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La misère de la théorie critique d’un théoricien critique

 Une note historique

Présentation par Frank Grohmann d'un texte de Hans-Jürgen Krahl

*

L’œuvre de Hans-Jürgen Krahl (1943-1970), qui est restée à l’état d’ébauche, voire de fragment, doit beaucoup à la confrontation avec les travaux de Jürgen Habermas — ce dont témoigne notamment le projet de 1968 [1], également resté inachevé, reproduit ci-dessous. Un an après son exposé « De l’essence de la logique de l’analyse marxienne de la marchandise » [2] (1966/67) dans un séminaire d’Adorno, qui vaut encore aujourd’hui à la pensée de Krahl dêtre placée aux côtés de « De la dialectique de la forme-valeur » (1970) de Hans-Georg Backhaus [3] et de « De la structure logique du concept de capital chez Karl Marx  » (1972) de Helmut Reichelt [4], le projet de Krahl ne critique pas seulement Jürgen Habermas, mais suggère en même temps où Krahl voit les limites de la théorie critique de ses maîtres Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, à savoir, comme il est dit plus loin, dans le danger de « rationaliser la nécessité de l’abstraction philosophique en vertu de l’autonomisation spéculative ». En d’autres termes, « la négation par Adorno de la société capitaliste tardive est restée abstraite et s’est fermée à l’exigence de la détermination de la négation déterminée » — précisément — « cette catégorie dialectique, donc, à laquelle il se savait tenu par la tradition de Hegel et de Marx » [5].

Le texte que nous présentons ici doit moins être lu comme un document historique que comme une incitation à effectuer une lecture critique de la position de l’agitateur et théoricien Hans-Jürgen Krahl, organisateur du SDS [6]. Ce texte fait suite à sa « Réponse à Jürgen Habermas » [7], dans laquelle Krahl exprime déjà clairement sa contre-position.

Au « moment historique » [8] (Robert Kurz) du mouvement mondial de la jeunesse et des étudiants, qui s’insurgeait contre le système dominant, celui qui était alors membre du bureau fédéral du SDS précise ici et là sans équivoque son propre point de départ : face à sa « crise d’effondrement », le capital « se sauve » par la construction politique de l’État autoritaire, par des régulations économiques étatiques et par le démantèlement de la sécurité juridique bourgeoise au profit de la sécurité comme instrument d’oppression ». Cet État autoritaire allemand qui, au même moment, avait « donné une expression juridique à son caractère socialement coercitif avec l’adoption des lois d’urgence » [9], est, selon Krahl, « autant l’expression de la crise du capital que de son succès temporaire à la maîtriser dans son propre sens ».

S’il convient de souligner que Krahl, comme Backhaus et Reichelt un peu plus tard, atteint le niveau catégoriel de la logique essentielle du rapport fétichiste capitaliste [10], on voit ici en quoi son approche se distingue de celle des deux autres. Backhaus et Reichelt souligneront certes aussi le « caractère purement ˝logique˝ de l’analyse marxienne de la forme-valeur » [11], mais chez eux « la médiation avec la théorie de la crise fait complètement défaut » [12] et leurs travaux se distinguent par le « renoncement presque total à des analyses concrètes des processus sociaux et à des localisations de leur propre situation historique » [13].

Il en va donc tout autrement pour Krahl, dans la mesure où, pour lui, la « fragmentation des masses » et « l’isolement des individus les uns par rapport aux autres », typiques du capitalisme, ont été « poussés bien au-delà des ˝seules˝ conditions économiques par le raffinement des instruments de gouvernement et de manipulation » à « l’époque du capitalisme tardif, renvoyé par les contraintes économiques à l’intervention politique de l’État ».

Et pourtant Hans-Jürgen Krahl pouvait encore espérer quelque chose de la « crise d’effondrement du capital » — et ce dans la mesure exacte où le « succès » du capital à « maîtriser la crise dans son propre sens » pouvait encore lui apparaître à l’époque comme « temporaire ». Cinquante ans plus tard, les « conséquences stratégiquement assurées » que Krahl oppose à Habermas appartiennent pour nous à une époque lointaine et ressemblent aujourd’hui à des vœux pieux : à savoir la « fonction de mise en danger du système » de « l’activité autonome de la population, que les institutions de domination de la société ne tolèrent déjà pas en principe » ; la « résistance de l’opposition extraparlementaire » qui en résulte ; « l’unité internationale de la protestation anticapitaliste » comme « nouvelle constellation historique mondiale ».

Ce qui s’exprime ici, c’est la croyance encore intacte en la possibilité d’un « processus d’éducation collective » dans ce contexte — un processus qui, pour Krahl, débouche sur la « fabrication de l’individualité » — « telle qu’elle est décrite de manière métaphysique dans la ˝phénoménologie de l’esprit˝ de Hegel, de manière matérialiste dans le ˝Capital˝ de Marx et formulée de manière psychanalytique dans la théorie de Freud » — poursuit Krahl, « en passant en revue cette société comme un système d’exploitation totale dans lequel l’activité vitale productive de la nature humaine s’étiole » [14].

