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Recension

 Anselm Jappe, Sous le soleil noir du capital. Chroniques d'une ère de ténèbres, Albi, Crise & Critique, coll. « Palim psao », 2021, 457 p.

Olivier Bélanger-Duchesneau

Le dernier recueil d’articles du théoricien critique Anselm Jappe, intitulé Sous le soleil noir du capital, rassemble un nombre important de textes écrits par l’auteur durant les dix dernières années, publiés dans différentes revues. Dans cet ouvrage, Jappe poursuit une tâche critique d’envergure, menée depuis le début des années 1990 : participer au développement d’« une critique véritable du capitalisme » qui est « nécessairement une critique autant du capital que du travail » (p. 9). En effet, c’est bien dans l’horizon théorique de la « critique de la valeur » (Wertkritik en allemand) que s’inscrit cet ouvrage, courant anticapitaliste d’inspiration marxienne (et non « marxiste ») dont Jappe est le principal représentant dans le monde francophone.

Le livre est séparé en deux parties : la première est entièrement consacrée à la théorie du capitalisme, qui relève intégralement du projet intellectuel de la Wertkritik, alors que la seconde comporte un ensemble d’articles s’attardant sur des thèmes particuliers, qu’ils soient relatifs à l’actualité (mouvements sociaux, violences policières, GPA, etc.) ou d’ordre plutôt théorique (romantisme révolutionnaire, progressisme, commentaire d’auteurs).

Le texte d’introduction de la première partie (p. 39-85) brosse un portrait très complet de l’histoire de la critique de la valeur, originaire d’Allemagne (Nuremberg) et dont Robert Kurz est le fondateur. Développé dès 1990 dans la revue Krisis (auparavant Marxistische Kritik), ce courant théorique s’affirme comme une critique radicale des catégories de base du capital, à distance du marxisme traditionnel et des milieux universitaires (p. 43). En effet, c’est notamment contre la captation de l’anticapitalisme par le marxisme « vulgaire » caractérisant le communisme soviétique (qui représente en fait selon Kurz une « modernisation de rattrapage »), mais aussi plus généralement contre les apories du marxisme en tant que tel, que s’élabore la critique de la valeur, qui « prétendait reprendre la réflexion presque à partir de zéro avec les seules armes de la critique de l’économie politique de Marx » (p. 44-45). Le cœur de l’entreprise de la critique de la valeur réside précisément dans le fait qu’elle ne voit pas dans la lutte des classes le noyau du capitalisme (où s’opposeraient les forces productives aux détenteurs des moyens de production), mais plutôt dans le travail lui-même, qui est, sous ce régime social, divisé en deux côtés : concret (à partir duquel se dégage la « valeur d’usage ») et abstrait (soit comme « simple dépense de temps de travail, d’énergie humaine », p. 53). Or, c’est ce côté abstrait du travail, purement quantitatif, qui synthétise l’agir social sous le capitalisme, et qui constitue la valeur, « abstraction réelle » (p. 54) qui s’incarne également dans la marchandise et l’argent, les catégories basales du capital. En effet, c’est en portant le point focal sur ce que Marx a nommé le fétichisme de la marchandise que se précise l’entreprise de la Wertkritik, ce qui constitue selon Kurz le côté « ésotérique » de l’œuvre marxienne, à distinguer de sa dimension « exotérique », la plus connue, qui peut se comprendre comme « une théorie de la modernisation [qui] se réf[ère] de façon affirmative aux catégories de la société capitaliste, qui elle-même est considérée comme une étape historique transitoire et nécessaire vers la société communiste » (p. 47)). Contre ce matérialisme historique qui marquera un marxisme dont le caractère contestataire reste, selon ces théoriciens, immanent au capitalisme, la critique de la valeur entend prendre à la racine ce mode de production fondé sur un type spécifique de richesse (le travail abstrait) foncièrement indifférent à ses déterminations qualitatives, et qui a la particularité – c’est là encore une thèse de Kurz – de pousser toujours vers une « dévalorisation » de la richesse capitaliste créée, car l’augmentation continuelle des impératifs sociaux de croissance implique un constante injection de technologies de production (le « travail mort ») qui font baisser la valeur du travail vivant. Face à cette dynamique mortifère, la financiarisation néolibérale du capitalisme doit surtout être interprétée comme une « béquille » pour ce système économique, où la massification du crédit permet surtout de « simuler la poursuite de l’accumulation » et d’éviter, par le fait même, l’effondrement total (p. 63).

La « critique catégorielle » (p. 71) de la Wertkritik entend donc penser le capitalisme comme une totalité, fétichisée à partir du procès d’abstraction des fondements concrets de la production, qui s’incarne dans l’argent, forme de médiation sociale à critiquer, selon Jappe, dans son essence même (p. 111-128). Comme « totalité brisée » (p. 78), la société capitaliste génère aussi son « Autre », la sphère non marchande, historiquement occupée par les femmes. Pour penser cette dialectique, s’est développée au sein de la Wertkritik une « critique de la valeur-dissociation » (p. 75), menée principalement par Roswitha Scholz, qui entend rendre compte de l’articulation entre travail abstrait et domination de genre.

