique entre les genres et le restera jusqu’à son effondrement. (Scholz, 2019a, 63-64)

Ce sur quoi nous avons insisté, c’est sur le fait que Roswitha Scholz ne peut en rester à la seule exégèse conceptuelle marxienne pour mener à bien la tâche qu’elle se propose d’accomplir. Pour continuer à penser à partir de Marx mais pas comme Marx, il lui faut mobiliser deux ressources théoriques extérieures à Marx, la théorie critique d’Adorno et Horkheimer et l’existentialisme de Beauvoir, ressources dont nous avons essayé de montrer qu’elle les combine à partir de leur point aveugle respectif. Adorno et Horkheimer proposent une historicisation de la genèse du patriarcat qui offre à la Théorie de la dissociation-valeur une approche de la subjectivation féminine qui peut être articulée avec l’analyse du déploiement historique de la structure capitaliste ; mais ils maintiennent encore la genèse de la subjectivité féminine dans un horizon de pensée insuffisamment antinaturaliste, faute d’une théorisation adéquate :

Ce qu’il faut retenir pour la théorie de la dissociation-valeur, c’est qu’Adorno, à la différence du marxisme traditionnel, a bien identifié le problème de la forme sociale, même si cette problématique de la forme en termes de rapport entre sexe est formulée chez lui de façon plutôt descriptive et limitée (Scholz, 2005, 9).

A l’inverse, la perspective existentialiste de Simone de Beauvoir, sa théorisation de la femme comme Autre et l’insistance sur le rapport essentiellement hiérarchique inhérent à la subjectivation féminine, offrent un point d’appui radicalement antinaturaliste qui évite de retombée dans des approches essentialistes en terme de féminité auxquelles finit par conduire la perspective horkheimo-adornienne ; mais, adoptant le point de vue transhistorique de la condition humaine en général, la perspective beauvoirienne ne permet pas de saisir la forme spécifique de la subjectivation féminine dans le capitalisme.

Là où la critique de la dissociation-valeur trouve sa plus parfaite adéquation avec Beauvoir, c’est dans le fait de maintenir que le rapport de genre existant doit plus que jamais être étudié en tant que rapport hiérarchique ; elle s’en sépare en revanche en ce que, précisément, elle remonte jusqu’à la détermination sociale spécifique de cette forme, et ne le fait pas de façon abstraite et existentialiste (Scholz, 2014, 29).

Au total, la mise au jour du régime d’altérité dont elle crédite définitivement Beauvoir et qui lui permet de dépasser l’ontologisation du féminin chez Adorno et Horkheimer, cette mise au jour ne peut produire tous ses effets antinaturalistes que pour autant qu’elle se trouve intégrée à la mise au jour corrélative du régime spécifique de valorité de la modernité capitaliste. Seule leur combinaison, dans l’espace conceptuel qu’ouvre le développement de Théorie de la valeur-dissociation, peut conduire à une compréhension aboutie la métastructure qui norme le fonctionnement du monde capitaliste. Dès lors, si cette théorie peut et doit être discutée et critiquée sans retomber dans l’idéalisme androcentrique ou le naturalisme féministe, c’est selon nous sur la base de la compréhension de cette métastructure, tâche à laquelle se réduit ici notre contribution. Ainsi explicitée dans ses sources, ressources et positions, la Théorie de la valeur-dissociation peut désormais selon nous mieux entrer dans une discussion fondée et potentiellement fructueuse avec les autres théories féministes matérialistes ou à visée antinaturaliste.

L’auteur remercie les rapporteurs dont les remarques, commentaires et critiques ont permis d’améliorer l’argumentation de la thèse défendue. Les limites et lacunes demeurent bien sûr de la seule responsabilité́ de l’auteur. 