C’est sur cet arrière-plan que la phrase suivante nous conduit au carrefour où le chemin de Hans-Jürgen Krahl se sépare de celui de ses prédécesseurs, de ses successeurs et de pas mal de ses contemporains : « Nous traversons des processus de formation qui, en premier lieu, rétablissent l’individualité et reconstruisent ce qu’est l’individualité dans un sens émancipateur, en nous unissant dans la lutte pratique contre ce système » [15]. En gardant à l’esprit la « détermination de la négation déterminée » (contrairement à Adorno), Krahl ne se contente pas de « situer sa propre situation historique » dans « l’analyse concrète des processus sociaux » (contrairement à Backhaus et Reichelt), mais va droit et directement vers la « lutte pratique » incontournable (contrairement à Habermas).

En 1968, selon Krahl, « le type d’une théorie révolutionnaire […] était encore à venir » pour le capitalisme tardif, et la lutte pratique contre ce système était encore à venir ! En vue de ces deux tâches nécessaires — comme les deux faces évidentes de la relation entre la théorie et la pratique — la déclaration de guerre contre la position de Jürgen Habermas était pour lui inévitable.

Dans leur introduction aux écrits, discours et projets des années 1966-1970, les éditeurs des textes rassemblés par Hans-Jürgen Krahl considèrent l’état inachevé de la plupart des travaux de Krahl comme « l’expression d’une situation politique dans laquelle les théories traditionnelles du mouvement ouvrier étaient problématisées de manière pratique, sans toutefois pouvoir être remplacées par une théorie formulée des mouvements révolutionnaires dans les métropoles du capitalisme tardif » [16].  De ce point de vue, la « situation difficile du mouvement étudiant » reflétait la problématique du rapport entre la théorie et la pratique : ses objectifs ne pouvaient s’orienter ni vers une pratique politique de la lutte des classes, ni vers les noyaux organisationnels existants du mouvement ouvrier [17] ; et en même temps, il ne pouvait pas s’agir simplement de problèmes techniques d’organisation pour la mise en œuvre la plus efficace possible d’une théorie reconnue et acceptée comme vraie [18].

Partant de là, il est non seulement compréhensible que la « reconstruction critique philosophique de la théorie révolutionnaire » [19] de Krahl tente de montrer une issue au dilemme de la théorie et de la pratique, mais il devient également clair pourquoi, pour lui, le rapport entre la théorie et la pratique a atteint son point le plus aigu dans la question de l’organisation [20].

Selon l’analyse qu’en fera Robert Kurz, le mouvement de 1968 a complètement échoué dans le sens de l’émancipation sociale « parce qu’il n’a pas poursuivi jusqu’au bout la ligne de la critique du ˝travail abstrait, du fétichisme de la marchandise et de la rationalité économique˝, afin d’arriver à une conception négative et abolitionniste du propre rapport à soi capitaliste. Au lieu de cela, il s’est retrouvé sur la mauvaise pente de la ˝politique˝ et a rapidement été victime de la même illusion démocratique que le vieux mouvement ouvrier » [21]. Il y a tout lieu de penser que dans ce contexte, le mouvement s’est également cassé la tête sur un problème théorie-pratique [22] auquel Hans-Jürgen Krahl n’a pas seulement été extrêmement sensible, mais qu’il a également réussi partiellement à élaborer et à présenter à ses camarades.

Si le mouvement de la jeunesse et des étudiants n’a non seulement pas reconnu « l’identité interne de la démocratie et du capitalisme » [23], mais n’a pas non plus pu « redéfinir le rapport entre la réflexion théorique et la dimension dite de l’action », c’est-à-dire n’a pas réussi à produire une autre « détermination théorique » qui « se détourne délibérément de la compréhension traditionnelle du ˝rapport entre la théorie et la pratique˝ qui » — a priori — « était taillé selon le profil d’exigence de l’agir a l’intérieur de  l’enveloppe formelle capitaliste » [24] — il reste donc à clarifier dans quelle mesure l’échec de ce mouvement de révolte a eu lieu avec ou contre Hans-Jürgen Krahl. La réponse à cette question dépend essentiellement de l’importance que nous accordons à ce que l’on appelle la « question de l’organisation », c’est-à-dire la question de la transformation de la « spontanéité diffuse des masses » en « formes d’action de protestation provocatrice » les plus « intransigeantes » possibles, en « action directe », en « résistance violente » ou en une autre « stratégie » [25].  Krahl n’était pas seulement conscient que derrière cette question se cachait toujours la plus grosse question, à savoir : que faire ? Il a également reconnu le danger que représente le fait que la « question de l’organisation », si elle n’est pas interprétée, risque d’être étouffée par la « pratique de l’organisation » [26]. D’où la nécessité d’une confrontation critique avec ses travaux : parce qu’une critique radicale de cette question est aujourd’hui encore — même si c’est sous d’autres auspices historiques — une approche fructueuse, qui ne peut que modifier le problème théorie-pratique.

En ce qui concerne Jürgen Habermas, sa théorie contribue d’autant moins aux « problèmes théoriques ouverts et pratiques non résolus » dans ce contexte, selon le Hans-Jürgen Krahl de 1968, qu’elle s’en tient dès le départ à un « schéma académique de la pratique » — selon le slogan « d’abord les Lumières, ensuite l’action ». Le jugement du plus jeune des deux élèves d’Adorno, qui a dû devenir, comme il l’a lui-même exprimé, « l’adversaire politique de son maître philosophique » [27] sur celui qui est de quatorze ans son aîné, Habermas, et qui a également été à l’école d’Adorno (et ensemble), n’est rien d’autre qu’accablant : non seulement ce dernier n’atteint pas, sur le plan théorique, la radicalité que promet la théorie critique, mais en plus, avec ses « approches insignifiantes de la pratique », comme le disait déjà Krahl à l’époque, Jürgen Habermas « traîne derrière le véritable mouvement de résistance comme une chouette de Minerve en vol » [28].