Ainsi, l’objectif de la relecture de Marx proposée par la critique de la valeur[1] affirme la nécessité pour l’anticapitalisme de « changer de cheval » (p. 87-94), soit d’abandonner le « sujet révolutionnaire » qu’était censé incarner le prolétariat pour lui substituer une analyse plus substantielle de la domination du capital, car une conception personnalisante de ce système, en plus de passer à côté de sa profondeur et de sa complexité (le fait que la vie de chacun est aliénée sous le joug de la valeur), peut déboucher sur des réactions « populistes » se présentant comme une chasse aux spéculateurs et autres figures des « coupables » (p. 106-107), qui ne sont en fait que le symptôme d’un ordre économique qui les dépasse structurellement.

Le dernier chapitre de cette section théorique, tiré de la thèse de doctorat de Jappe, s’intéresse au concept de fétichisme chez deux penseurs marxistes (hétérodoxes) d’envergure : Theodor Adorno et Georg Lukacs. L’insertion de ce texte dans le recueil permet d’éclairer un peu mieux les influences des théoriciens de la critique de la valeur, qui voient dans les œuvres d’Adorno et de Lukacs des précurseurs pour une analyse du capitalisme comme système impersonnel de domination, mais qui portent chacune des insuffisances : la tendance à la naturalisation de la logique de l’échange chez le premier (p. 189), ainsi que l’ontologisation de la catégorie travail chez le second (p. 224).

La seconde partie, plus hétéroclite, propose une application de cette théorie générale de la domination capitaliste à l’actualité, comme c’est le cas, par exemple, dans le texte sur la multiplication des tueries dans les écoles (p. 265-269). Ce phénomène est l’occasion pour Jappe de tracer un parallèle entre pulsion de mort subjective et autoréférentialité du capital, et donc d’ouvrir sur une étude du type de subjectivité que le système capitaliste génère, vraisemblablement mortifère[2]. Cet intérêt pour les mutations anthropologiques qu’opère le régime de la valeur se manifeste à plusieurs reprises dans cette section : un article sur Sade entend montrer comment l’œuvre de celui-ci est l’expression littéraire d’un « désir d’illimité » (p. 284) qui s’enracine dans la logique capitaliste, de même qu’il s’adonne à l’étude des figures du bandit dans la culture de masse (p. 293-311).

Si le capitalisme développe effectivement sa propre culture, industrielle et spectaculaire, il est logique que se voit mise à mal « l’aura des anciens musées » (p. 323-333), que l’art soit « normalisé » (p. 335-345) sous le principe d’une transgression puérile des codes, de même que le ressentiment soit instrumentalisé, de Louis-Ferdinand Céline au vidéoclip, dans l’objectif de susciter les émotions du consommateur (p. 313-322). L’analyse des effets du capitalisme postmoderne sur la culture amène également Jappe à considérer, dans des articles particulièrement incisifs, le caractère insidieux d’un certain progressisme, qui chante les louanges de la procréation assistée (p. 427-436), et qui favorise l’utilisation des nouvelles technologies comme substitut à l’éducation (p. 437-457), ce qui participe à reproduire d’autres formes de domination et même, dans le dernier cas, à attaquer directement la capacité d’imagination des enfants (p. 447).

D’autres textes sont plus directement politiques : Jappe fait par exemple l’éloge des zadistes, qui s’opposent à la colonisation continue du développement capitaliste ; il ne s’étonne pas des violences policières contemporaines (p. 257-263) et refuse, dans une perspective résolument anarchiste, toute forme de politique menée à l’intérieur du système électoral, considérée comme au service du capital (p. 256). Cette sensibilité libertaire l’amène à entrer en dialogue critique avec les partisans de la « simplicité volontaire » (p.393-413), qui ont la qualité de remettre en question le mode de vie capitaliste, mais oublient le caractère double du travail sous ce système (p. 407). Il s’agit en fait, selon l’auteur, de la même aporie qui loge dans le romantisme révolutionnaire (p. 347-363) : ce courant, à l’exception notable de William Morris (auquel l’auteur consacre un texte élogieux p. 365-382), tend à limiter le capitalisme à la sphère de la circulation, sans remettre en question la logique même de la production (p. 362), ce qui doit être pourtant, selon Jappe, le cœur de la critique de ce système.

Globalement, cet ouvrage d’Anselm Jappe représente une bonne introduction à la critique de la valeur pour celui ou celle qui souhaite découvrir ce courant, mais le lecteur familier à ce cadre théorique pourrait être rebuté par les répétitions, dans une première partie qui n’intègre pas d’apports significatifs par rapport aux travaux antérieurs. Cela dit, la seconde moitié du livre propose plusieurs analyses stimulantes de phénomènes socioculturels contemporains, rappelant par le fait même que le capitalisme est bien plus qu’un système économique, mais une véritable manière d’être en société.

Olivier Bélanger-Duchesneau

Source : Liens socio.

 

[1] Objectif théorique élaboré plus en profondeur dans un certain nombre d’ouvrages disponibles en français, notamment Robert Kurz, Lire Marx, Paris, La Balustrade, 2013, La substance du capital, Paris, L’Échappée, 2019, ainsi que Anselm Jappe, Les aventures de la marchandise, Paris, La Découverte, 2017.

[2] Étude développée plus en détail par l’auteur dans un autre ouvrage. Anselm Jappe, La Société autophage, Paris, La Découverte, 2017.

Tag(s) : #Recensions & Notes de lectures
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