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Peut-on s’émanciper du fétichisme ? 

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Anselm Jappe

 

Le concept marxien de « fétichisme de la marchandise » n’indique pas seulement une mystification de la conscience, un « voile », comme on le croit souvent (et encore moins s’agit-il d’un goût immodéré pour les marchandises). Il constitue un phénomène réel : dans la société capitaliste, toute l’activité sociale se présente sous forme de valeur et marchandise, de travail abstrait et d’argent. Le terme « fétichisme », que Marx a emprunté avec ironie à l’ethnologie et à la critique de la religion, est très approprié. Comme les prétendus « sauvages », même les membres de la société marchande projettent leurs pouvoirs sociaux sur des objets inanimés dont ils croient ensuite dépendre. Personne ne l’a jamais décidé : ce fétichisme s’est constitué « dans le dos » des participants, de manière inconsciente et collective, et il a toutes les apparences d’une évidence naturelle et transhistorique. Le fétichisme de la marchandise existe là où il existe une double nature de la marchandise et où la valeur marchande, qui est créée par le côté abstrait du travail et représentée par l’argent, forme le lien social et décide donc du destin des produits et des hommes, tandis que la production de valeurs d’usage n’est qu’une espèce de conséquence secondaire, presque un mal nécessaire. (J’ai dit « côté abstrait du travail », parce que c’est plus clair que « travail abstrait » : en effet chaque travail, dans un régime capitaliste, possède un côté abstrait et un côté concret, ce ne sont pas deux genres distincts de travail.)

Marx appelle la valeur le « sujet automate » : c’est la valorisation de la valeur, en tant que travail mort, à travers l’absorption de travail vivant, et son accumulation en capital, qui gouvernent la société capitaliste, en réduisant les acteurs sociaux à de simples rouages de ce mécanisme. Selon Marx, les capitalistes eux-mêmes ne sont que les « sous-officiers du capital ». La propriété privée des moyens de production et l’exploitation des salariés, la domination d’un groupe social sur un autre et la lutte des classes, tout en étant bien réelles, ne sont que les formes concrètes, les phénomènes visibles en surface, de ce processus plus profond qu’est la réduction de la vie sociale à la création de valeur marchande. Marx a saisi cette situation, qui est historiquement unique et en rupture totale avec des formes précédentes de société à de nombreux égards, avec le terme de « fétichisme de la marchandise » - qui présente d’ailleurs l’avantage d’indiquer en même temps que le capitalisme fait quand même partie de l’histoire des constitutions inconscientes de l’humanité et qu’il est tout aussi « irrationnel » que les systèmes religieux précédents.

Mais cela veut aussi dire que la plupart des antagonismes sociaux dans la société marchande ne concernent plus l’existence même de ces catégories. Déjà au XIXe siècle, le mouvement ouvrier s’était cantonné, après des résistances initiales, à demander une autre répartition de la valeur et de l’argent entre ceux qui contribuent à la création de valeur à travers le travail abstrait. Presque tous les mouvements contestant le capitalisme – disons, la « gauche » - ne considéraient plus la valeur et l’argent, la marchandise et le travail abstrait comme des données négatives et destructrices, typiques du seul capitalisme, qui doivent donc être abolies dans une société post-capitaliste. Ils voulaient simplement les redistribuer selon les critères d’une meilleure justice sociale. Dans les pays du socialisme réel, on prétendait en outre pouvoir « planifier » d’une manière consciente ces catégories, bien qu’elles fussent par essence fétichistes et inconscientes. Une fois que la « lutte des classes » fut devenue dans la pratique, rhétorique mise à part, un combat pour l’intégration des ouvriers dans la société marchande, et ensuite pour l’intégration ou la « reconnaissance » d’autres groupes sociaux, on ne combattait que pour ajuster des détails. D’ailleurs, ce genre de luttes a souvent aidé, sans que ses acteurs s’en rendent compte, le capital à atteindre son prochain stade, contre la volonté de la partie la plus bornée des propriétaires du capital. Ainsi, la consommation de masse dans l’époque fordiste et l’État social, loin d’être seulement des « conquêtes » des syndicats, ont permis au capitalisme une expansion externe et interne qui l’aidait à compenser la chute continuelle de la masse de profit.