Frank Grohmann, septembre 2022


Habermas célèbre aujourd’hui de nouvelles techniques de manifestation comme une invention pleine de fantaisie, ce qui l’avait incité il y a un an, lors du congrès de Hanovre, à lancer une accusation de fascisme de gauche, aux conséquences pratiques fatales et à la théorie tronquée : la forme d’action de la protestation provocatrice [29]. Habermas n’a laissé planer aucun doute sur le sens terminologique de ce reproche, absorbé avec avidité par les journalistes libéraux : la provocation exercée contre la sublime violence institutionnalisée par la violence manifeste, de manière terroriste, serait fasciste, parce qu’elle défie le fascisme [30]. Ce reproche s’inscrit dans des alternatives d’apparence problématiques et fait abstraction des connaissances théoriques sur la dynamique du capital monopolistique, dont le fascisme — si l’on suit les premières analyses de Horkheimer — est une potentialité toujours actualisable, présente de manière étatiste. Habermas, quant à lui, le considère comme le produit de la subjectivité révolutionnaire dans des situations prétendument non objectivement révolutionnaires et rejoint ainsi le chœur unanime des éditorialistes libéraux qui, de K. H. Flach à Kai Hermann en passant par Augstein, invoquent les révolutionnaires du passé, de Marx à Lénine, dans des citations factices, formalisées et déshistoricisées, pour faire passer les héritiers actuels pour des romantiques pseudo-révolutionnaires.

La critique des maladies infantiles utopiques, anarchistes et radicales de gauche, nécessaire à un stade historique antérieur du socialisme révolutionnaire, était liée à une phase de développement organisationnel du mouvement ouvrier, dans laquelle il était valable et encore possible, de structurer un processus d’éducation objectivement révolutionnaire de la classe en vue de son auto-libération par le biais d’un parti déterminé de manière centralisée, qui fonctionne comme l’interprète théorique des expériences de la lutte des classes et qui éclaire la spontanéité diffuse des masses sur elles-mêmes par la propagande et l’agitation. Le libéralisme impuissant d’aujourd’hui, détaché de son contexte historique, plaque les vieux reproches sur un mouvement historiquement nouveau, afin de rationaliser son malaise affectif face à un mouvement de protestation plébiscitaire et égalitaire qui échappe à toutes les institutionnalisations traditionnelles et officiellement reconnues de la représentation politique des intérêts — aux conceptions établies des partis et des associations d’intérêts plurielles. Ainsi, le regard libéral, dont la conscience est divisée, se fixe maniaquement sur la simple forme de de la protestation. Cette fixation irrationnelle permet d’associer l’idée d’une terreur fasciste de gauche à l’apparence sensible maniaque des manifestations de rue étudiantes, aux masses collectivement unies et à la rupture immédiate avec les règles du jeu gelées et stabilisant le pouvoir dans l’action directe. De même, les abréviations visibles de la protestation, le cri Ho Chi Minh et le drapeau rouge, qui symbolisent la revendication émancipatrice et le signe d’excitation de la politique révolutionnaire, peuvent être intégrés sans difficulté dans une phénoménologie de l’action pure, qui réduit à l’indifférence les contenus politiques du mouvement de protestation et permet l’identification rassurante des « extrêmes ». Car la prison de la politique de compromis traditionnelle ancrée dans les institutions, dont les libertés républicaines et la substance démocratique ont été vidées de leur fonction de domination, empêche le critique libéral de faire l’expérience d’une réflexion théorique appropriée sur les catégories politiques d’un mouvement de protestation historiquement nouveau et empêche de voir le contenu essentiellement émancipateur des formes d’action intransigeantes. Depuis l’échec de la révolution allemande de novembre, mais plus encore depuis la victoire du fascisme, la légitimité d’une pratique révolutionnaire et d’une résistance même violente a été trop brutalement éliminée de la conscience historique des Allemands pour que les termes historiques de l’articulation d’une pratique visant à un changement de monde bouleversant soient à la disposition de la conscience réifiée, renvoyée à des alternatives au sein du statu quo.

Le reflet irréfléchi de la conscience radicalement déshistoricisée des réactions journalistiques libérales et l’expérience de la résistance militante des Noirs aux États-Unis ont peut-être incité Habermas à corriger son accusation de « fascisme de gauche ». Mais le fait qu’Habermas retombe toujours dans le cadre de référence catégoriel de la politique de compromis traditionnelle est dû au type de théorie critique auquel il se sait obligé par la philosophie de l’histoire. Leur incapacité spécifique — déjà dans la version de Horkheimer et aussi dans celle de Marcuse — à thématiser une certaine dimension pratique du socialisme révolutionnaire pousse Horkheimer et Marcuse plutôt vers des conséquences anarchistes ; Habermas est quant à lui poussé vers des conclusions libérales. Si le type d’éclaircissement visé par Horkheimer et, mutatis mutandis, par Marcuse, contient des implications anarchistes-volontaristes, il conduit chez Habermas à une stratégie de réaction libérale qui discrédite l’action. Le défaut plutôt accidentel chez le premier Horkheimer et le dernier Marcuse devient chez Habermas une source d’erreur théorique nécessaire. Certes, il atteste que les techniques de manifestation du mouvement de protestation étudiant peuvent produire les conditions d’une stratégie socialiste de « bouleversement des structures sociales profondes » dans le but d’un mode de production socialisé et de l’émancipation, mais le mouvement tombe lui aussi sous la contrainte anhistorique de l’orthodoxie traditionnelle et, avec elle, dans des troubles de conscience illusoires de type faussement révolutionnaire. La correction de sa position antérieure n’est que formelle, rien n’a changé sur le fond. L’auto-interprétation illusoire du mouvement étudiant, en particulier du SDS, provoque la contre-révolution : « La tactique de la fausse révolution s’exprime finalement dans un comportement qui cherche à tout prix la polarisation des forces ». [31] Le vieux reproche du fascisme de gauche se présente de nouveau sous un habit neuf, en renonçant à une terminologie politiquement discriminatoire.

