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Le cavalier et sa selle : encore la question de la « forme germinale »

Frank Grohmann

*

Il y a un quart de siècle, l’effondrement de la « modernisation de rattrapage » et la crise mondiale du travail abstrait dans le cadre de la troisième révolution industrielle déjà entamée de la microélectronique étaient considérés par la critique de la valeur-dissociation comme des signes que les catégories réelles objectivées du système de production de marchandises atteindraient une limite historique absolue et que leur dynamique s’épuiserait.

La question soulevée dans ce contexte de savoir si, à ce moment historique de la fin des années 1990, la révolution numérique serait potentiellement la « forme germinale » d’une émancipation sociale du point de vue de la critique de la valeur-dissociation, [1] a reçu une réponse plus rapide qu’il n’y paraît à première vue.

L’ « économie naturelle microélectronique » envisagée par Robert Kurz en 1997 comme « forme germinale » émancipatrice, sociale et communicative possible d’une réflexion consciente et d’une socialisation directe au-delà de la socialisation par la valeur [2] est suivie, à peine un an plus tard, par l’ébauche d’une prise de distance par rapport à un « concept auxiliaire d’économie naturelle » qui n’est plus qu’« ironique ». Mais en même temps, Robert Kurz et Ernst Lohoff persistent à dire : « Ce qu’il faut faire avec les forces productives microélectroniques au-delà de la valeur ne résulte pas d’une dynamique propre de la technique […], mais des objectifs libres d’une société consciente d’elle-même » [3].

Mais au plus tard en 2010, au vu de la coïncidence constatée entre-temps entre « l’armement technologique sans précédent et l’immédiateté des potentiels d’interaction globaux » et « l’atomisation tout aussi sans précédent des individus privés de leurs droits par le capitalisme », cette métaphore de la « forme germinale », encore défendue treize ans auparavant, se voit plutôt reprocher de « retomber dans des fantasmes alternatifs de désocialisation » [4].

Cette révision autocritique d’une perspective envisagée d’émancipation sociale est essentiellement préparée par l’« adieu à la valeur d’usage » [5] critique déjà souligné six ans plus tôt : la valeur d’usage, qui s’est longtemps trouvée « à l’état d’innocence historique », s’avère être une « fonction de la valeur d’échange » toujours déjà « orientée » par cette dernière, raison pour laquelle la catégorie qu’elle désigne se reconnaît de plus en plus comme une catégorie également négative dans le système producteur de marchandises. La « réduction au concept d’utilité » sous le diktat du système moderne de production de marchandises conduit d’une part à ce que non seulement la référence à cette utilité, mais « l’utilité elle-même devienne de plus en plus douteuse » ; d’autre part et en même temps, les produits d’une éventuelle « forme germinale d’économie naturelle microélectronique » n’ont pas d’autre destin que ceux produits en tant que marchandises, à savoir : être dès le départ des « déchets de la valorisation du capital » [6].

En fait, les deux moments ainsi évoqués sont liés de l’intérieur : rétrospectivement, la métaphore de la « forme germinale » qui serpente à travers le texte de 1997 est entachée d’un reste de fétichisme de la valeur d’usage, — qu’il s’agit précisément de combattre, et qui témoigne en même temps d’une critique non encore entreprise « du concept de sujet lui-même » [7], — à laquelle l’approche bientôt abandonnée conduit nécessairement ; en ce qui concerne l’avenir, cela signifie au moins pour nous aujourd’hui qu’il n’y a pas de retour en arrière possible en-deçà de ce lien logique, même si sa saisie conceptuelle est loin de constituer un défi mineur.

Il n’est donc pas question de rater le coche [8]. Car finalement, plus il devenait clair pourquoi la gauche avait misé sur le mauvais cheval avec sa « catégorie préférée » et le « mot magique » de l’orientation vers la valeur d’usage [9], plus il fallait reconnaître clairement au sein du mouvement critique de la valeur-dissociation que le train de la révolution micro-électronique, qui devait amener le cheval et son cavalier à destination, n’irait lui aussi que dans la mauvaise direction.

C’est pourquoi il ne peut s’agir que d’un train « émancipateur » plutôt que d’une « socialisation directe », qui n’est toujours pas arrivée !