 

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Notes : 

1 La distinction entre sexe et genre fait l’objet de vifs débats. Ce qui différencie de prime abord le sexe du genre, c’est que celui-là désigne une réalité biologique (l’anatomie d’une personne, son système reproducteur notamment) quand celui-ci désigne une identité sexuelle reconnue par une société à tout individu. Si, dans la plupart des disciplines analysant les rapports hommes/femmes, l’utilisation du mot genre s’est aujourd’hui généralisée comme terminologie à même de rendre compte de la dimension sociale et normative des catégories sexuées (Hurtig et al., 2002), sa mobilisation reste encore source d’ambiguïté́, notamment s’agissant du statut explicatif de la notion de nature que l’on mobilise dans l’analyse de faits socio-historiques (Guillaumin, 1992). Sans qu’il soit ici question d’entrer plus en détails dans tous ces débats, une précision est nécessaire. Pour les féministes antinaturalistes – courant féministe dans lequel s’inscrit la perspective théorique qu’analyse cet article –, le sexe considéré comme « naturel » relève en fait toujours déjà d’un processus social de sexuation (Mathieu, 1991) où est assigné à une réalité biologique un ensemble de comportements normés. La perspective est radicale : ce n’est donc pas le sexe qui précède le genre, mais bien le genre et la sexualité qui précèdent le sexe. Du coup, la réduction des divers niveaux de sexuation à deux sexes figés relève essentiellement de pratiques socioculturelles, lesquelles constituent autant de cadrages préconfigurés déterminant ensuite le fait de dire d’un nouveau-né qu’il est un garçon ou une fille. Ce sexage accompagne toute la vie durant les pratiques amoureuses et sexuelles en les restreignant à quelques-unes socialement autorisées parmi une myriade de possibilités biologiques. Pour plus de développement, voir l’excellente synthèse d’Elsa Dorlin (2021).

2 A ce niveau, pour le féminisme matérialiste, l’option prise par l’écoféminisme (Larrère, 2012), courant qui considère qu’il existe des liens forts entre les systèmes de d’oppression des femmes par les hommes et les systèmes de surexploitation de la nature par les humains, ne présente pas assez de garanties antinaturalistes, si par antinaturalisme on entend la position analytique qui refuse que des déterminations biologiques puissent « en elles-mêmes et par elles-mêmes, livrées à leur fonctionnement nu, revêtir des déterminations normatives, ou une signification normative indépendamment des hiérarchies sociales où elles fonctionnent à titre de données. » (Nouët, 2020, 157).

3 Chez Christine Delphy, la critique des limites du marxisme concernant la compréhension des tenants et aboutissants de l’oppression masculine va jusqu’à une critique de ce qui fait le cœur de l’analyse économique marxiste du capitalisme, à savoir la théorie de la plus-value. Pour elle, il ne faut pas chercher une explication de l’exploitation qui soit entièrement contenue dans le marché et l’entreprise capitalistes, mais développer une théorie plus générale : « Si […] on refuse cette définition de l’économie et qu’on la considère, de façon matérialiste et anti-naturaliste, comme un arrangement normatif social, fondé sur la force, on peut se passer de la théorie de la plus-value » (Delphy, 2015, 91).

4 Apparu dans les années 1980, le courant Critique de la valeur (Wertkritik) associe des mouvements organisés de militants-intellectuels mais non académiques, principalement allemands, avec une démarche de réinterprétation de la théorie de Marx, contre les interprétations orthodoxes qui dominent tant du côté des appareils militants que dans le monde universitaire. Constitué notamment de Robert Kurz, Ernst Lohoff, Franz Schandl, Norbert Trenkle et Claus-Peter Ortlieb et de Roswitha Scholz, ce courant publie des revues (KrisisExit) et s’est fait connaître plus largement au travers de livres collectifs, comme le Manifeste contre le travail (écrit en 1999 et traduit de l’allemand en plusieurs langues, dont le français et l’anglais). Il s’agit de sortir le marxisme d’une analyse menée « du point de vue de la classe prolétaire » ou de « la condition féminine », c’est-à-dire d’un point de vue qui pose le « travail » et « la division sexuelle » en tant que catégories transhistoriques à partir desquelles sont menées l’analyse et la critique du capitalisme. Or, pour ce courant, ce sont là des catégories réifiées structurant notre modernité (tout comme le marché, l’État, la politique, la nation, les classe) et qu’une démarche antinaturaliste doit précisément déconstruire. En France, les thèses de la Critique de la valeur sont diffusées et discutées dans le site Palim Psao. Le livre d’Anselm Jappe (2003) constitue en langue française une très bonne introduction à l’ensemble de cette démarche.

