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Réponse de Sandrine Aumercier à Bertrand Louart

à propos de Le Mur énergétique du capital

 

  Suite à la parution récente du livre de Sandrine Aumercier intitulé Le Mur énergétique du capital. Contribution au problème des critères de dépassement du capitalisme du point de vue de la critique des technologies (éditions Crise & Critique, 2021), Bertrand Louart, sous le pseudonyme de Jacques Hardeau, a proposé sur les réseaux sociaux une recension informelle de cet ouvrage pour nous faire part de ses remarques (voir le texte ci-dessous). Il est l'auteur dernièrement de Réappropriation, jalons pour sortir de l’impasse industrielle (Lenteur) et figure désormais parmi les nouvelles égéries d'un magazine de dangereux révolutionnaires du nom de Socialter. Pour le situer plus précisément, il oeuvre dans la perspective de l'alternativisme anti-industriel. Dans ses notes de lecture, imputant une prétendue absence de reconnaissance d'héritage à la géniale critique anti-industrielle qui aurait tout dit depuis 1934, notre lecteur commet le contre-sens de faire passer la position de l'examen au cas par cas des technologies partagée par l'Encyclopédie des Nuisances, Illich, Mumford et certains auteurs de la critique de la valeur-dissociation, pour celle de l'autrice. Devant tant d'incompréhensions, l'autrice, contactée sur l'insistance de notre lecteur, nous a transmis la réponse suivante. On trouvera par ailleurs une présentation du contenu de l'ouvrage en question par l'autrice lors d'une rencontre au local Mille Bâbords à Marseille : « Il n'y a aucune solution à la crise énergétique »

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Commentaire du Mur énergétique par Bertrand Louart :

 

Voici quelques commentaires très personnels suite à la lecture du livre d'Aumercier.

En ouverture de l’introduction Aumercier souligne à juste titre :

« Le vieil optimisme de la pensée marxiste comptant sur le développement des forces productives pour libérer la société du travail ne connaît quasiment pas d’exception. » (p. 13)

Mais on lit avec un certain étonnement à la page 266 :

« La proposition d’un tel inventaire n’est certes pas propre à Norbert Trenkle ou à Robert Kurz [sans blague !; cf. S. Weil, 1934 ou EdN, 1984], on la retrouve chez de nombreux critiques de la technologie à la recherche d’un critère objectif permettant de départager les technologies à conserver et à rejeter. En l’absence de critique radicale des fondements de la reproduction capitaliste, de tels critères ressemblent généralement chez les critiques de la technique à des appels au bon sens et à la dénonciation de la démesure ; les techniques émancipatrices renvoient volontiers aux préférences de l’auteur. »

Autrement dit, tout ce qui n’est pas formulé dans le jargon de la WertKritik n’est que subjectivisme petit-bourgeois. Il est vraiment plaisant de constater que les marxistes commencent enfin à voir où est le début du problème avec la technologie – à savoir que les machines ne tombent pas du ciel, mais qu’il faut aussi les produire et les faire tourner ; on est matérialiste ou on ne l’est pas ! –, ils commencent par faire du passé table rase : avant eux personne n’avait rien compris à rien et tous ceux qui, en leur temps et à leur heure, se sont exprimés là-dessus ne l’on donc fait non pas par des analyses argumentées basées sur des constatations objectives, mais seulement pour exprimer des « préférences personnelles » sur la base de vagues indignations morales...

Aux poubelles de l’histoire deux siècles de technocritique ! Dégagez-moi ça, qu’on en parle plus !

Ensuite, Aumercier nous fait marner pendant des pages et des pages à la recherche de ce fameux « critère objectif » qu'elle seule, en tant que marxiste détentrice de la vraie « critique radicale des fondements de la reproduction capitaliste », est manifestement capable d’établir en toute objectivité. Et elle en arrive à la conclusion vraiment extraordinaire :

« C’est bien plutôt le rapport social qui constitue le critère ultime d’une critique de la technologie et du dépassement pratique » (p. 289).

Or, dès 1934, on avait déjà abouti à cette conclusion :

« Il s’agirait donc de séparer, dans la civilisation actuelle, ce qui appartient de droit à l’homme considéré comme individu et ce qui est de nature à fournir des armes contre lui à la collectivité, tout en cherchant les moyens de développer les premiers éléments au détriment des seconds. »

Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934.

Mais il est vrai que ce n’est pas formulé dans l’inénarrable jargon marxiste de la WertKritik, donc c’est nul et non avenu.

En cela Aumercier s'inscrit dans les pas d’un Norbert Trenkle qui faisait la leçon à Jaime Semprun :

« Une société libérée devra examiner à chaque fois concrètement la technologie et la science que le capitalisme a engendrées sous une forme fétichiste et largement destructive pour savoir si, et dans quelle mesure, elles pourront ou non être transformées et développées pour le bien de tous. […] Donner à ce propos a priori des critères généraux est impossible. […] Ce sera alors en fonction de divers critères qualitatifs, sensibles et esthétiques qu’ils décideront ce qu’ils acceptent et ce qu’ils refusent. »

Notre théoricien sait-il qu’il vient-là de formuler le programme que la revue Encyclopédie des Nuisances s’était précisément proposée d’entreprendre 20 ans auparavant ?

