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Le Capital, époque de la domination abstraite

Comparaison du rapport entre l’objectivation et l’aliénation dans les Manuscrits de 1844 et Le Capital de Marx

*

Arnaud Theurillat-Cloutier

Résumé

   Karl Marx (1818-1883) a consacré son œuvre à l’explicitation d’une philosophie sociale du capitalisme et de son dépassement. Ce mémoire cherche à rendre compte de la spécificité de la domination capitaliste au travers du prisme des concepts d’objectivation et d’aliénation. Après avoir éclairé leurs sources chez Hegel et Feuerbach, nous défendons l’idée qu’il faut lire de façon plurielle le concept d’objectivation dans les Manuscrits de 1844, afin de saisir la constitution de l’objectivité par les médiations sociales et historiques. Des Manuscrits de 1844 au Capital, l’aliénation est alors comprise comme la domination d’une abstraction réelle, médiation sociale à laquelle les êtres humains ont remis la régulation de leurs rapports sociaux. 

Mots-Clés : Objectivation ; Aliénation ; Capitalisme ; Sujet-Objet ; Ontologie sociale ; Marx ; Hegel ; Feuerbach.

Introduction

   Pour survivre, il faut travailler [2]. Voilà peut-être la plus évidente nécessité de notre condition. Mais une telle évidence, apparemment première et dont la compréhension est pour chacun d’entre nous immédiate est-elle pour autant sans présupposition (Voraussetzungslos) ? La réponse à cette question ne peut être unilatérale. D’une part, en effet, notre constitution « naturelle » exige que nous accomplissions certains actes visant à la satisfaction de nos besoins. Ce précepte peut ainsi se comprendre comme une nécessité « naturelle » sans autre présupposition, si ce n’est le maintien de la vie elle-même. Mais en même temps, que ce soit le « travail » comme catégorie générale qui accomplisse cette médiation entre nos besoins et leur satisfaction relève d’une nécessité sociale propre à la formation historique du capitalisme. Ainsi, la nécessité naturelle voile ici la spécificité du travail producteur de marchandises : elle masque – entre autres – le fait que le travail, dans sa forme historiquement spécifique au capitalisme, ne crée pas des produits qui seront immédiatement consommés par leur producteur, mais est le moyen d’obtenir de l’argent et ultimement des marchandises que d’autres ont produites. Bref, par le travail, on produit ce qu’on ne consomme pas, moyen socialement – et paradoxalement – nécessaire à la satisfaction de nos besoins. Ainsi, le travail n’est pas une activité générale, mais un rapport social [3].

   Notre évidence de départ – que la survie est liée au travail – semble donc être à la fois « vraie » et « fausse ». La dimension duale de cette nécessité témoigne de la spécificité des rapports sociaux sous le capitalisme, comme le remarque Marx dans Le Capital. Brièvement résumée, la thèse du fétichisme de la marchandise consiste en effet à affirmer que la particularité des rapports sociaux capitalistes réside dans leur détermination objective. Contrairement aux rapports  personnalisés du féodalisme, il semble que le caractère inédit du capitalisme dépende du fait que « désormais les individus sont dominés par des abstractions [Abstraktionen], alors qu’antérieurement ils dépendaient les uns des autres [4] ». La dimension « métaphysique » de la marchandise fait en sorte que les rapports des producteurs prennent la forme de « rapports sociaux entre des choses impersonnelles [5] ». La régulation sociale s’opère donc de manière objective, c’est-à-dire par un rapport entre des choses, des marchandises qui semblent intrinsèquement être dotées d’une valeur. La forme-marchandise est donc elle aussi à la fois « vraie » et « fausse » : elle est « vraie » en ce qu’elle opère véritablement (wirklich) la régulation sociale selon des mécanismes objectifs [6] , mais elle est « fausse » en ce que sa dimension précisément objective masque sa constitution historique par l’agir humain – et ainsi la possibilité de son dépassement. L’objectivité sous sa forme de fétiche masque le processus d’objectivation de sa genèse et de sa reproduction. Elle est une forme des rapports sociaux qui, paradoxalement, voile sa nature sociale et historique, une seconde nature qui s’identifie immédiatement à la première nature. La société capitaliste s’est imposée par la profanation des qualités sacrées [7] , mais le grand nivellement provoqué par la marchandise s’est finalement payé de la sacralisation de cette forme même, engendrant un nouveau type d’opacité.