5 Roswitha Scholz (née en 1959) est une intellectuelle et militante allemande, diplômée de sociologie et de pédagogie, mais qui n’appartient pas au monde académique. Ses travaux participent au courant théorique de la Critique de la valeur (Wertkritik), qu’elle a cofondé. Publiciste indépendante, elle rencontre Robert Kurz (1943-2012) avec lequel elle se marrie, et, dès 1986, elle fait partie à Nuremberg de la revue théorique et militante allemande Krisis en tant que rédactrice (publiant, 1992, son premier article théorique important : « C’est la valeur qui fait l’homme »), puis à partir de 2004, lors de l’éviction de Robert Kurz et ses proches de cette revue, dans la revue Exit !, ainsi que dans diverses revues allemandes de critique sociale. En 2000, elle rassemble ses réflexions dans un ouvrage, Das Geschlecht des Kapitalismus. Feministische Theorien und die postmoderne Metamorphose des Patriarchats (publié chez Bad Honnef). Pour plus de développements sur le parcours intellectuel et militant de Roswitha Schoz, on pourra lire le long entretien qu’elle a fait avec Clara Navarro Ruiz (Scholz, 2020). Une partie importante de sa recherche a été traduite en Français par les éditions Crise & Critique qui font un travail de traduction, de présentation et de diffusion remarquable, et permettent une réception et une discussion de ce courant théorique dans l’espace intellectuel francophone.

6 A quelques rares exceptions, comme par exemple : Vogele (2014), Boucher (2014), Nouët (2019) et Naït-Ahmed (2020).

7 Nous proposons de qualifier ainsi la forme et l’organisation spécifique que prend dans une société donnée à un moment donné de son histoire la norme dominante de ce qui est valorisé socialement.

8 Nous proposons de qualifier ainsi la forme et l’organisation dominante que prend dans une société donnée à un moment donné de son histoire la norme d’identité dominante et, corrélativement, la norme d’altérité. Une théorie qui ambitionne de rendre compte de la structuration d’ensemble du mode d’être d’une société donnée, peut alors selon nous être vue au moins comme l’identification, la spécification et l’articulation conceptuelle d’un régime de valorité et d’un régime d’altérité. C’est sous cette perspective que nous entendons rendre compte de la théorie de la valeur-dissociation.

9 Sur « l’épistémologie du point de vue » en théorie féministe, on pourra se reporter à Smith (1974).

10 La paternité de cette expression revient à Gérard Granel (1972), grand commentateur de Marx et qui considérait que pour faire rendre à Marx tous ses effets théoriques, et notamment les plus radicaux, il fallait le « brancher » sur d’autres grandes philosophies qui, le parcourant comme un courant qui électrise telle ou telle de ses virtualités, révèlent toute la richesse de sa pensée, et notamment permettent de sortir Marx de la doctrine officielle dans laquelle il s’était après sa mort progressivement fossilisé, le matérialisme dialectique. Aux branchements hégélien ou althussérien, dominants à son époque, Granel préférait le branchement heideggérien et son ontologie phénoménologique. D’une certaine façon, la combinaison Adorno-Horkheimer + Beauvoir, que nous considérons comme la pierre-angulaire du marxisme féministe de Roswitha Scholz, constitue un double branchement original sur Marx.

11 Nous ne discutons pas ici cette hypothèse qui prend pour acquis définitif la lecture ésotérique de Marx que l’on trouve aussi chez Moishe Postone (1993). Pour une critique, on pourra se reporter à Bidet (2016) ou Sobel (2017).

12 Nous ne discutons pas ici de cette théorie pour elle-même, mais la présentons pour comprendre pourquoi et comment s’y articule la théorie de la valeur-dissociation.

13 Sur ces deux bornes (« de la valeur travail-abstrait partout et toujours » versus « de la valeur travail-abstrait dans les seules sociétés capitalistes »), voir la discussion critique de Castoriadis (1976).

14 Par ontologie sociale, nous désignons tout discours théorique qui se propose de rendre compte du mode d’être des phénomènes humains-sociaux. Par ontologie sociale antinaturaliste (mieux encore : anaturaliste), nous désignons plus précisément celle des ontologies sociales qui développe une conception spécifique du mode d’être des humains en société, c’est-à-dire un mode d’être non réductible, quand même il aurait à s’articuler à eux, au mode d’être inorganique des choses inertes ou au mode d’être organique des êtres vivants. On qualifiera alors de naturalistes les ontologies sociales qui reconduisent les phénomènes sociaux-humains à l’un ou l’autre de ces deux modes d’être. Ainsi définies, ces deux ontologies sociales – anaturalistes/naturalistes – s’opposent certes radicalement, mais pas sur le mode positiviste du vrai et du faux ; elles ne sont que deux partis-pris irréductibles, mais intellectuellement légitimes, qui demandent à être développés le plus correctement possible (cohérence) et qui, partant, peuvent être jugés sur leur plus ou moins grande capacité à éclairer le réel (pertinence).