« Nous nous attacherons à explorer méthodiquement le possible refoulé en faisant l’inventaire exact de ce qui, dans les immenses moyens accumulés, pourrait servir à une vie plus libre, et de ce qui ne pourra jamais servir qu’à la perpétuation de l’oppression. »

Revue Encyclopédie des Nuisances n°1, “Discours préliminaire”, novembre 1984.

Seulement, les « encyclopédistes » n’ont pas attendu les bras croisés qu’une société libre advienne pour juger sur pièces, et justement « en fonction de divers critères qualitatifs, sensibles et esthétiques », la production marchande et industrielle. Et le « critère général » à l’aune duquel ils ont formulés ce jugement « a priori impossible », n’est autre que « le projet d’émancipation totale né avec les luttes du prolétariat du XIXe siècle » que le théoricien Trenkle a semble-t-il totalement perdu de vue.

Bref, la cuistrerie sans limites de l'engeance marxiste a du mal à passer...

B. Louart

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Réponse de Sandrine Aumercier à Bertrand Louart

Monsieur Louart,
Je n´ai pas lu vos livres et ne connais de vous que l´entretien que vous avez eu avec Nicolas Casaux en 2020, qui m´avait paru perpétuer l´illusion d´un « inventaire » des techniques que je critique. De ce point de vue, j´ai l´impression que vous n´avez pas compris mon propos et que dénoncer mon « jargon » vous épargne d´essayer d´entrer dans mon argumentation. Vous aurez remarqué que je cite dans mon livre des auteurs de la critique de la valeur, de la critique anti-industrielle et de la critique des technologies QUI ONT EN COMMUN de croire qu´il serait possible, une fois débarrassé du capitalisme, de déterminer les « bonnes » techniques à conserver et les « mauvaises » à rejeter. Exactement les références que vous citez aussi. Or la notion de « réappropriation » est à mon sens problématique. Elle suppose certes une expropriation à faire cesser, mais elle suppose aussi quelque chose d´intact à récupérer. Il y a une sorte d´idéalisation de quelque chose qui serait authentique (le bon travail, le bon outil, le bon usage, les bons savoirs, les bonnes gens, etc.) et qui aurait été perverti par la société. Dans cette vision, le mal c´est toujours les autres. Ça ne tient pas la route, nous sommes de part en part formés par la société de marchandise, même quand nous la critiquons et c´est pourquoi la critique ne peut être qu´immanente sans pour autant céder sur la pointe (Robert Kurz insiste là-dessus à juste raison). Je déments qu´il soit possible d´opérer un inventaire des technologies dans la perspective d´un dépassement du capitalisme et je conteste aussi qu´il soit possible de parvenir sur ce point à un accord « démocratique ». Il pourrait certainement subsister des trucs épars et des connaissances avec lesquels une société post-capitaliste pourrait bricoler quelque chose de nouveau. Je ne pense pas que cela ressemblerait un tant soit peu à ce à ce que nous connaissons aujourd´hui. Mais je ne pense pas que ce serait l´affaire d´un choix éclairé et concerté, ou bien ce serait (une fois de plus) un choix effectué sur la base d´une expertise élitiste et déconnectée, une nouvelle dépossession. Nicolas Casaux vous a relancé exactement sur cette question dans l´entretien cité et vous avez à mon sens magistralement contourné cette objection (il se peut que votre dernier livre défende autre chose, je vous répète que je ne l´ai pas lu, et pour ce qui est des positions de Casaux, je ne les discute pas ici). Votre défense d´un outil simple et robuste nécessitant une sorte d´industrie de proximité me semble faire l´impasse sur l´intégralité de l´infrastructure et le problème sous-jacent et insoluble de l´énergie. Il ne faudrait pas trop idéaliser notre propre activité, sous le capitalisme tout est contaminé ! Ne me faites pas croire que votre petit panneau solaire va sauver le monde. Lorsqu´on met un seul doigt dans l´engrenage, on est foutu. Pour fabriquer une petite machine, il faut une autre machine, pour fabriquer cette autre machine il faut des matériaux géographiquement dispersés ; pour les extraire et les transformer, encore d´autres machines ; pour les distribuer, il faut des transports motorisés, pour faire tourner le tout il faut des quantités phénoménales d´énergie, nécessitant elle-même des infrastructures voraces, etc. Je n´ai quand même pas besoin de vous faire des dessins. Il est impossible d´en découper un petit morceau. Une petite machine, dans ce contexte, ÇA N´EXISTE PAS. C´est une espèce de projection faussement rassurante permise par notre habitude de penser d´une manière préformée par l´individualisme méthodologique, qui isole mentalement la gentille petite machine qu´on a sous la main et la pare de toutes les vertus que détruit le grand méchant système. Vous contournez cette