La critique de Habermas à l’encontre du SDS se concentre sur deux arguments [32]. Il attribue au SDS une orthodoxie théorique irréfléchie et un dogmatisme pratique irréaliste de la théorie marxienne de la valeur et de la crise, de la théorie des classes et de l’impérialisme [33]. Le SDS impose les anciennes doctrines de Marx aux nouveaux faits sociaux historiques. Il en résulte une stratégie fatale [34] de fait, qui conduit finalement les étudiants et les élèves à l’isolement, et qui engendre un comportement politique erroné. Celui-ci ne peut plus être décrit que dans les catégories cliniques de la pathologie infantile. Le principe de réalité politique est décomposé de manière faussement révolutionnaire par la confusion pathologique entre les actions de protestation symboliques et la lutte effective pour le pouvoir [35]. Le reproche de dogmatisme d’Habermas, qui ignore en bloc les discussions théoriques du SDS de ces dernières années, ne reflète pas l’état historique de la théorie. Ceci est esquissé ici de manière schématique pour le SDS. Deux expériences historiques, dans le contexte desquelles le nouveau mouvement de protestation, d’abord étudiant, s’est constitué, ont réactualisé dans les discussions du SDS les questions d’une reconstruction de la théorie révolutionnaire et les problèmes de sa transmission à une pratique transformatrice : la fin de la période de reconstruction du capitalisme en Allemagne de l’Ouest et l’étatisation autoritaire de la société dans son ensemble qui se réalise de plus en plus (lutte contre les lois d’urgence et la manipulation) et l’acuité historique mondiale de la libération révolutionnaire (protestation contre la guerre au Vietnam) à la périphérie de la civilisation capitaliste tardive, dans les pays du tiers monde [36]. La période de reconstruction prospère du capitalisme ouest-européen après la Seconde Guerre mondiale semblait avoir effacé à jamais l’actualité d’une pratique révolutionnaire et repoussé la révolution aux calendes grecques. Dans cette situation, le SDS se réfère au marxisme critique et épistémologiquement réfléchi, tel qu’il a été formulé immédiatement après la fin de la première guerre impérialiste, d’abord par Lukács et Korsch. Sous l’impression de l’actualité immédiate de la révolution, déterminée par les expériences de la révolution russe d’octobre et de la révolution allemande de novembre, telle qu’elle a marqué la pensée de Lénine et de Rosa Luxemburg, la phase de constitution du Komintern ainsi que l’école hollandaise de l’ultra-gauche, ils ont tenté de reconstruire la position de la subjectivité révolutionnaire, le rôle de la conscience et de la volonté dans le processus historique dans le milieu pratique de la relation authentiquement négationniste du marxisme et de la philosophie. Ce recours a certes pu libérer la réception de la théorie de Marx, Engels et Lénine de sa réification stalinienne d’une part et de sa neutralisation anthropologique par l’entreprise scientifique du capitalisme tardif d’autre part, mais il n’a pas pu donner de réponse à l’appréhension modifiée du système de la société du capitalisme tardif dans son ensemble, ni problématiser de manière essentielle ce que Habermas appelle les éléments de doctrine. Sur l’arrière-plan de ces questions théoriquement ouvertes et pratiquement non résolues, quatre modes de réception typiques de la théorie révolutionnaire semblent avoir émergé — sans prétendre à l’exhaustivité systématique — et sont devenus en pratique lourds de conséquences pour le SDS :