15 Nous ne discutons pas ici pour elle-même la thèse marxiste selon laquelle l’ensemble des marchandises représente si ce n’est le tout de la richesse sociale, du moins en constitue la norme ; sans même qu’il s’agisse de produire une critique externe de cette thèse à partir d’une approche socioéconomique de la richesse (Gadrey et Jany-Catrice, 2005), on pourra au moins amorcer une discussion interne au marxisme à partir des réflexions de John Holloway (2015).

16 Afin de lever toute ambiguïté, dans la perspective ésotérique, tous les acteurs – travailleurs et capitalistes, au sens large de propriétaires et gestionnaires du capital – sont pris dans les rets immanents du fétichisme (et donc dominés par lui), quand même la situation matérielle des uns (les capitalistes) seraient beaucoup plus confortables que celles des autres (les travailleurs). Nous ne développons pas ce point qui relève de la théorie des modes de subjectivation dans les sociétés dominées par le capitalisme, théorie que développe actuellement la Critique de la valeur (voir, par exemple, Jappe, 2017).

17 Je ne traite pas ici des relations internes au groupe Krisis, et notamment les rapports hommes/femmes, même si elles ont un rôle important dans la genèse de la Théorie de la valeur-dissociation: « Ce qui m’a amené à m’occuper du thème de la socialisation par la valeur en relation avec le rapport entre les genres, était la discordance que je ressentais entre, d’un côté, approuver les points centraux de la position de Krisis, et, d’un autre côté, ressentir un malaise profond face au traitement théorique du dit « problème des femmes ». A cela s’ajoutait l’expérience faite de la difficulté pour les femmes d’obtenir l’écoute du groupe d’hommes de la rédaction de Krisis. C’est pour la raison que le présent texte ne doit pas son impulsion aux hommes de Krisis mais à des discussions avec des femmes, menées consciemment en dehors du cercle de Krisis » (Scholz, 2019a, 20).

18 Pour être plus précis encore, il faudrait indiquer que le marxisme exotérique n’a pas bien, voire pas du tout intégré à la question de l’oppression économique (qu’il envisage principalement sous la perspective des rapports sociaux de classe) non seulement l’oppression de genre (Scholz, 2000), mais aussi l’oppression découlant des rapports sociaux de race (Sur ces distinctions, on pourra se reporter à Dorlin, 2009). Dans les débats actuels de théorie sociale, cette trilogie – classe, genre, race – relève de la problématique de l’intersectionnalité (Hill Collins et Bilge, 2016). C’est une notion employée pour qualifier la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes d’oppression, de domination ou de discrimination. Si les théories de l’intersectionnalité critiquent souvent le marxisme pour son réductionnisme de classe, à l’inverse les approches marxistes se méfient de cette notion qui tend, selon elles, à rendre équivalente les différentes oppressions et diluer la notion de classe, voire la convertir en une simple identité de plus (Foley, 2018). Poser que race, sexe et classe ne sont pas des catégories directement comparables, ce n’est pas hiérarchiser les oppressions et identifier laquelle est la plus importante pour l’expérience subjective de chacun : l’enjeu central, pour les marxistes, est d’élaborer une compréhension plus approfondie du rapport entre les oppressions et l’exploitation dans la société capitaliste. A notre connaissance, la théorie de la valeur-dissociation n’a pas produit de développement spécifique sur cette question, mais rien ne lui interdit a priori de le faire : son approche très en amont du mode de domination moderne où, comme nous allons l’expliciter, se nouent régime d’altérité et régime de valorité, offre une matrice explicative qui ne se limite pas à la seule oppression de classe mais peut en accueillir d’autres.

19 Le terme contradiction ne relève pas ici du domaine langagier de la logique, mais désigne une opposition réelle intramondaine.

20 Outre les rapports sociaux de sexes qui sont l’objet de la Théorie de la dissociation-valeur, les rapports sociaux de races (Dorlin, 2009).