En effet, la contradiction majeure du capitalisme n’est pas le conflit entre le capital et le travail salarié – du point du vue du fonctionnement du capital, le conflit entre capitalistes et salariés est un conflit entre les porteurs vivants du capital fixe et les porteurs vivants du capital variable, donc un conflit immanent à ce même système. La contradiction majeure réside plutôt dans le fait que l’accumulation de capital sape inévitablement ses propres bases : il n’y a que le travail vivant qui crée la valeur. Les machines n’ajoutent pas de la valeur nouvelle. La concurrence pousse cependant chaque propriétaire de capital à utiliser le plus de technologie possible pour produire (et donc pour vendre) à meilleur marché. En augmentant son propre profit dans l’immédiat, chaque capitaliste contribue, sans le vouloir, sans le savoir et sans pouvoir l’empêcher, à diminuer la masse globale de valeur, et donc de survaleur, et donc de profit. Pendant longtemps, l’expansion interne et externe du capital a pu compenser la diminution de la valeur de chaque marchandise particulière. Mais avec la révolution micro-électronique, donc à partir des années 1970, la diminution de la valeur a continué à un tel rythme que rien n’a pu l’enrayer. L’accumulation de capital survit depuis lors essentiellement sous forme de simulation : crédit et spéculation, c’est-à-dire argent fictif (donc argent qui n’est pas le résultat d’une valorisation réussie à travers l’utilisation de la force de travail). Aujourd’hui, il est à la mode d’attribuer la faute de toute la crise et de ses conséquences à la spéculation financière : mais sans elle, la crise serait arrivée beaucoup plus tôt.

Une grande partie de la pensée qui se prétend aujourd’hui anti-capitaliste, émancipatrice, etc., refuse obstinément de prendre acte de cette nouvelle situation. Les « luttes des classes » au sens traditionnel, et celles qui les ont remplacées au cours du XXe siècle (les luttes des « subalternes » de tout genre, des femmes, des populations colonisées, des travailleurs précaires, etc.) sont plutôt des conflits « immanents », qui ne portent pas au-delà de la logique de la valeur. Au moment où le développement du capitalisme semble avoir atteint ses limites historiques, ces luttes risquent souvent de se borner à la défense du statu quo et à la recherche de meilleures conditions de survie pour soi-même au milieu de la crise. Cela est parfaitement légitime, mais défendre son salaire ou sa retraite ne conduit pas du tout, en soi, au-delà d’une logique où tout est soumis au principe de « rentabilité », où l’argent constitue la médiation sociale universelle et où la production même des choses les plus importantes peut être abandonnée si elle ne se traduit pas en assez de « valeur » (et donc de profit). Moins que jamais il est sensé de demander des « mesures pour l’emploi » ou de défendre les « travailleurs » pour la raison qu’ils « créent de la valeur ». Il faut plutôt défendre le droit de chacun à vivre et à participer aux bénéfices de la société, même s’il ou elle n’a pas réussi à vendre sa force de travail.

Ce dont il faudrait s’émanciper, ce sont l’argent et la marchandise, le travail et la valeur, le capital et l’État en tant que tels. On ne peut plus jouer un de ces facteurs contre l’autre, en le considérant comme le pôle positif : ni l’État contre le capital, ni le travail abstrait à son stade mort (capital) contre le même travail abstrait à son stade vivant (force de travail, donc salaire). Il semble pourtant difficile d’attribuer la tâche de dépasser le système fétichiste à des groupes qui ont été constitués par le développement de la marchandise même et qui se définissent par leur rôle dans la production de valeur.

Dans les années 1960 et 1970, les mouvements de protestation étaient souvent dirigés contre la réussite du capitalisme, contre l’ « abondance marchande », et s’exprimaient au nom d’une autre conception de la vie. Les luttes sociales et économiques d’aujourd’hui se caractérisent, au contraire, souvent par le désir que le capitalisme respecte au moins ses propres promesses. Plutôt que d’un anti-capitalisme, il s’agit alors d’un alter-capitalisme. On comprend ainsi les limites des discours sur la « démocratie directe » et l’ « autogestion » ouvrière (ou autre). La démocratie n’est pas du tout incompatible avec le capitalisme. Au-delà d’un usage emphatique du mot, ses formes historiquement réelles n’ont pas été arrachées par des luttes populaires à un capitalisme récalcitrant. Une fois que les formes fétichistes ont été suffisamment intériorisées par la grande majorité de la population, la démocratie constitue la forme de domination la moins coûteuse : les sujets démocratiques appliquent alors spontanément et contre eux-mêmes les « nécessités économiques », les « lois de la réalité », les « impératifs technologiques », les « attentes des marchés » etc. De même, une usine gérée très démocratiquement par les ouvriers y travaillant reste, dans le cadre d’une société qui continue à fonctionner selon le marché, condamnée à engendrer des profits à travers du travail abstrait, etc. Ses membres pourraient même, toujours très démocratiquement, décider de licencier une partie d’entre eux pour baisser les coûts et survivre sur le marché… D’ailleurs, il ne serait pas impossible, au moins théoriquement, que toutes les entreprises soient gérées sous forme d’ « actionnariat populaire ». C’est le capital qui règne, non les capitalistes, et le capital peut aussi avoir pour administrateurs ses propres salariés qui suivent ses lois pseudo-objectives.