  1. L’orthodoxie dogmatique traite la théorie de manière anhistorique, comme si elle n’était pas capable de continuer. Dans la pratique, elle s’oriente vers les pays représentés par l’Union soviétique et les partis communistes d’Europe occidentale, qui ont en réalité éliminé le besoin d’un changement révolutionnaire du statu quo par la Realpolitik de la coexistence pacifique. Elle intègre des descriptions empiriques de la réalité sociale dans un système de catégories a priori, le matérialisme historique, qui fait de la théorie révolutionnaire du prolétariat un assemblage d’éléments doctrinaux et une science de la légitimation. Elle est toujours affectée par l’ontologisation stalinienne de la théorie, que Sartre a très justement qualifiée de procédé apriorisant [37].
  2. L’ « économisme » secrètement dogmatique traite la critique marxiste de l’économie politique avec une exigence critique, comme s’il s’agissait d’une théorie positive de la science. Le mode de production capitaliste est isolé des formes de circulation institutionnalisées de la société bourgeoise. Les analyses empiriques et critiques de l’économie sont intégrées dans une saisie du système de la société globale, considérée comme inchangée dans les faits. Les changements structurels de l’antagonisme de classe et de la subjectivité révolutionnaire sont exclus de l’analyse [38].
  3. L’appropriation historique de la tradition théorique tente de répondre aux desiderata de l’historiographie matérialiste et de réaliser le programme critique de Karl Korsch d’appliquer le matérialisme historique à lui-même. D’autant plus que la réception sans préjugés théoriques de l’opposition de gauche dans le mouvement ouvrier révolutionnaire, de l’anarchisme dans la Première Internationale et de l’école hollandaise dans la Troisième Internationale doit préserver cette tentative de reconstruction de la théorie révolutionnaire du dogmatisme dans la pratique. Néanmoins, cette tentative doit se référer à l’historiographie bourgeoise tant qu’elle se refuse à la problématisation de la théorie des principes et qu’elle montre historiquement les conditions génétiques de leur apparition au lieu de résoudre les problèmes de manière théorique. Dans ces conditions, le fait d’aborder l’histoire matérielle engendre un concrétisme ambigu qui suggère de manière illusoire une proximité de la théorie avec la pratique, parce qu’il fait l’impasse sur les problèmes fondamentalement non résolus et qu’il reproche à leur traitement d’être une abstraction spéculative.
  4. La reconstruction critique de la philosophie de la théorie révolutionnaire est en relation directe avec les tentatives de Lukács et de Korsch et se détermine avant tout à partir de la conception systématique, critique de la connaissance et de la philosophie de l’histoire de la Théorie Critique, telle qu’elle a été conçue par Horkheimer et Adorno, Marcuse et Habermas. Elle est certes consciente des ruptures entre la théorie et la pratique, mais elle est exposée au danger de rationaliser la nécessité de l’abstraction philosophique en vertu de l’autonomisation spéculative. Néanmoins, ce type de théorie me semble le plus proche de la problématique d’une reconstruction historique de la théorie révolutionnaire, c’est-à-dire d’une doctrine dont les énoncés décrivent la société sous l’aspect de sa mutabilité, et ce pour deux raisons [39].

Les problématisations de la théorie fondamentale exigent une auto-compréhension critique explicite de la théorie révolutionnaire, qui est inhérente à la théorie de Marx. Toutes les tentatives, de Lukács à la Critique de la raison dialectique de Sartre en passant par Horkheimer, n’ont jusqu’à présent pas pu résoudre un dilemme : formuler une théorie matérialiste de la connaissance en évitant le réalisme naïf et ontologique de l’image, sans retomber derrière la critique de la connaissance de Hegel à l’encontre de Kant, selon laquelle la vérité représentative n’est que masquée par une analyse du processus de connaissance « pur » située transcendantalement en amont des contenus, une critique que Marx a retournée de manière matérialiste contre les prémisses nécessairement idéalistes de l’abstraction philosophante [40]. Jusqu’à présent, toutes les tentatives d’une théorie de la connaissance explicitement matérialiste sont restées bloquées dans le dilemme du transcendantalisme. Même la tentative de Habermas d’une médiation historico-philosophique de la raison théorique et pratique kantienne avec elle-même par une matérialisation historique générique du sujet transcendantal à partir de la perspective anthropologique du concept marxien de travail ne peut pas résoudre ce problème [41].

La problématique critique de la connaissance ne révèle sa pleine signification que dans le cadre de la problématique de la philosophie de l’histoire de la théorie critique. La théorie révolutionnaire en tant que théorie révolutionnaire du capitalisme tardif n’a pas encore été élaborée. Il n’est pas encore clair de savoir si elle doit être écrite comme une critique de l’économie politique ou, comme Marcuse le suppose implicitement et Habermas le reprend systématiquement, comme une critique de la technologie politique [42]. La théorie critique tente de thématiser l’appréhension systémique de la société bourgeoise dans son ensemble, modifiée par le capitalisme tardif, les changements qualitatifs dans le rapport entre travail objectivé et travail vivant, valeur d’usage et valeur d’échange, production et circulation, base et superstructure. Les tentatives de reconstruction critique du système de ce type de théorie se situent généralement aux points finaux du développement capitaliste, désignés par Marx et Engels eux-mêmes, dans lesquels ils renvoient au mode de production associé : la théorie de la forme d’entreprise actionnariale et de la scientifisation technologique du système de machines fixé sur le capital qui s’automatise [43]. Ils constatent une dialectique singulière du point de basculement historique. Le rapport-capital semble prolonger sa fin compte tenu de sa possibilité pratique d’abolition. Dans ce contexte, Horkheimer décrit l’étatisation autoritaire croissante de la société, alors que la socialisation des forces productives immanente au capital devient manifeste, comme une dynamique immanente du capitalisme tardif ; Marcuse décrit le caractère unidimensionnel totalitaire des antagonismes sociaux par la mise en œuvre technologique des sciences dans les forces productives en cours d’automatisation. En s’appuyant sur ce dernier, Habermas tente de déterminer de manière analytique l’idéologisation de la rationalité technoscientifique, légitimant le pouvoir, qui caractérise le capitalisme régulé par l’État [44]. Selon son interprétation de Marcuse, cette rationalité entraîne une idéologisation totalitaire de la science et de la technique pour légitimer la domination. Il en tire la base théorique de sa polémique contre les analyses de situation imputées au SDS. Habermas part lui aussi des tendances de développement décrites, il les décrit comme « une augmentation de l’activité interventionniste de l’État, qui doit assurer la stabilité du système, d’une part, et une interdépendance croissante de la recherche et de la technique, qui a fait des sciences la première force productive. Ces deux tendances détruisent la constellation de cadres institutionnels et de sous-systèmes d’action rationnelle par laquelle le capitalisme libéral s’est distingué. Ainsi disparaissent les conditions d’application pertinentes pour l’économie politique dans la version que Marx lui avait donnée à juste titre en ce qui concerne le capitalisme libéral » [45].