21 Au sens où le travail des « professionnels » est du travail-abstrait.

22 Plus largement, sur le caractère relationnel de la pensée de Marx, voir Balibar (2014).

23 Précisons encore : la logique de dissociation ne désigne pas simplement une opposition entre le « privé » (compris comme essentiellement féminin) et le « public » (compris comme essentiellement masculin), avec ce dernier terme qui correspondrait au champ du travail abstrait. Pour Roswitha Scholz, c’est une métastructure qui traverse l’ensemble de la formation sociale :

Les femmes ne furent pas seulement de tous temps en charge des moments dissociés de la reproduction : elles exercèrent de surcroît des activités professionnelles dans la sphère du travail abstrait. Or, la dissociation-valeur apparaît aussi dans le domaine professionnel, à travers le fait que les femmes bénéficient en moyenne de salaires moins élevés que ceux des hommes, de possibilités d’avancement moindres, etc. La structure de la dissociation sexuelle imprime donc sa marque à l’ensemble de la société à travers toutes les sphères et tous les domaines (Scholz, 2004, 2).

Pour elle, les représentations sexuelles modernes n’ont émergé et ne se sont développées qu’avec l’institutionnalisation du travail-abstrait d’un côté et des tâches domestiques de l’autre côté, celle-ci se distinguant désormais clairement de celui-là. Les figures de l’homme soutien de famille et de la femme au foyer sont ainsi des constructions sociales propres à et accompagnant l’extension de la forme-valeur.

A l’ère postmoderne, la structure de la dissociation affiche une autre physionomie qu’à l’ère moderne « classique » : la cellule familiale traditionnelle est à présent presque totalement dissoute et avec elle le rapport moderne entre les sexes tels que nous le connaissions jusqu’ici. A maints égard les femmes – à tout le moins dans les pays occidentaux – ont désormais rattrapé les hommes (par exemple en ce qui concerne le niveau d’instruction). Contrastant avec l’ancien idéal de femmes au foyer, les femmes aujourd’hui sont individualisées et « doublement socialisées » […], ont des responsabilités à la fois sur le plan professionnel et sur le plan familial. Pourtant, ou plutôt de ce fait, elles restent en majeure partie en charge des activités dissociées de la reproduction (contrairement aux hommes), continuent à gagner moins que les hommes, à bénéficier de possibilités d’avancement moindres, etc. A l’ère de la mondialisation nous assistons donc non pas à une abolition, mais simplement à une barbarisation du patricarcat, les institutions du travail et de la famille n’en finissant pas de se déliter à la faveur de la crise du système producteur de marchandises sans que nulle forme nouvelle de reproduction ne viennent les remplacer. […]. Sous l’effet combiné de la précarisation de l’emploi et de l’érosion des relations familiales traditionnelles, l’homme a perdu son rôle de soutien de famille. Pour autant, l’ordre hiérarchiques des sexes n’a nullement disparu (Scholz, 2004, 2-3).

24 Au double sens du terme contenir : recéler et limiter.

25 Pour s’assurer de son identité, lorsqu’il revient à Ithaque au terme de son odyssée,

Le test auquel Pénélope soumet Ulysse concerne la position inamovible du lit conjugal, que son mari a construit dans sa jeunesse autour d’un tronc d’olivier, symbole de l’unité du sexe et de la propriété. L’émouvante astuce de Pénélope consiste à parler du lit comme s’il pouvait être déplacé, et son mari répond « d’un air maussade » par la description minutieuse de son solide travail de menuisier : il est le prototype du bourgeois élégant ayant un hobby. Celui-ci consiste à imiter le travail artisanal : dans le cadre de rapports de propriété différenciés, il en est nécessairement exclu depuis longtemps. Ce genre de travail lui plaît, parce que la liberté de faire ce qui est superflu en ce qui le concerne confirme à ses yeux le pouvoir qu’il a sur ceux qui sont obligés d’exécuter de tels travaux pour vivre. Dès lors, l’ingénieuse Pénélope le reconnaît et le flatte en louant son intelligence exceptionnelle (Horkheimer et Adorno, 2004, 86-87).

26 Texte présenté lors du symposium Roberto Schwarz de Saõ Paulo (Brésil) en août 2004. Nous citons ici la traduction de cet article qui se trouve du site http://www.palim-psao.fr/article-theorie-de-la-dissociation-sexuelle-et-theorie-critique-adornienne-par-roswitha-scholz-122321385.html [consulté le 10/10/2022].