   Dans la problématique écologique semble se poser un peu plus la question du sens de l’ensemble. Cependant, le manque d’une vision globale fait glisser les écologistes rapidement vers des propos de gestion alternative du capitalisme. Vouloir se débarrasser de la colonisation de nos cerveaux à travers le rejet de la publicité et de la tyrannie technologique est également assez important, mais on risque de rester sur la défensive, et de se limiter à une sphère particulière. Il est vrai que des approches comme la « décroissance » se rendent compte qu’il nous faut changer de civilisation, pas seulement de modèle économique. Le « capitalisme », ce n’est pas seulement les « capitalistes », les banquiers et les riches, tandis que « nous », le peuple, serions « bons ». Le capitalisme est un système nous qui inclut tous, personne ne peut prétendre être dehors. Le slogan « nous sommes les 99% » est assurément le plus démagogique et le plus bête qu’on ait entendu depuis longtemps, et il est potentiellement très dangereux.

Mais c’est aussi un système qui travaille à son propre effondrement, qui ne peut pas satisfaire les besoins humains, qui nous prépare des catastrophes toujours plus graves et des conditions de vie insupportables. Il condamne l’humanité à renoncer à faire un usage raisonnable de ses ressources, et à les gaspiller pour sauvegarder la valorisation de la valeur. Ce qui le condamne n’est pas le simple fait d’être mauvais, parce que les sociétés précédentes l’étaient également ; c’est sa dynamique propre qui l’a poussé dans le mur.

En vérité, on a souvent l’impression qu’à peu près tout le monde en désire la poursuite, pas seulement les « gagnants ». Être exploité devient presque un privilège (que les restes du vieux prolétariat d’usine en Europe défend effectivement bec et ongles) quand le capitalisme transforme toujours plus de personnes en « hommes superflus », en « déchets ». Mais les chocs conjoints de la crise économique, de la crise écologique et de la crise énergétique obligeront bientôt à prendre des décisions drastiques. Personne ne garantira cependant que ce seront les bonnes décisions. La crise n’est plus synonyme d’émancipation, loin de là. Connaître les enjeux devient alors central, et disposer d’une vision globale devient vital. Voilà pourquoi une théorie sociale axée sur la critique des catégories de base de la société marchande n’est pas un luxe théorique, qui reste loin des préoccupations réelles et pratiques des êtres humains qui luttent, mais une condition nécessaire de tout projet d’émancipation.

 Octobre 2012

Lausanne

 

Anselm Jappe est philosophe, ses réflexions portent sur la « Critique de la valeur » (wertkritik) dont Robert Kurz (1943-2012) a été en Allemagne le principal inspirateur. Il dirige en 2012/2013 un séminaire à l'Ehess à Paris sur la critique de la valeur et la constitution-fétichiste narcissique du sujet contemporain. Il a publié dernièrement « Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques » (Lignes, 2011), « Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur » (Denoël, 2003), et « Guy Debord. Essai » (Denöel, réédition 2001).

 

logo-pdf.pngVoir le Fichier : Peut_on_semanciper_du_fetichisme_Anselm_Jappe.pdf

 

D'autres articles d'Anselm Jappe sur la « Critique de la valeur » (wertkritik) sur ce site :

- Trajectoires du capitalisme : du sujet automate à l'automation de la production

- Changer de cheval

- De quelques faux amis 

- Entretien radio avec Anselm Jappe : Crédit à mort, la décomposition du capitalisme et ses critiques

 - L'argent est-il devenu obsolète ?  

- Crédit à mort

- Résumé partiel du livre " Crédit à mort " d'Anselm Jappe

- Quelques bonnes raisons de se libérer du travail

- Le travail du négatif

- Avec Marx contre le travail

 - Not in my name (au sujet des élections)

 - L'argent nous pense-t-il ? 

 

Pour une bibliographie francophone complète sur la Critique de la valeur :

 Voir ici

On peut aussi se reporter à un Dictionnaire sur la Critique de la valeur

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