   La condition humaine sous le capitalisme se pose comme une énigme historique : comment se fait-il que les hommes soient dominés par des « abstractions » ou encore que les « rapports matériels [soient] maîtres des individus [8] » ? Le paradoxe se manifeste encore plus clairement lorsque l’on considère que ces rapports matériels (exprimés par des abstractions) sont les objectivations mêmes des individus. Autrement dit, dans la production capitaliste, l’homme « est dominé par une fabrication de sa propre main [9] ». L’économiste allemand Johann Heinrich von Thünen, cité dans Le Capital, a très habilement résumé ce problème : « comment l’ouvrier, qui est le maître du capital – puisqu’il est son créateur – a-t-il pu devenir son esclave ? [10] » Voilà peut-être tout l’enjeu de la compréhension de l’aliénation capitaliste.

   Or, il semble que la résolution de cette énigme ne puisse faire l’économie d’une recherche sur la distinction conceptuelle entre l’aliénation (Entfremdung) et l’objectivation (Vergegenständlichung). À ce titre, il nous paraît significatif que Marx inaugure sa critique de l’économie politique en faisant valoir, contre Hegel, la distinction entre ces deux concepts. Dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, c’est en effet précisément en affirmant que l’objectivation n’est pas nécessairement aliénante que Marx dégage l’espace conceptuel nécessaire pour saisir la spécificité de l’aliénation dans le travail sous sa forme capitaliste. En revanche, à l’autre extrême de sa critique de l’économie politique, dans le premier livre du Capital publié en 1867, il semble, comme nous venons de le voir, que Marx revienne implicitement sur cet enjeu. Comme le suggère Moishe Postone, l’objectivation paraît s’identifier, dans Le Capital, complètement à l’aliénation, dans la mesure où ce qui est objectivé ce sont les rapports sociaux eux-mêmes [11]. Comment expliquer ce changement de position, si tant est qu’il en soit bel et bien un ? Quelles sont les raisons philosophiques profondes de ce retournement ? La différence réside-t-elle dans ce qui est objectivé ? Faut-il distinguer plusieurs formes d’objectivation dont certaines seraient aliénantes ? L’objectivation porte-t-elle intrinsèquement et inévitablement en elle la possibilité de l’aliénation ? Le fétichisme est-il lui-même une forme d’objectivation ?

   Cette problématique ne peut être résolue que par une analyse des diverses conceptualisations de l’objectivation dans leur rapport à celle(s) de l’aliénation. Au-delà de la question de la continuité ou de la rupture conceptuelle dans l’œuvre de Marx [12], cette recherche nous paraît susceptible d’éclairer le paradoxe qui est bien le nôtre, soit celui de notre domination abstraite par le Capital ou, autrement dit, le fait que nous soyons – du moins en partie – « responsables » de notre propre assujettissement [13] et qu’il nous paraisse ainsi « naturel » de devoir travailler pour survivre. Dans un premier temps, nous chercherons à retracer les sources philosophiques des concepts d’objectivation et d’aliénation. Ce détour par l’histoire de la philosophie nous permettra de mieux apprécier la contribution de Marx à ce débat. Par la suite, nous procéderons à la reconstruction de la position de Marx élaborée dans les Manuscrits de 1844 en proposant une lecture de l’aliénation à partir d’une compréhension préalable de l’objectivation. Enfin, nous conclurons sur la transformation de ces catégories dans le premier livre du Capital, à l’aune des problèmes soulevés par le fétichisme. Par cette brève exploration philosophique, nous cultivons le souhait d’éclairer des phénomènes sociaux contemporains avec une lumière nouvelle, au-delà d’une modeste contribution à l’histoire de la philosophie ou à l’exégèse « marxologique ». Si la philosophie est bien « fille de la Cité [14] », qu’elle honore alors sa responsabilité envers sa propre mère et les aspirations qu’elle a portées à travers l’histoire.

***

L'intégralité du texte se trouve dans le fichier suivant 
 

Notes

1 Cité dans : Karl Marx, Le Capital, livre premier, trad. par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, PUF, 1993, p. 549.

2 Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale : une réinterprétation de la théorie critique de Marx, trad. par Olivier Galtier et Luc Mercier, Paris, Mille et une nuits, 2009, p. 241.

3 Antoine Artous, Marx et le fétichisme : le marxisme comme théorie critique, Paris, Syllepse, 2006, p. 195.

4 Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », trad. par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Éditions sociales, 2011, p. 123.