27 Maihofer (1995, 111) cité dans Scholz (2004, 4).

28 Pour une critique plus large des limites de l’analyse féministe d’Adorno, voir Naït-Ahmed (2019) ou Ferrarese (2018).

29 Infini au sens de ce que la tradition philosophique occidentale (Lalande, 1999) appelle « infini relatif » (l’indéfini, ce qui n’a pas de limite dans sa progression) et non pas « infini absolu » (ce qui nous situe hors du concept de grandeur).

30 Rappelons qu’Adorno et Horkheimer la saisissent à partir d’une figure archaïque de la culture occidentale, Ulysse.

31 Pour une présentation de l’Ecole de Francfort, se reporter à Durand-Gasselin (2012).

32 Pour Salima Naït-Ahmed (2020), cette problématisation est influencée par la méthode d’un auteur qui par ailleurs a beaucoup influencé la Critique de la valeur, à savoir Alfred Sohn-Rethel (2010). Il s’agit de la genèse historique de l’apriorisme, c’est-à-dire l’analyse de la genèse des catégories abstraites en les rapportant à la praxis concrète historiquement déterminée et à ses enjeux. Plus précisément, pour Alfred Sohn-Rethel, c’est le développement de la forme-marchandise qui rend possible l’émergence de concepts abstraits.

33 Voir Vogele (2014, 112-113) :

L’autre côté de la valeur et son monde, ce qui est dissocié et projeté dans la féminité ne peut plus être considéré comme un dérivé – un sous-produit – du rapport de la valeur et de ses catégories. Il s’impose donc un nouveau concept de la société moderne pour pouvoir en rendre compte dans sa « totalité brisée ». L’homme, coincé dans sa forme sujet, n’est pas imaginable sans cette partie dissociée qui se crée avec lui et qui est incarnée par la femme. La « féminité » n’est pas un sous-produit de la « masculinité », mais les deux se conditionnent et se déterminent réciproquement. Le règne absolu de la valeur, en tant qu’abstraction, n’est pas possible et il a besoin de son contraire, méprisé mais nécessaire, qui constitue sa face cachée, son côté obscur.

34 Rappelons qu’Engels (2020) défend la thèse que le développement technique et la division du travail (au néolithique) s’accompagnent « naturellement » de celui du patriarcat, comme le résume Beauvoir :

Par la découverte du cuivre, de l’étain, du bronze, du fer, avec l’apparition de la charrue, l’agriculture étend son domaine : un travail intensif est exigé pour défricher les forêts, faire fructifier les champs. Alors l’homme recourt au service d’autres hommes qu’il réduit en esclavage. La propriété privée apparaît : maître des esclaves et de la terre, l’homme devient aussi propriétaire de la femme. […] C’est l’apparition de la famille patriarcale fondée sur la propriété privée. Dans une telle famille, la femme est opprimée. (Beauvoir, 1986, tome 1, 98).

35 Cette formulation, pour le moins rapide et polémique, vise l’usage qui est parfois fait de la théorie queer et en particulier de la théorie de la performativité du genre, dont Roswitha Scholz déplore qu’elle soit devenue dominante dans les théories féministes contemporaines (Scholz, 2013 ; Scholz, 2019b ; Scholz, 2019c), et ce notamment au détriment des approches matérialistes. Il est vrai que cette théorie a connu son expansion au tournant des années 1980-1990, au moment même où le marxisme, dans le contexte d’effondrement des pays du « socialisme réel », accentuait son déclin intellectuel et académique (Lépinard et Leiber, 2020a). Emprunté à la théorie linguistique d’Austin (1970), ce concept de performativité a été introduit par Judith Butler (2005) dans la théorie féministe pour suggérer que le genre s’accompli de la même manière qu’un acte linguistique performatif (Ambroise, 2008). La question est de savoir si la mobilisation du concept de performativité vide les approches matérialistes de tout contenu, ou si elle les complète (Dorlin, 2007 ; Cervulle, 2016). Sans pouvoir ici mener cette discussion, indiquons que le fossé n’est sans doute pas aussi large que le suggère Roswitha Scholz (Pour une tentative menée à partir du marxisme, voir Benoit, 2017). Judith Butler défend une approche constructiviste qui relève encore d’un matérialisme antinaturaliste et à visée critique et émancipatrice Pour elle, le genre doit s’analyser comme un construit social et non pas comme une identité fixe et définitive. Contingent et flexible, le genre a en permanence à être confirmé et reproduit par toute une série de pratiques sociales instituées, dont des pratiques langagières. Si Judith Butler admet que la plupart des performances de genre ne sont pas des actes intentionnels, mais plutôt des réifications de pratiques hégémoniques, elle n’en défend pas moins l’idée qu’une action délibérée peut remettre en question ou renverser les idéologies et oppressions établies.