Selon Habermas, la tendance à la régulation économique étatique et à la scientifisation technologique de la production supprime la dialectique des rapports de production et des forces productives, de la « base » et de la « superstructure ». Habermas la remplace par la dialectique historiquement plus large et donc moins concrète du « travail » et de « l’interaction ». La dépolitisation de la masse de la population est la conséquence de la décomposition de l’idéologie libérale du « juste échange » d’équivalents qui, dans le capitalisme de compétition, représente la légitimation économique de la domination. La domination et la base économique ne sont plus dans un rapport de justification analysable avec les catégories de Marx ; cette prise de conscience se reflète dans la différenciation habermassienne entre le travail en tant qu’action déterminée par une finalité et l’interaction en tant qu’action communicative, dont la médiation et le rapport au processus de production ne sont pas précisés [46].

L’isolement autoritaire, politique et manipulé de manière technologique des individus les uns par rapport aux autres a potentialisé, avec la décomposition de la circulation sociale, la situation de classe des masses salariées, qui existe en soi, et leur discipline spontanée. La classe des salariés n’a jamais été autant une classe en soi qu’aujourd’hui. En détail, on ne sait pas encore comment se présente la constitution de la situation de classe en soi à travers le rapport structurellement décalé entre la politique et l’économie dans le cadre de la reproduction du rapport d’abstraction de l’ensemble de la société à partir des besoins et des valeurs d’usage qualitativement particuliers. Le maintien de l’antagonisme de classe n’est plus assuré par la base de la sphère de réalisation circulaire du travail abstrait, le marché libre et l’échange égal, mais par « le haut », par l’État autoritaire et la technologie politique. Mais vouloir en conclure que la lutte des classes révolutionnaire, repoussée dans la latence sociale, ne peut plus être actualisée, serait aussi prématuré que de supposer qu’elle peut continuer à se dérouler sous ses anciennes formes.

Habermas tente d’aborder le problème dialectique et marxiste de la transmission théoriquement réfléchie de la pratique dans les conditions historiquement modifiées des sciences individuelles hautement différenciées par la division du travail, en particulier de leurs connaissances spécialisées techniquement réalisables et industriellement exploitables, ainsi que dans le cadre d’une scientifisation croissante de la pratique sociale, en particulier du processus d’automatisation technologiquement planifiable de la production [47].

Mais la réduction de la société à une rationalité techniquement limitée est toujours une apparence, de sorte que Habermas en arrive à une révocation du concept de pratique, surtout lorsqu’il le comprend au sens étroit et systématique du terme comme une orientation de l’action explicitable de manière hermétique dans le réseau de communication quotidien : ce n’est que le différé idéaliste de la pratique matérialiste.

Habermas en demande trop à la théorie : celle-ci n’est pas en mesure de se référer à la totalité dans son ensemble, si ce n’est au travers de ses éléments ; cette référence manquante est un problème qui résulte du fait que la pratique révolutionnaire est exclue chez Habermas. La théorie critique se transforme en un processus de réflexion de l’auto-compréhension des sujets de recherche et d’enseignement, donc des scientifiques, sur la pratique sociale qui leur est proposée, de manière significative sur les présupposés, mais pas sur les conséquences de nature politique et sociale.

Tout se passe comme si Habermas, en discutant de la relation entre les faits et les normes, se repliait sur une problématique transcendantale et philosophique de la constitution ; à la révocation théorétique interne de la pratique révolutionnaire correspond le traitement uniquement théorique de la constitution, qui est plutôt une question de pratique. Le concept de pratique de Habermas se réduit à l’idéalisme de la communication sans contrainte des esprits d’une utopie parlementaire, une société académique globale (unité de la théorie de la science et des objectifs scientifiques). Le modèle d’éclaircissement qui en découle est tout aussi académique : d’abord les Lumières, ensuite l’action. La pratique s’avère ici être une communication objectivée, médiatisée symboliquement par un accord subjectif, une action linguistique de collectifs qui se comprennent et s’entendent. La misère de la théorie critique est son incapacité à poser la question de l’organisation. Cela semble s’être définitivement objectivé chez Habermas et avoir débouché sur une unité naïvement proclamée de la théorie et de la pratique d’une stratégie d’alliance libérale [48].

Hans-Jürgen Krahl, 1968

 

Version en allemand (PDF)


[1] Conçu comme une contribution à l’ouvrage collectif dirigé par Oskar Negt Die Linke antwortet Jürgen Habermas, Francfort 1968. Paru dans Hans-Jürgen Krahl, Konstitution und Klassenkampf. Zur historischen Dialektik von bürgerlicher Emanzipation und proletarischer Revolution. Schriften, Reden und Entwürfe aus den Jahren 1966-1970, Francfort, Verlag Neue Kritik, 1971, 5. veränderte Auflage 2008, p. 251-260.

[2] Dans Hans-Jürgen Krahl, Konstitution und Klassenkampf, op. cit., p. 31-83.

[3] Hans-Georg Backhaus, « Zur Dialektik der Wertform », Dialektik der Wertform. Untersuchungen zur marxschen Ökonomiekritik, ça ira, Freiburg, Vienne, 2018.