5 Le Capital, livre premier, p. 84.

6 Remarquons à ce titre que le soi-disant matérialisme de Marx est beaucoup plus subtil que certains veulent (ou ont voulu) le faire croire, au premier chef ceux qui se sont réclamés être les héritiers légitimes de Marx – je veux parler ici des partisans du marxisme « traditionnel » ou « orthodoxe ». Paradoxalement, la philosophie de Marx semble être un matérialisme sans matière ou plus précisément un matérialisme des formes des rapports sociaux : « la matière, ce sont les formes des rapports sociaux » (Postone, Temps, travail et domination sociale : une réinterprétation de la théorie critique de Marx, p. 254.). Avec la thèse sur le fétichisme, il devient tout à fait transparent que le matérialisme de Marx n’est pas un réductionnisme physico-biologique, ni même un réductionnisme qui affirmerait que toute réalité est “travail”, mais intègre comme essentiel la dimension représentationnelle au sein même de l’objectivité sociale : « [...] le phénomène du fétichisme ne relève pas d’une simple illusion de conscience – individuelle ou collective –, il ne renvoie pas seulement à l’apparence des rapports sociaux, à la surface des choses, il traduit le mode d’existence des rapports de production capitalistes, leur forme sociale objective. » (Artous, Marx et le fétichisme : le marxisme comme théorie critique, p. 21.)

7 « Tout devient vénal, tout peut s’acheter. La circulation devient la grande cornue sociale dans laquelle tout vient atterrir afin d’en ressortir cristal monétaire. Rien ne résiste à cette alchimie, pas même les saints ossements et moins encore les moins ordinaires res sacrosanctae, extra commercium hominum. » Marx, Le Capital, livre premier, p. 149. « La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités tenues jusqu’ici pour vénérable et considérées avec une piété mêlée de crainte. Elle a transformé le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l’homme de science en salariés à ses gages. […] Toute hiérarchie sociale et tout ordre établi se volatilisent, tout ce qui est sacré est profané et les hommes, sont enfin contraints de considérer d’un œil froid leur position dans la vie, leurs relations mutuelles. » Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, trad. par Emile Bottigelli, Paris, GF Flammarion, 1998, p. 76-77.

8 Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », p. 123.

9 Le Capital, livre premier, p. 696.

10 Cité dans Le Capital, livre premier, p. 696. Marx souligne la justesse de cette question, mais déplore la pauvreté de la réponse offerte par Johann Heinrich von Thünen.

11 « Marx montre bien plutôt que l’objectivation est effectivement l’aliénation – puisque ce que le travail objective, ce sont les rapports sociaux. Toutefois, cette identité est historiquement déterminée : elle est fonction de la spécificité du travail sous le capitalisme. Il existe donc une possibilité de la dépasser. » Postone, Temps, travail et domination sociale : une réinterprétation de la théorie critique de Marx, p. 238.

12 Nous ne nous attarderons pas ici à démonter la fameuse thèse althussérienne de la « coupure épistémologique ». Pour une réponse intéressante, voir : Gérard Granel, « L’ontologie marxiste de 1844 et la question de la “coupure” », in L’endurance de la pensée, Pour saluer Jean Beaufret, sous la dir. de Collectif, Paris, Plon, 1968, p. 266-317. Soulignons seulement au passage que la question du rapport entre les Manuscrits de 1844 et l’Idéologie allemande, supposé lieu de la rupture, n’a de fait pas véritablement été abordée par l’école althussérienne (sous la plume de Jacques Rancière), dans la mesure où les « textes de jeunesse » n’ont été mis en comparaison qu’avec des ouvrages plus tardifs, ce qui affaiblit d’emblée la thèse de la « coupure épistémologique » située à partir de l’Idéologie allemande.

13 Nous ne voulons pas ici nier l’existence des classes sociales et leur condition bien différente au sein du capitalisme. Seulement, avant de développer avec plus de précision notre position, nous voudrions seulement insister davantage sur le fait que les mécanismes économiques du capitalisme sont pour l’essentiel sans visage et impersonnels et qu’ils s’imposent tout autant aux capitalistes, même si ces derniers possèdent une position avantageuse au sein de la société. Remarquons que cette position n’est aucunement garantie par leur propre personne et exige leur dévotion complète à la logique de l’accumulation. Comme l’affirme Marx, les capitalistes sont « les fonctionnaires » du Capital.

14 Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, Presses universitaires de France, 1962, p. 133.

Tag(s) : #Fétichisme et Spectacle
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