objection en vous accrochant à votre outil convivial, mais je ne crois pas que ce soit tenable sans une bonne dose de subjectivisme égocentrique, qui fonctionne sur le principe : « Parce que moi je suis raisonnable et je connais les bonnes limites, tout le monde n´a qu´à être comme moi et tout ira bien. » Je ne vois pas ce qui permet de penser qu´on est plus raisonnable et éclairé que la moyenne ni que tout le monde doit suivre le même raisonnement que soi. En tout cas, je fais tous les jours l´expérience du contraire. Personne n´est capable de dire, une fois le doigt mis dans l´engrenage industriel et capitaliste, où doit se situer la « bonne limite ». Il y aura toujours quelqu´un pour dire que si on a déjà cette petite machine, là, il nous faut aussi cette autre petite machine, qui est très utile aussi, etc. On pourra s´écharper là-dessus jusqu´à la fin des temps. Votre référence à l´efficacité de certaines machines-outils que vous utilisez en menuiserie pour épargner un effort pénible est tout à fait convaincante (je n´ai pas une dent personnelle contre la machine et je n´ai pas une vocation à scier le bois à la main), mais il n´en reste pas moins qu´elle ne répond pas à ces questions et reste déterminée par des considérations instrumentales qui sont elles-mêmes issues du capitalisme. Et comme déjà dit, je conteste radicalement qu´il soit possible d´obtenir un accord démocratique là-dessus. Il y a là-dedans un fond d´autoritarisme habillé de beaux principes purement idéaux, qui prétend que si seulement tout le monde pouvait participer à la décision, alors le monde irait mieux. Je n´y crois pas. Je ne peux pas décider quelque chose de sensé concernant des produits, des matériaux, des flux, des activités qui dépassent mon horizon et avec lesquels je n´ai qu´un rapport instrumental. Je suis toutefois d´accord avec vous sur le fait que le « marxisme » traditionnel et productiviste s´est fourvoyé sur ce point et c´est bien pour cela et quelques autres raisons que je m´en suis éloignée pendant très longtemps, après avoir fréquenté justement des « marxistes » tels que vous semblez les détester autant que moi. Néanmoins, j´ai persisté pendant toutes ces années à me poser la question posée plus haut : pourquoi dans la modernité, et elle seule, on est condamné à une illimitation de principe, un tonneau percé, et pourquoi toute considération de limite est forcément vaine et réactionnaire ? Eh bien, sur cette question, je dois dire qu´aucune des réponses apportées par les différents moralistes de service, y compris les anti-industriels, ne m´a convaincue. Ils ne font que dénoncer, dénoncer, dénoncer. C´est la spécialité de PMO par exemple. Mais on ne dit jamais rigoureusement pourquoi et comment les choses fonctionnent ainsi. C´est une sorte de vision vaseuse du « capitalisme » : un peu de domination, un peu d´exploitation et un peu de mégalomanie, et ça nous donne le « capitalisme ». Cette approche est incapable d´expliquer de quoi on parle en fait. Et là je dois dire que revenir à Marx et à son interprétation par la Wertkritik a en effet été pour moi le moyen de répondre enfin à certaines questions restées en suspens, ce qui ne veut pas dire qu´on a réponse à tout. L´accumulation sans fin est au cœur de ce mode de production, elle est son moteur, et si l´on veut s´en débarrasser, alors ce ne peut être qu´entièrement et sans chercher à « sauver les meubles » (probablement même pas les meubles fabriqués avec vos chers outils en acier). Et si l´on prétend s´en débarrasser ou du moins le critiquer, il est essentiel de commencer par pénétrer son fonctionnement avant de le dénoncer du haut de notre indignation petite-bourgeoise. Il y a donc aussi quelque chose à mettre en cause de notre position subjective (la belle âme, comme disait Hegel). Dans ce contexte, personne ne peut prétendre avoir la « bonne théorie », on n´est pas dans la recherche d´un évangile, par contre il est indéniable qu´il y a des théories qui répondent mieux que d´autres aux questions qu´on leur adresse ! Toutes les théories ne se valent pas. Il ne suffit pas d´être contre quelque chose pour l´avoir théorisé d´une manière qui fasse avancer la critique. Si vous trouvez que votre approche est solide, alors vous devez répondre aux objections faites ici et ailleurs, sinon c´est une simple opinion. Quant à me taxer de « marxiste », vous faîtes erreur, je ne suis pas plus marxiste que Marx lui-même, qui a un jour écrit qu´il ne l´était pas. Il s´agit pour moi de comprendre le système dans lequel je vis et non pas de me cacher derrière des noms. Si Marx peut m´aider dans cet effort, merci, je prends, mais je n´ai vraiment pas besoin d´une « identité ».
Sandrine Aumercier, 18 juillet 2022

 

Tag(s) : #Recensions & Notes de lectures
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