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Aucune planète pour personne

La longue agonie du Club de Rome

*

Frank Grohmann

Maintenant que les héritiers autoproclamés de 1972 tentent de faire revivre l’esprit des « limites de la croissance » [1] mais ne font en réalité qu’enterrer un enfant mort-né vieux de cinquante ans, tout en creusant leur propre tombe sous le doigt menaçant des enfants de leurs enfants, le moment est venu de signer les avis de condoléances.

La vieille formule est à nouveau invoquée [2], selon laquelle il suffit d’actionner dans la bonne direction les leviers appropriés pour que, comme on le disait déjà à l’époque, « un petit changement à un endroit entraîne de grands changements dans tous les domaines ». Aujourd’hui comme hier, on veut apprivoiser un « jeu de Monopoly non durable », à condition de remplacer (par exemple) les mauvais joueurs, remplacer (parfois) des mauvaises règles du jeu, voire modifier (même) fondamentalement le jeu économique — évidemment aux bons endroits, c’est-à-dire où cela ne fait de mal à personne. Mais aujourd’hui comme hier, on n’envisage pas un instant de quitter la « table de jeu », même si cela signifie creuser sa propre tombe et pas de monde pour tout le monde !

Certes, à l’époque, on avait déjà identifié ce que les auteurs du rapport appellent « le Saint Graal de l’économie moderne », à savoir la croissance, et on prétendait devoir le domestiquer. Mais que se passe-t-il si, dans le même temps, le monde entier continue à chercher ce Graal et à sacrifier à son fétiche ? C’est ainsi que « l’économie moderne » a pu se déchaîner sans être inquiétée pendant un demi-siècle, elle n’était pas touchée par l’esprit effleurant desdites « limites ». Que reste-t-il d’autre aux héritiers de cet esprit, aujourd’hui, que de le reconnaître enfin comme mort-né, d’annoncer qu’après tout, ce qui est décisif est de déterminer ce qui croît et de proclamer : La croissance est morte, vive la croissance ! Même si cela signifie une nouvelle fois : pas de monde pour tout le monde et creuser sa propre tombe.

Non, pour notre part, nous ne suivons toujours pas le dernier geignement de cette époque révolue qui croyait encore au salut : si l’augmentation actuelle de la population mondiale, de l’industrialisation, de la pollution, de la production alimentaire et de l’exploitation des ressources naturelles se poursuivait sans changement, disait-on, les limites absolues de la croissance sur Terre seraient atteintes au cours des cent prochaines années ! Nous ne nous joindrons pas non plus aux incantations réchauffées d’aujourd’hui, qui se révèlent dès les premières mesures les chants funèbres de l’esprit même qu’on a invoqué : « la croissance économique acquiert un tout nouveau caractère et un tout autre but » !

Mais qui a dit qu’on se rendrait à la veillée funèbre ! Il faut s’attendre à ce que les oraisons funèbres annoncées mesurent, comme d’habitude, ce progrès vers la tombe à l’aune « d’une richesse largement partagée et profitant à tous, au sens de la prospérité pour toutes les citoyennes et tous les citoyens » !

Notre absence ne se fera pas remarquer, il y aura bien assez de monde pour porter le deuil. Car après tout, ce n’est pas seulement l’ancien, mais aussi le nouveau rapport, de cinquante ans son cadet, qui est enterré, et il y a encore de la place dans ce caveau pour tout le Club auquel tous deux étaient finalement destinés.

Jusque-là, on voulait transmettre aux humains un mode d’emploi pour la survie de la planète. Il ne restera de ces vaines tentatives que les témoins d’un geste critique hypocrite : autrefois, on pensait pouvoir arranger des rapports sociaux monstrueux en pointant la finitude de la table de jeu sur laquelle ils apparaissent ; aujourd’hui, on se propose de séparer la bonne croissance de la mauvaise sur la même table de jeu, qui ne génère pourtant que destruction. Les nécrologies seront de la sorte au mieux caractérisées par l’ambivalence des notions qui justifient et perpétuent l’index d’avertissement.

Par exemple, en employant le terme d´« échec du système » au sens dune « hyperfinanciarisation démarrée dans les années 1980, qui serait parasitaire parce qu’elle prélève sur les biens communs plus que ce qui peut être régénéré ».

Ou encore en ce qui concerne la proposition d’un principe d’organisation économique prétendument très différent, à savoir orienté vers ces mêmes « biens communs », qui devrait ouvrir la voie à une possible « économie du bien-être ».

Dans un cas, on pense séparément ce qui ne fait que sembler réuni dans le concept. Ainsi, le système peut être sauvé précisément par le postulat d’un échec, tout comme la bonne croissance est obtenue à partir de la mauvaise : réparons ce qui a échoué, afin que le système puisse à nouveau (et même mieux !) fonctionner.

Dans le second cas, le concept doit permettre de penser ensemble ce qui ne peut en fait qu’être séparé. Ainsi, une économie dont la logique interne exclut justement une telle promesse peut toutefois être orientée par le bien-être, tout comme la bonne croissance n’a qu’à se débarrasser de la mauvaise : tenons seulement la promesse de bien-être et l’économie sera à nouveau florissante (et même encore mieux) !

Dans les deux cas, des récits fabriqués de manière bancale doivent permettre de maintenir sa propre croyance dans le conte de fées de la « transformation du sens et de la finalité de notre économie » : autrefois, « ils valorisaient notre avenir » ! Aujourd’hui, « ils témoignent de sa négligence totale » ! Cela a donc marché autrefois ! C’est pourquoi cela peut marcher à nouveau !

Au contraire de ce qui est annoncé, ce qui s’autoproclame « vision exacte des relations économiques et de la nature de l’économie » se lit donc comme un guide de la non-survie. Et comment n’avons-nous pas pu remarquer que l’avis de décès de la Critique de l’économie politique se lit entre les lignes depuis longtemps ? On a cru jusqu’au bout pouvoir nous prendre pour des imbéciles, n’est-ce pas ? Même le dernier mot d’une « économie du bien-être » transformatrice, sorti de nulle part sur le chemin de sa propre tombe, ne peut plus nous tromper sur le fait que demain, déjà, elle n’aura plus de terre à cultiver pour personne.

Frank Grohmann, 6 janvier 2023

Version en allemand (PDF)


[1] Dennis Meadows and al., Halte à la croissance, Paris, Fayard, 1972.

[2] Club of Rome (sous la dir.), Earth for All. Ein Survivalguide für unseren Planeten, 2022. Voir aussi les extraits dans « Eine Erde für alle. Für eine Wohlergehensökonomie statt Wachstum ohne Grenzen », Blätter für deutsche und internationale Politik, 12, 2022, S. 107-120.

 

Tag(s) : #Effondrement écologique et dynamique du capital
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