[4] Helmut Reichelt Zur logischen Struktur des Kapitalbegriff bei Karl Marx, ça ira, Freiburg, Vienne, 2006.

[5] Hans-Jürgen Krahl, « Der politische Widerspruch in der Kritischen Theorie Adornos » ; article paru dans le Frankfurter Rundschau du 13.8.1969 à l’occasion de la mort d´Adorno. Dans Hans-Jürgen Krahl, Konstitution und Klassenkampf, op. cit., p. 293.

[6] Le Sozialistischer Deutsche Studentenbund (SDS) était une association politique d’étudiants en Allemagne de l’Ouest et à Berlin-Ouest, qui a existé de 1946 à 1970.

[7] Lors d’un teach-in en présence de Habermas et le jour même de la parution de son article « Die Scheinrevolution und ihre Kinder » dans le Frankfurter Rundschau. Dans Hans-Jürgen Krahl, Konstitution und Klassenkampf, op. cit., p. 247-250.

[8] Robert Kurz, Schwarzbuch Kapitalismus. Ein Abgesang auf die Marktwirtschaft, Eichborn, Francfort, 1999, p. 596.

[9] On appelle « Notstandsgesetze » les modifications de la Loi fondamentale qui ont été votées le 30 mai 1968 par le Bundestag allemand et adoptées le 14 juin par le Bundesrat. Elles permettaient au gouvernement allemand de restreindre temporairement ou de suspendre complètement les droits fondamentaux des citoyens. Voir à ce sujet le « Römerbergrede » de Krahl à Francfort du 27 mai 1968, qui commence par ces mots : « La démocratie en Allemagne est à bout ; les lois d’urgence sont sur le point d’être définitivement adoptées ». Hans-Jürgen Krahl, « Römerbergrede », Konstitution und Klassenkampf, op. cit., p. 152-158.

[10] Voir Robert Kurz, Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie. Le problème de la pratique comme éternelle critique tronquée du capitalisme et l’histoire des gauches, Crise & Critique, Albi, 2022, p. 140.

[11] Robert Kurz, Geld ohne Wert, Horlemann, Berlin, 2010, p. 38. « La ˝logique˝ est ici […] moins déterminée en soi comme la logique réelle du capital, que simplement comme celle de la représentation théorique par Marx […] ». Ibid.

[12] Robert Kurz, « Krise und Kritik », Exit! — Krise und Kritik der Warengesellschaft, 10/2012, p. 43.

[13] Robert Kurz, Geld ohne Wert, op. cit., p. 22.

[14] Hans-Jürgen Krahl, « Angaben zur Person », Konstitution und Klassenkampf, op. cit., p. 29.

[15] Ibid.

[16] « Einleitung », Konstitution und Klassenkampf, op. cit., p. 7.  Souligné par nous.

[17] Ibid.

[18] Ibid., p. 9.

[19] Ibid., p. 10. À savoir comme une « doctrine dont les énoncés décrivent la société sous l’angle de sa capacité de changement ». Voir Hans-Jürgen Krahl, « Das Elend der kritischen Theorie eines kritischen Theoretikers », Konstitution und Klassenkampf, op. cit., p. 256.

[20] « Einleitung », Konstitution und Klassenkampf, op. cit., p. 7 et p. 10. Voir aussi Hans-Jürgen Krahl, « Das Elend der kritischen Theorie eines kritischen Theoretikers », op. cit., p. 260: « La misère de la théorie critique est son incapacité à poser la question de l’organisation ».

[21] Robert Kurz, Schwarzbuch Kapitalismus, op. cit., p. 596.

[22] Voir aussi Robert Kurz, Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie, op. cit.

[23] Robert Kurz, Schwarzbuch Kapitalismus, op. cit., p. 596.

[24] Robert Kurz, Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie, op. cit., p. 18.

[25] Voir Hans-Jürgen Krahl, « Das Elend der kritischen Theorie eines kritischen Theoretikers », op. cit.

[26] « Einleitung », Konstitution und Klassenkampf, op. cit., p. 7.

[27] Hans-Jürgen Krahl, « Der politische Widerspruch in der Kritischen Theorie Adornos », op. cit., p. 292.

[28] Hans-Jürgen Krahl, « Antwort auf Jürgen Habermas », Konstitution und Klassenkampf, op. cit.

[29] Voir, à propos de l’accusation de fascisme de gauche, la réponse émue de Habermas à Rudi Dutschke lors du congrès de Hanovre en 1967 dans Der Kongress in Hannover, Berlin 1967, p. 101. Sur la position révisée de Habermas, voir  « Die Scheinrevolution und ihre Kinder », dans Oskar Negt (Hrsg.), Die Linke antwortet Jürgen Habermas, Frankfurt 1968. N.d.T. : Voir aussi Hans-Jürgen Krahl, « Antwort auf Jürgen Habermas », op. cit. : « Il y a un an, Habermas dénonçait comme gaucho-fascisme ce qu’il célèbre aujourd’hui comme ˝l’invention fantaisiste de nouvelles techniques de démonstration˝ ».

[30] Sur le concept de provocation de Habermas tel qu’il l’a défendu contre ses critiques de Francfort, voir Der Kongress in Hannover, p. 75.

[31] Die Linke antwortet Jürgen Habermas, p. 13.

[32] Ibid., Thèse 4, p. 9 et suiv., Thèse 5, p. 12 et suiv.