Il n’est donc pas étonnant qu’à partir de là et jusqu’à aujourd’hui — puisque le sujet s’est ainsi retrouvé finalement sans cheval et sans train — tous les regards tournent autour de ce cavalier flanqué de la selle sur son épaule : « La subjectivité ne peut jamais désigner qu’un sujet à l’intérieur des formes fétiches, qui manie les possibilités de choix préformées par la logique de la valeur » [10]. Ainsi s’ouvrait en 1998 le « troisième » — et ce, même encore aujourd’hui, vingt-cinq ans plus tard — « tour encore inachevé de la critique du sujet » [11] au sein de la critique de la valeur-dissociation. Bien que la notion de « domination sans sujet » forgée cinq ans plus tôt à partir de Marx fût le point de départ de cette critique, elle ne pouvait pas non plus faire l’impasse sur l’examen de la notion de sujet en psychanalyse, qui n’avait été qu’amorcée dans ce contexte [12].

Même si nous adhérons à l’idée que ce subjectum doit être détruit [13] parce qu’il n’est pas autre chose que façonné par les formes fétiches, le dépassement de cette « forme sujet » [14] ne pourra pas être abordé sans confrontation au « sujet de l’inconscient » freudien (Lacan) [15] : non seulement parce qu’il ne peut y avoir de sujet de la « domination sans sujet » sans porteur inconscient ; mais plus encore, parce que le sujet n’est pas prêt à simplement renoncer à ce qu’il doit porter, fût-ce une selle inutile.

Frank Grohmann, 4 février 2023

Version en allemand (PDF)


[1] Voir « Quelle forme germinale de la transformation sociale ?»

[2] R. Kurz, « Anitökonomie und Antipolitik. Zur Reformulierung der sozialen Emanzipation nach dem Ende des ˝Marxismus˝ », Krisis, 19, 1997.

[4] R. Kurz, « Seelenverkäufer. Wie die Kritik der Warengesellschaft selber zur Ware wird », 2010.

[3] « Was ist Wertkritik? », Interview der Zeitschrift Marburg-Virus mit Ernst Lohoff und Robert Kurz, 31.12.1998.

[5] R. Kurz, « Abschied vom Gebrauchswert », 2004.

[6] Ibid.

[7] « Was ist Wertkritik? », op.cit.

[8] Voir « Quelle forme germinale de la transformation sociale ?», op.cit. : « Est-ce donc que l’émancipation sociale a selon Kurz raté dans les années 90 le train en marche de la révolution numérique […] ? »

[9] R. Kurz, « Abschied vom Gebrauchswert », op.cit.

[10] « Was ist Wertkritik? », op.cit.

[11] Après la première, qui s’appliquait au « sujet du ˝travail˝ » et la seconde, concernant la « subjectivité politique ». Ibid.

[12] R. Kurz (1993), « Domination sans sujet. Pour le dépassement d’une critique sociale tronquée », Raison sanglante. Essais pour une critique émancipatrice de la modernité et des Lumières bourgeoises, Crise & Critique, Albi, 2021.

[13] »Ceterum censeo subjectum delendum esse« conclut l’article : R. Kurz (2004), « Tabula rasa. Jusqu’où peut et doit aller la critique des Lumières ? », Raison sanglante, op.cit.

[14] Ibid. Voir aussi : R. Kurz (2004), « Ontologie négative. Les obscurantistes des Lumières et la métaphysique de l´Histoire à l’époque moderne », Raison sanglante, op.cit.

[15] La comparaison freudienne du cavalier et du cheval, par laquelle il tente d’illustrer la dépendance de « l’importance fonctionnelle du moi » à l’égard de ses forces empruntées au ça, est réinterprétée dans le sens du sujet de l’inconscient par la lecture lacanienne de l’aphorisme « Là où était du ça, doit advenir du moi » qui découle de cette comparaison. Voir S. Freud, « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Éditions Payot, Paris, 1981 [1923] et S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Gallimard, Paris, 1984 [1932/33] ; J. Lacan, « La Chose freudienne ou sens du retour à Freud en psychanalyse » (1955), « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » (1960), « Position de l’inconscient » (1960/64), dans Écrits, Seuil, Paris, 1966.

 

Tag(s) : #Matériaux théoriques (extraits - textes)
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