36 Le deuxième sexe est un ouvrage qui se présente spécifiquement comme une analyse de l’origine de l’oppression des femmes par les hommes, mais à travers lui (et en le complétant par d’autres textes théoriques comme Pyrrhus et Cinéas (1944), Pour une morale de l’ambiguïté (1947) ou Privilèges (1955)), Simone de Beauvoir élabore une véritable philosophie de la condition humaine. Il s’agit d’une perspective autonome qui n’est pas la simple application à la réalité féminine des thèses de Sartre (Sartre, 1943), mais une perspective qui s’élabore non seulement en complémentarité et en collaboration avec l’ontologie phénoménologique de celui-ci mais aussi en discussion voire en critique avec elle (par exemple s’agissant de son caractère sans doute andro-centré), comme le montrent très bien Eva Gothlin (2001) ou Michel Kail (2006), dans le prolongement de la critique de la mysogynie en philosophie esquissée notamment par Michèle le Doeuf (1989). Il faut souligner, du reste, que Roswitha Scholz (2014) associe, sans hiérarchie, Beauvoir à Sartre dans son commentaire.

37 Ce que l’on peut formuler autrement en disant que le parti-pris philosophique de l’ontologie phénoménologique sartro-beauvoirienne est anaturaliste, c’est-à-dire qu’il ne concède rien à l’idée de nature pour rendre compte de la spécificité de la condition humaine dans le monde social-historique.

38 A la différence de Hegel et de sa dialectique du maître et de l’esclave (que Beauvoir reçoit sans doute d’abord via l’interprétation anthropologique de Kojève, 1947, comme l’essentiel des intellectuel.le.s de son époque ; voir Auffret, 1990), pour Beauvoir, à ce conflit intersubjectif pour la reconnaissance réciproque de chacun au rang d’existant à part entière dans le monde, il y a une possibilité de solution pacifique et durable : « Le drame peut être surmonté par la libre reconnaissance de chaque individu en l’autre, chacun posant à la fois soi et l’autre comme objet et comme sujet dans un mouvement réciproque » (Beauvoir, 1986, tome 1, 238).

39 Comprendre : tout être humain en tant qu’existant, Beauvoir ne pratiquant pas encore l’écriture inclusive, et utilisant le plus souvent le vocable « homme » pour humain en général.

40 Ce point – que nous ne discutons pas ici – est aussi une critique adressée au féminisme matérialiste tel que le développe Christine Delphy (1998) et pour lequel le patriarcat constitue un mode de production autonome, à côté, même s’il peut entretenir des relations avec lui, du mode de production capitaliste.

41 C’est contestable, mais ce n’est pas le but de cet article de développer une discussion sur ce point. Pour une défense de l’anaturalisme de Simone de Beauvoir, on pourra se reporter à la lecture de Michel Kail (2006). Pour lui, même si l’argumentation du Deuxième sexe n’est pas toujours exempte de rechutes naturalistes, c’est sur la base de l’ontologie phénoménologique de Beauvoir, et d’elle seule, qu’une perspective anaturaliste peut s’élaborer. Pour ce faire, c’est par le concept beauvoirien de situation (Beauvoir, 1947) que le caractère abstrait-idéaliste de l’approche phénoménologique peut être dépassé et l’analyse rendue pleinement à un matérialisme désormais radicalement antinaturaliste.

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POUR CITER CET ARTICLE

Référence papier

Richard Sobel« Marxisme et féminisme réconciliés ? Aux sources de la théorie de la valeur-dissociation de Roswitha Scholz »Œconomia, 12-4 | 2022, 763-798.

Référence électronique

Richard Sobel« Marxisme et féminisme réconciliés ? Aux sources de la théorie de la valeur-dissociation de Roswitha Scholz »Œconomia [En ligne], 12-4 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 25 février 2023URL : http://journals.openedition.org/oeconomia/13797 ; DOI : https://doi.org/10.4000/oeconomia.13797

Tag(s) : #Matériaux théoriques (extraits - textes)
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