[33] Ibid., p. 10.

[34] Ibid., p. 13.

[35] Ibid. Thèse 5, p.12.

[36] Ces deux expériences offrent une approche systématique pour présenter le mouvement de protestation étudiant dans des catégories politiques objectives et éviter une réduction socio-psychologique comme le fait Habermas. Cette tentative de présentation systématique a été entreprise par Oskar Negt dans son ouvrage Politik und Protest, Francfort, 1968.

[37] Sartre décrit les conséquences de la bureaucratisation stalinienne sur la théorie dans Marxisme et existentialisme, Paris, Plon, 1962.

[38] Cf. les analyses critiques de l’économie de E. Mandel et E. Altvater.

[39] De même, de nombreux SDSistes méconnaissent, comme Habermas, la contingence nécessaire de la pratique dans les conditions actuelles. Partant de l’expérience frustrante, mais non avouée, que notre pratique se trouve elle-même encore à un niveau d’abstraction relativement élevé et pauvre, tant qu’elle n’a pas encore connu sa concrétisation en théorie classique, ils s’en prennent à la « théorie abstraite » qui ne peut pas encore fournir une concrétisation par elle-même.

[40] Cf. à ce sujet Horkheimer, « Traditionelle und kritische Theorie », dans Kritische Theorie, Bd. 2, Francfort, 1968, et Karl Heinz Haag, Philosophischer Idealismus, Francfort 1967, ainsi que l’Introduction à la phénoménologie de l’esprit de Hegel et l’Introduction aux Grundrisse de la critique de l’économie politique de Marx.

[41] Cf. Habermas, Erkenntnis und Interesse, Francfort, Suhrkamp, 1968.

[42] Cf. Habermas, Technik und Wissenschaft als « Ideologie », Francfort, Suhrkamp, 1968, p. 48 et suiv.

[43] Selon Marx et Engels, la dynamique capitaliste monopoliste vers l’État autoritaire s’explique par le fait que le caractère social des forces productives se manifeste dans une telle mesure qu’il prend un caractère de rupture du système. Les voiles du rapport d’exploitation qui fondent la domination sont déchirés. La concurrence par les prix des monopoles et des oligopoles n’a en effet plus rien de commun avec la libre concurrence d’individus hostiles les uns aux autres ni avec l’échange d’équivalents entre propriétaires de marchandises indifférents les uns aux autres et ayant la même valeur. La force de légitimation sociale de la sphère de circulation, qui fonde l’État de droit libéral et démocratique et les exigences de moralité et de politique qui lui sont liées, se dissout de plus en plus. La sphère de la circulation était autrefois considérée comme l’incarnation du royaume bourgeois de la moralité, dont la dialectique réunissait les égoïsmes individuels concurrents dans une mutualité non violente pour l’intérêt général social de la classe des propriétaires privés. Avec la dépersonnalisation monopolistique du marché et la destruction institutionnalisée de la moralité des masques de caractère des propriétaires individuels de marchandises, le rapport d’exploitation apparaît sans voile. Avec la forme d’entreprise par actions, l’expulsion des capitalistes de la production directe brise déjà l’identité idéologique précaire du travail exploiteur et exploité, car le profit de l’entrepreneur ne peut plus être objectivé en salaire du travail. Au fur et à mesure que la concentration progresse, la liberté ambivalente du travailleur libre est détruite, et avec elle le camouflage contractuel de la relation de travail. L’idéologie politique de l’État, introduite dans la sphère de production, est nécessaire pour maintenir le rapport d’exploitation. Les instruments centraux pour cela sont la réforme sociale autoritaire, la politique tarifaire syndicale et le droit du travail interne à l’entreprise (voir Karl Korsch, Arbeitsrecht für Betriebsräte, Francfort, Europäische Verlagsanstalt, 1968). La dialectique de la réforme sociale et de la révolution correspond à l’inconscience et à l’apathie des masses, atteintes par les interventions de l’État. La transformation de l’État de droit libéral en État social autoritaire rend possible, selon la tendance, le passage à l’état d’exception sans rupture de légitimité juridico-politique ; de même, il ne faut pas s’attendre à ce qu’une « indignation » publique générale se produise lors d’une prise de pouvoir rampante des institutions étatiques, qui pourrait alors se développer en une action solidaire et politiquement consciente des masses opprimées.

[44] Cf. Habermas, Technik und Wissenschaft als « Ideologie », op. cit., p. 48 et suiv. Le cadre de référence des catégories fondamentales proposé par Habermas, au sein duquel il veut comprendre en totalité la formation sociale capitaliste tardive, en critiquant le concept de rationalité de Max Weber et en faisant une méta-critique de la théorie de la technologie de Herbert Marcuse, n’est pas discuté ici.

[45] Ibid., p. 74.

[46] Complément de l’éditeur d’après des fragments non exécutés (note de l’éditeur).

[47] Cf. la thèse de Serge Mailet (La nouvelle classe ouvrière, Paris, Éditions du Seuil,1963), selon laquelle, d’une part, dans les conditions du capitalisme tardif, l’automatisation doit être systématiquement retardée, car la réduction du capital vivant crée le problème du chômage technologique et freine ainsi l’écoulement des produits, ceci dans le cadre de l’augmentation constante des besoins – et selon laquelle, d’autre part, le mécanisme de la concurrence une rationalisation constante de la production immédiate.

[48] Le manuscrit s’interrompt ici (note de l’éditeur).

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